L’habitat intergénérationnel solidaire

Parmi les fragilités silencieuses qui minent aujourd’hui nos sociétés, la solitude n’est pas la moindre. Les études montrent bien que les deux pics d’isolement se situent dans la sortie de la jeunesse (25 ans) et l’entrée dans la vieillesse (65 ans). Peut-on imaginer des façons d’habiter, plus solidaires, qui participent à atténuer ce phénomène ? Oui, répond Jean Bouisson, pour l’Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales de la Fondation et Solutions solidaires. Ce professeur émérite à l’université de Bordeaux, spécialiste des sujets liés au vieillissement, s’appuie sur des expérimentations associatives concluantes.

« Faire cohabiter des jeunes en formation et des seniors ? C’est sûrement une bonne idée. Mais vous croyez que ça peut marcher ? » L’association Vivre Avec – Solidarités intergénérationnelles doit régulièrement faire face à cette question. Suivent, généralement, les mêmes préjugés solidement ancrés, présentés comme autant de justifications imparables : « Les jeunes, vous le savez bien, ne pensent qu’à s’amuser entre eux et à faire la fête. Ils ne se soucient pas des personnes âgées. » « Les vieux se méfient des jeunes, qui sont trop bruyants et pas sérieux. » Bref, le gouffre intergénérationnel entre les jeunes adultes et les seniors serait tel que l’idée de les réunir sous un même toit relèverait de l’utopie.

L’évidence qui s’impose a priori à une très large majorité est un redoutable obstacle que l’association Vivre Avec a peu à peu appris à surmonter. Après une dizaine d’années d’expérience, de réflexions sur ses réussites et ses erreurs, de mise au point d’une méthodologie dans l’accompagnement des jeunes et des seniors, l’association ne craint plus, désormais, d’affirmer que l’habitat intergénérationnel solidaire est tout à fait possible, à condition d’être bien accompagné. Non seulement il est possible, mais il constitue une expérience de solidarité intergénérationnelle bénéfique.

Le principe de l’association Vivre Avec est simple. Un senior (les âges vont de 65 à plus de 100 ans) accepte d’accueillir sous son toit un jeune (un étudiant, un apprenti, de 18 à 30 ans). Il lui offre une chambre confortable. Le jeune ne paie, mensuellement, qu’une participation aux charges (100 euros en moyenne). Les deux cohabitants s’engagent à être présents l’un pour l’autre et signent une convention d’hébergement qui règle les détails de la vie quotidienne (les sorties, les absences le week-end, le linge, les repas…) et précise les petites aides qu’ils peuvent se rendre (sortir la poubelle, courses ponctuelles…). Un accompagnement régulier du binôme jeune-senior est assuré par l’association après une phase d’essai d’un mois. Le travail sur la présence et le contrat établi par la convention d’hébergement sont au cœur de la méthode Vivre Avec. Précisons, enfin, que le jeune n’est pas chargé d’assurer des soins au senior, tandis que celui-ci n’a pas pour mission d’être le tuteur du jeune. Par ailleurs, si un problème de santé oblige le senior à être hospitalisé, il est convenu que le jeune conservera sa chambre durant toute son année d’études.

Selon l’enquête TNS Sofres « Les Français et l’intergénérationnel » commandée par l’Ircantec et présentée en décembre 2013, les Français se montreraient peu enthousiastes à l’idée de partager un logement avec une personne d’une autre génération ne faisant pas partie de leur famille (66% pour l’ensemble des Français, 73% pour les personnes âgées de 65 ans et plus). Étant donné les préjugés que nous venons d’évoquer, on peut s’étonner que ces pourcentages ne soient pas beaucoup plus élevés. En effet, excepté le logement, qu’est-ce qu’un jeune et un senior pourraient avoir à partager ? Au risque de surprendre, beaucoup plus qu’on ne l’imagine, ce qui nous conduit au cœur de quelques défis que Vivre Avec tente de relever, et qui représentent autant d’enjeux importants.

Le premier défi est la lutte contre la solitude. Comme le rappelle l’enquête « Les solitudes en France », la situation devient particulièrement dramatique au-delà de 75 ans : « 33% des 75 ans et plus n’ont soit plus d’amis, soit n’ont que quelques contacts annuels avec eux. » L’isolement toucherait aussi les jeunes : « l’Insee évalue pour 2001 à 10,8% la part de la population française âgée de 15 ans et plus en situation d’isolement relationnel ». En fait, diverses études internationales montrent que, si l’on étudie l’évolution, sur la vie entière, du sentiment de solitude en l’ajustant sur un ensemble de covariables (sexe, chômage, santé mentale et physique, incapacités, sentiment de solitude important ou faible…), on observe deux principaux pics de solitude : le premier aux alentours de 25-35 ans, et l’autre, le plus important, au-delà de 75 ans. Or c’est exactement l’âge des binômes que nous constituons !

Les jeunes que nous rencontrons dans l’association viennent souvent de zones géographiques lointaines (Afrique, Amérique du Sud, La Réunion…). Beaucoup entament leur première année d’études et se retrouvent dans une ville qui leur est inconnue. Nos propres enquêtes montrent qu’il leur faut souvent des mois pour se constituer un réseau de connaissances et que la solitude leur pèse beaucoup, avec toutes les conséquences physiques (la malnutrition, par exemple) et psychologiques (comme la dépression) qui s’ensuivent pour leur santé. Plus de la moitié de nos seniors, qui sont d’un âge supérieur à 75 ans, connaissent des problèmes identiques. Mais dès que les binômes jeune-senior parviennent à se constituer, le simple fait de percevoir la présence de l’autre diminue radicalement le sentiment d’isolement. C’est un point fréquemment mis en avant par les deux cohabitants dans les enquêtes de satisfaction. Il n’est donc pas étonnant que Vivre Avec ait été reconnue comme acteur de l’association Monalisa (Mobilisation nationale contre l’isolement des personnes âgées).

Le deuxième défi est la reliance intergénérationnelle. Ce qui rapproche les jeunes et les seniors va souvent bien au-delà du partage d’un habitat et de la volonté de rompre la solitude. Il est vrai que certains en restent à une simple cohabitation réduite à des échanges verbaux superficiels et au partage de quelques tâches matérielles de la vie quotidienne. Mais c’est loin d’être le cas le plus fréquent. Grâce à l’effet de la coprésence et à l’accompagnement de l’association, les cohabitants se découvrent rapidement des vécus et des situations comparables. On a d’un côté un jeune loin de ses ancrages familiers (sa famille, ses anciens copains de lycée…), de l’autre un senior dont le cercle des personnes qui comptaient pour lui ne cesse de se réduire à mesure qu’il vieillit. L’un se détache pour se poser ailleurs, s’affirmer, être reconnu, exister. L’autre commence (surtout s’il est très âgé) à s’inquiéter de ne plus exister pour personne, de n’être plus reconnu, de n’avoir plus son mot à dire et peut-être, même, de devoir se préparer à abandonner son chez-soi pour aller en Ehpad. On peut alors comprendre que les ressentis de l’un fassent écho chez l’autre et se moquent du prétendu fossé des générations. Un pont s’établit entre les cohabitants, pour une véritable reliance intergénérationnelle où s’expriment des deux côtés des solidarités toutes simples mais très efficaces. Le jeune va par exemple apprendre au senior à communiquer en vidéo avec les siens par Messenger. Le senior va apprendre au jeune à repasser, à rédiger un courrier ou à entreprendre des démarches auprès d’une administration. Les jeunes avouent souvent être surpris d’« apprendre des tas de choses » avec leur cohabitant, tandis que les personnes âgées nous disent fréquemment « ne pas en revenir de voir tout ce que le jeune leur fait faire ou refaire et de se retrouver à nouveau utiles ». Une présence, trois fois rien qui s’échange entre deux générations : il suffit vraiment de peu pour se sentir exister et reconnu ! À l’heure où il est de plus en plus question de société inclusive, où l’on parle de lutter contre « la ghettoïsation des vieux », n’est-il pas important de reparcourir ces chemins tout simples pour établir une reliance vitale entre les générations, afin de contribuer à bâtir une société où toute la vie a du sens et où tout le monde, quel que soit son âge, a sa place ?

Le troisième défi est l’aide aux aidants et l’accompagnement du vieillissement. Dans son suivi des binômes, Vivre Avec est régulièrement amenée à rencontrer la famille des seniors. Certaines habitent loin et s’inquiètent de ne pouvoir prendre plus souvent des nouvelles de leur(s) proche(s) âgé(s). D’autres, accaparées par leur profession et leurs enfants, ne parviennent pas à s’organiser pour des visites régulières aux parents. Plus le senior devient âgé, plus il est perçu par sa famille comme vulnérable et isolé, plus nous ressentons, au niveau de l’association, une inquiétude diffuse, qui touche aussi bien les enfants que les parents âgés et qui se focalise autour des mêmes questionnements : « Comment allons-nous nous organiser s’il est très malade ? », « Qui va pouvoir s’occuper de notre parent âgé ? », « Où va-t-on le placer s’il ne peut plus rester seul ? ». Le senior, quant à lui, se demande : « Qu’est-ce que mes enfants vont faire de moi si je ne peux plus me suffire à moi-même ? », « Comment leur faire comprendre que je veux rester chez moi ? ». Très souvent, parents et enfants évitent d’aborder ces questions entre eux, alors qu’ils livrent spontanément leurs inquiétudes à l’association et au jeune.

Depuis quelques années, nous avons remarqué que la simple présence du jeune au domicile du senior avait un effet rassurant et apaisant pour les familles. Nous avons cherché à aller plus loin en signant une convention avec l’équipe de soutien aux aidants à domicile (ESAD) de la Maison de santé protestante de Bordeaux-Bagatelle (MSPB). Vivre Avec n’a pas de compétences dans l’aide aux aidants et l’accompagnement du vieillissement. Mais elle peut contribuer à élaborer un dispositif simple pour identifier, rapidement et très en amont, les aidants les plus fragiles et repérer la nécessité d’une prise en charge spécialisée des seniors. Le jeune cohabitant et Vivre Avec sont ainsi devenus des sentinelles de l’ESAD. Une courte liste de points à surveiller a été établie avec celle-ci (concernant les habitudes de vie, les intérêts et les loisirs, la santé, l’alimentation, le soin de soi et le sommeil). Le jeune et l’association n’ont rien d’autre à faire qu’en parler à l’ESAD s’ils notent un changement. L’équipe de l’ESAD peut intervenir au domicile ou transmettre à l’association des informations utiles pour la famille et/ou le senior. L’expérimentation est en cours. Elle montre déjà que ce rôle de sentinelle est très bien accepté par le jeune cohabitant (qui se sent utile auprès de la famille et du senior sans avoir à s’impliquer particulièrement). Les familles sont beaucoup moins inquiètes et plus disposées à travailler sur leurs difficultés et à se préparer à différents scénarios avec leur parent âgé.

L’association Vivre Avec ne prétend pas résoudre la crise du logement étudiant par la solution de l’habitat intergénérationnel solidaire. Elle a bien conscience également du travail de fond qui reste à accomplir pour modifier les préjugés liés à ce type de cohabitation. Elle ne peut que témoigner des effets très positifs de cette forme de solidarité entre les jeunes et les seniors, et continuer à en explorer les diverses facettes.

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