La crise économique, politique et sociale au Liban perdure, et semble même s’aggraver. Face à cette détérioration alarmante, aucun des responsables politiques n’offre de réponse, chacun cherchant même plutôt, par son inertie, à conforter sa situation. Alex Issa, enseignant en relations internationales, analyse la situation dramatique du peuple et la faillite de l’État libanais, mais aussi les risques encourus.
L’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 n’a été que révélatrice d’un système politique qui, sans vraies réformes, ne peut plus fonctionner. En effet, le Liban souffre depuis des décennies d’une crise multidimensionnelle dont les conséquences se sont aggravées depuis le 17 octobre 2019 lorsque le peuple, pour la première fois de toutes confessions et appartenances politiques, est descendu dans les rues réclamer un changement. Un an et demi après, le quotidien libanais est caractérisé par un vide politique, un ébranlement socio-économique résultant d’un système corrompu et dépassé, et une crise sanitaire qui, bien qu’elle affecte le monde entier, vient s’ajouter aux problèmes que connaît un pays dont l’incapacité de l’appareil étatique à mener des politiques publiques efficaces met en péril le principe du contrat social.
Le 14 avril 2021, alors que le dollar américain vaut officiellement 1 508 livres libanaises (LL), sa valeur au marché noir, qui conditionne les prix de la consommation, dépasse 12 000 LL. Pour une population qui reçoit un salaire en LL, le pouvoir d’achat est réduit de 80%. Or, l’économie libanaise repose sur les importations, le pays ne produit que peu de ce qu’a besoin la population et, bien que certains produits soient locaux, leurs prix sont conditionnés par la hausse générale des prix de la marchandise. Les supermarchés sont devenus une manifestation de la loi du plus fort pour s’emparer des produits les moins chers, et de moins en moins disponibles et importés. Des disputes qui se transforment parfois en bagarres opposent les clients sur des produits censés être basiques, tels que le lait, le pain, l’huile et le blé.
Un autre secteur affecté par la crise est le secteur sanitaire. Il s’agit non seulement de la pandémie internationale qui a surchargé les hôpitaux et aggravé la crise économique avec les épisodes de confinement, mais également de l’incapacité à importer des médicaments dont la rupture de stocks peut aboutir à l’inflation de leurs prix, d’une part, et au risque d’aggravation de la situation des personnes atteintes de maladies chroniques, d’autre part.
L’une des raisons qui expliquent cette situation est la faillite d’un système bancaire qui a longtemps été considéré comme l’aspect le plus important et rentable de l’économie libanaise. Une pénurie de dollars américains affecte toutes les banques commerciales, et les gens ne peuvent ni retirer leur argent de leur compte bancaire ni transférer de l’argent à leurs proches à l’étranger. La question se pose par ailleurs de savoir si les gens récupéreront leur argent, des rumeurs circulant sur le détournement de cet argent par la classe politique qui a dû le transférer vers l’étranger. Or, ce sont surtout les jeunes étudiants à l’étranger qui souffrent puisqu’ils ne peuvent plus recevoir d’argent de leurs parents pour payer leurs frais de séjour. Bien que certaines alternatives aient été trouvées, tel que le transfert de l’argent par des sociétés comme Western Union ou via des tiers qui font des allers-retours depuis Beyrouth, de nombreux étudiants, notamment ceux résidant dans des pays ne possédant pas une diaspora importante, se retrouvent dans des situations où ils risquent même de perdre leur logement.
La Banque mondiale a déjà annoncé en janvier dernier que 45% de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté et la situation risque d’empirer. Face à cette détérioration, de nombreuses manifestations ont lieu partout dans le pays, mais les émeutes semblent être contre-productives : les pneus brûlés et les autoroutes coupées n’affectent que les populations qui y circulent et ne suscitent aucune réaction de la part de la classe politique qui, pour le moment, ne fait aucun effort pour se prononcer sur la situation. Bien au contraire, cette classe trouve dans ces émeutes une opportunité pour diviser un peuple souffrant afin de pouvoir garder la mainmise sur le pays, et ceci compte tenu de la structure confessionnelle, clientéliste et néo-patriarcale de la société libanaise.
Effectivement, depuis la démission du gouvernement le 10 août 2020 à la suite de l’explosion du port de Beyrouth, les dirigeants politiques peinent à former un nouveau gouvernement au vu des désaccords entre les partis politiques sur certains ministères comme celui des Finances. La pression de l’Occident, et notamment de la France, pour former un gouvernement capable d’assurer ses fonctions et ses obligations envers sa population n’a eu pour le moment aucun impact sur l’inertie de la classe politique libanaise qui n’a l’air guère gênée par la crise que traverse sa population.
Sans une volonté politique, nationale et internationale, la sortie de la crise semble être de plus en plus compliquée et la situation risque de se détériorer davantage. Dans ce cas, rien n’empêcherait l’éclatement d’un conflit entre classes sociales qui pourrait se transformer en un nouveau conflit entre communautés religieuses au vu de la composition confessionnelle et de la fragilité de l’État.
Effectivement, le Liban fait partie des pays qui souffrent d’une double désintégration. Ces déficiences de l’État aboutissent à une désintégration par le haut. Défini par Max Weber comme détenant le monopole de la violence physique légitime, l’État a pour mission première d’assurer la sécurité des populations sur son territoire. Pour pouvoir le faire, l’État doit disposer de moyens adaptés, tels que les institutions militaires et policières. Il doit aussi pouvoir assurer des missions sociales et économiques au profit de la sécurité des populations. L’État est censé redistribuer les richesses et intervenir afin d’assurer les équipements collectifs et les services publics. Or, l’État libanais ne possède pas le monopole de la violence physique légitime puisque les différents partis politiques, qui le composent par ailleurs, possèdent leurs propres milices armées. Il s’agit également d’un État dont les institutions n’arrivent pas à assurer leurs fonctions : que ce soit la santé, les affaires sociales ou l’économie, pour ne citer que quelques exemples, le gouvernement libanais peine à offrir à sa population des politiques publiques efficaces qui puissent assurer les différents besoins essentiels du peuple libanais.
Les dysfonctionnements et les carences de l’État ne sont cependant pas les seules sources de conflit. Une désintégration sociale et politique, par le bas, peut également aboutir à des situations belligènes. Pour qu’un État puisse perdurer, les individus qui le composent doivent se sentir attachés aux autres membres de ladite société. L’absence de cohésion sociale et le sentiment d’exclusion d’une partie de la population peuvent engendrer des conflits sous diverses formes, allant de la criminalité organisée à la dissidence armée. Cette exclusion présente une dimension politique : la légitimité du pouvoir est remise en question. Sans l’approbation de la population, le pouvoir politique est délité et le corps politique est défait.
C’est ce processus de délitement du corps politique qui est au cœur d’un grand nombre de conflits intra-étatiques et le Liban n’en échappe pas. Le pays a non seulement connu une série de guerres qui ont duré quinze ans (1975-1990), mais souffre toujours d’un manque d’appartenance à une nation puisqu’une grande partie de la population trouve dans sa communauté la principale garantie de sécurité. Or, ces communautés sont à leur tour influencées par une puissance étrangère. L’Iran, chiite, l’Arabie Saoudite, sunnite, et la France, qui promeut les droits des Chrétiens d’Orient, en sont les meilleurs exemples.
Ces puissances ont leur rôle à jouer au Liban. Si ce rôle a souvent divisé la population libanaise, de bonnes intentions et un pragmatisme politique peuvent changer la donne. À la suite de l’explosion du port de Beyrouth, la France a témoigné d’un vrai engagement, sur le terrain, afin d’accompagner le pays dans sa sortie de crise. Néanmoins, les mesures prises pour le moment n’ont pas connu de succès. À titre d’exemple, le discours du président français le 27 septembre 2020, dénonçant la classe politique libanaise qui n’arrivait pas (et n’arrive toujours pas) à s’entendre pour former un gouvernement, n’a fait que favoriser la division du pays en critiquant une communauté religieuse, la communauté chiite, plus que les autres. Certains considèrent qu’il faut geler les avoirs des hommes politiques libanais à l’étranger. Une telle initiative semble être peu productive puisque les dirigeants politiques libanais auraient anticipé une telle mesure et ont dû placer leur argent, soit dans les banques sous le nom d’un autre membre de la famille, soit en investissant dans des entreprises fictives ou dans un bien immobilier en passant par un tiers. La solution doit donc être structurelle et passer par une reconstruction ou restructuration de l’appareil étatique libanais dans ses différentes composantes afin de mettre en place un système capable d’assurer ses fonctions.
Sur ce point, la France a toujours son rôle à jouer. Ancienne puissance mandataire, la France est le pays qui suscite le moins de polémique quant à son intervention au Liban. Sa place dans ce renforcement des capacités institutionnelles est donc essentielle. Mais la France doit aussi être consciente qu’une sortie de la crise doit également passer par Téhéran et Riyad. Les négociations multilatérales sont donc un élément clé pour aider le Liban à se redresser politiquement, économiquement et socialement. Bien que la classe politique libanaise soit à blâmer pour avoir plongé le pays dans cette crise, elle ne détient pas seule la solution : sans une entente régionale et internationale pour mettre les rivalités de côté, et sans passer par tous les acteurs politiques locaux, le Liban risquerait de rester noyé dans une crise sans issue.