L’extrême droite au sein des Parlements européens : en Espagne, la question du cordon sanitaire autour de Vox

Comment les forces démocratiques en Espagne réagissent-ils à la présence de Vox au Congrès des députés et au parlement de plusieurs communautés autonomes ? Aurora Mínguez, journaliste espagnole, ancienne correspondante de RNE à Paris et Berlin, livre son analyse de la situation outre-Pyrénées, dans le cadre d’un travail comparatif avec l’Allemagne, l’Autriche, la France et la Suède que la Fondation mène avec la Fondation Friedrich-Ebert sur les conséquences de la présence d’élus d’extrême droite au sein de parlements nationaux et régionaux1Traduction de Pascal Roy, Voxeurop..

Il y a encore une dizaine d’années, l’extrême droite en Espagne semblait ne pas avoir droit de cité, contrairement à d’autres pays européens. Les nostalgiques du franquisme et les sympathisants des partis Fuerza Nueva (1976-1982) et Frente Nacional (1986-1993) s’étaient rangés, en effet, derrière le parti conservateur Alianza Popular, devenu depuis le Partido Popular (PP). 

Or, l’évolution de ce dernier vers le centre et l’essor du nationalisme catalan en 2017 ont donné des ailes au parti politique Vox. Enregistré officiellement le 7 décembre 2013, ce parti est devenu, en neuf ans à peine, la troisième force politique du Congrès des députés (Assemblée nationale), avec 52 élus et 15,21% des voix. Depuis le printemps dernier, le parti gouverne en coalition avec le Parti populaire dans la région de Castille-León et siège également dans les parlements de plusieurs communautés autonomes, dont celle de Madrid. Enfin, 42% des citoyens estiment qu’il s’agit d’un parti comme les autres et qu’un cordon sanitaire n’est pas nécessaire. Voilà peut-être le point le plus préoccupant.

Brève histoire de Vox

La genèse de ce jeune parti coïncide avec le parcours de son créateur, Santiago Abascal, né à Bilbao en 1976. Homme politique basque, militant au Partido Popular, Santiago Abascal et sa famille ont vécu pendant des années sous la menace terroriste d’ETA, l’organisation indépendantiste terroriste basque. Santiago Abascal fait son entrée dans la politique régionale basque sous la bannière du Partido Popular. Sous le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero, il occupe des fonctions importantes dans la communauté autonome (région) de Madrid grâce à son amitié avec Esperanza Aguirre, une femme politique aussi célèbre qu’influente. En 2013, Santiago Abascal décide de quitter le PP, le jugeant désormais trop « centriste » et de plus en plus éloigné de ses racines conservatrices. 

Le parti Vox est fondé le 8 mars 2014, quelques mois après son inscription dans les registres officiels des partis politiques. Ses sources de financement proviennent des partisans du Conseil national de la résistance iranienne, une faction d’opposition au régime de Téhéran – le parti ne s’en cache pas. Il a bénéficié ensuite d’autres sources de financement, notamment via la fondation Francisco Franco et le lobby conservateur Hazte Oír (« Fais-toi entendre »)2« ¿Qué es HazteOir? », Citizengo. financé par de nombreux dons privés et anonymes ainsi que par de grandes fortunes d’Espagne partageant son idéologie et sa vision de la famille et de la liberté.   

Vox se présente comme un parti libéral-conservateur, nationaliste espagnol, régénérateur (dans un contexte où la corruption politique va bon train), opposé au système des communautés autonomes de l’État espagnol et à l’article VIII de la Constitution qui les protège. Selon l’analyste politique José Antonio Zarzalejos, Vox représente l’extrême droite espagnole, « un néophalangisme inspiré du néofascisme, teinté d’une morale ultra-catholique. Il rassemble des catégories sociales diverses, constituées de personnes en colère, comme les défenseurs de la tauromachie ou les chasseurs. Autrement dit, le reliquat du franquisme en Espagne3 L’auteure a interviewé des experts et des responsables politiques pour cette étude. Les citations mentionnées ci-après sont tirées de ces interviews, sauf indication contraire. ».

Vox s’est présenté, sans succès, aux élections européennes de 2014 et aux élections régionales d’Andalousie (2015), une communauté autonome durement touchée par le chômage, participant ainsi pour la première fois au scrutin d’une communauté autonome en Espagne. Mais le parti prend un tournant décisif en 2017, lors de la forte poussée du mouvement indépendantiste catalan. Il saisit cette occasion pour se présenter comme le défenseur de l’unité de l’Espagne que Barcelone mettrait en danger avec des velléités de sécession illégales.

Après s’être implanté dans l’ensemble du territoire national et à la suite de différents succès électoraux au cours des quatre dernières années, Vox a affiné son programme. Il se décrit comme « un parti d’extrême nécessité », « le parti du sens commun et de l’Espagne vivante », qui se fait l’écho de « la voix de la rue ». Ce programme s’appuie sur plusieurs axes fondamentaux :

  • la défense de l’Espagne, de la famille et de la vie (autrement dit, opposition aux communautés autonomes, au mariage homosexuel et à l’avortement) ;
  • la réduction de la taille de l’État (suppression des parlements et des fonctionnaires régionaux) ;
  • la garantie d’une égalité entre les Espagnols (opposition aux privilèges fiscaux ou politiques du Pays basque, de Navarre ou de la Catalogne) ;
  • le respect de la vie privée des citoyens par le gouvernement (liberté d’éducation assortie de privilèges pour l’enseignement privé et catholique).

Malgré la fin des actes terroristes d’ETA en Espagne, Vox s’est érigé en défenseur des victimes du terrorisme (réparties entre plusieurs organisations) et ne tolère aucune mesure de clémence en faveur des prisonniers condamnés pour ce chef d’accusation. Le parti accuse Pedro Sánchez de négocier avec Bildu, un parti héritier d’ETA. En effet, le chef de gouvernement n’ayant pas obtenu la majorité absolue aux dernières élections, il a été contraint de s’appuyer sur différentes formations minoritaires, basques et catalanes, pour mener à bien ses projets et faire adopter ses lois.

Dans ses rapports avec la presse, qu’il considère fondamentalement mensongère et hostile à son égard, Vox adopte la même ligne de conduite que Donald Trump ou Viktor Orbán : il censure les médias les plus critiques, notamment les journalistes du groupe Prisa, qui englobe le quotidien El País et la radio Cadena SER, leader d’audience. Les réseaux sociaux, où la rigueur journalistique et les critiques brillent par leur absence, lui servent de caisse de résonance. Le parti dispose également de son propre média numérique – La Gaceta de la Iberosfera – et peut s’appuyer sur quelques chaînes de radio et de télévision, proches de ses idées quoique très minoritaires (13Tv, EL Toro TV, Esradio).

Dans les derniers sondages, Vox chute en raison du glissement à droite du Partido Popular, sous l’égide de son nouveau leader, Alberto Núñez Feijoo. Malgré tout, le journaliste Miguel González souligne dans son livre Vox S.A. que ce parti « est devenu une entreprise hautement rentable […] : le financement de l’État représente désormais 60% de ses revenus, contre 28% auparavant. Il n’a aucun crédit bancaire […] et jouit, en tant que société, d’un niveau de solvabilité et d’un ratio de dette enviables4Miguel González, Vox S.A. El negocio del patriotismo español, Madrid, Peninsula, 2022, p. 214. ».

Le système parlementaire espagnol

Le Parlement espagnol se compose de deux chambres : le Congrès des députés et le Sénat, ou Chambre des communautés autonomes. La loi électorale, qui repose sur la méthode D’Hondt, prévoit un système proportionnel qui favorise les grands partis tout en tenant compte de la division territoriale du pays (17 communautés autonomes) et des spécificités et droits historiques de certaines régions, comme le Pays basque, la Catalogne et la Navarre. Lors des dernières élections législatives du 10 novembre 2019, Vox est devenu la troisième force politique au Congrès des députés (derrière le PSOE et le PP), avec 3 656 979 suffrages et 52 sièges. Loin de se distinguer par leur capacité de travail, les députés de ce parti s’illustrent plutôt par leurs insultes, leurs propos dénigrants et leur violence verbale. À titre d’exemple, ils n’ont présenté aucun amendement – partiel ou total – à des projets de loi importants, tels que celui sur le budget (général) de l’État. Ils préfèrent recourir systématiquement à la Cour constitutionnelle, qu’un dirigeant de la formation a même qualifiée de cour « prostitutionnelle », sorte de troisième chambre parlementaire servant à faire adopter ses initiatives. Selon le journal quotidien El País, la Cour constitutionnelle a rejeté sept des dix recours présentés5« El Tribunal Constitucional tumba siete de cada diez recursos de Vox », El País, 18 août 2022..

L’action politique de Vox 

Il convient de souligner tout d’abord que Vox est un parti fortement centralisé, avec une équipe de direction très restreinte qui s’appuie exclusivement sur son leader, Santiago Abascal, et son porte-parole parlementaire, Iván Espinosa de los Monteros. Les opinions dissidentes et les excès de vanité n’y sont pas les bienvenus, comme a pu le constater Macarena Olona, l’une des députées les plus brillantes du parti, qui en a récemment été exclue. Cette avocate de l’État s’était présentée aux dernières élections régionales d’Andalousie au printemps dernier, mais n’avait pas réussi à être élue. Elle dénonce (aujourd’hui) l’absence de démocratie interne au sein du parti Vox et affirme être victime de menaces. Face à cette situation, Macarena Olona peut être tentée de créer un nouveau parti, qui contribuerait à diviser l’extrême droite espagnole.

Vox surgit avec force sur la scène politique en 2017, au plus fort des revendications indépendantistes catalanes. Vox interprète la victoire électorale de Pedro Sánchez, l’année suivante, comme un éloignement du Partido Popular de ses racines idéologiques et une perte de son leadership social. Cette formation est le point de ralliement de nombreux électeurs conservateurs déçus, critiquant un PP empêtré dans des affaires de corruption, rejetant les politiques féministes de Sánchez – et de son partenaire de coalition, le parti Podemos –, le rapprochement avec la Catalogne et la défense des collectifs LGTBI. Vox lance des attaques contre le « communisme bolivarien » qui, selon lui, imprègne le gouvernement central – où cohabitent tant bien que mal la social-démocratie et les idées radicales de ce jeune parti de gauche qu’est Podemos. De même, Vox critique l’afflux incontrôlé de migrants – sans apporter de données chiffrées objectives pour appuyer cette affirmation –, ainsi que les dépenses sociales effrénées, dues à la présence d’immigrés en situation irrégulière et de familles marocaines en Espagne. En outre, le parti s’oppose catégoriquement à la loi sur la mémoire historique, adoptée en 2007 avec l’objectif d’essayer de surmonter les clivages créés par la guerre civile espagnole et la répression franquiste. Enfin, le parti défend les valeurs de la famille traditionnelle et estime que la violence n’a pas de sexe, qu’il faut parler davantage des « violences intra-familiales » que des violences conjugales. 

Pour ou contre le cordon sanitaire ?

Toutes les sources consultées pour cette note s’entendent sur le fait que l’on ne peut empêcher Vox de participer aux élections, même s’il met en cause certains fondements de la Constitution espagnole, notamment l’égalité de tous et le système des communautés autonomes. Le Partido Popular et Ciudadanos n’ont pas voulu se prononcer sur la question du cordon sanitaire, en dépit de nos demandes réitérées insistant sur l’importance de connaître l’avis de ces deux partis sur la façon de cohabiter avec l’extrême droite et sur la nécessité ou non de pactiser avec elle. Dans le cas du PP, ce silence pourrait s’expliquer par l’accord qu’il a passé avec Vox pour former un gouvernement de coalition en Castille-León, une communauté autonome traditionnellement agricole et conservatrice, où le nombre de députés de l’extrême droite est passé de un à treize après les élections de mars dernier. Grâce à cette alliance, Vox occupe désormais la présidence du parlement régional et la vice-présidence du gouvernement autonome.

Maria de los Llanos Castellanos, membre du comité de direction du PSOE, estime que la crispation politique permanente entre son parti et le PP rend impossible toute perspective d’une grande alliance visant à isoler Vox. Llanos Castellanos annonce qu’en vue des prochaines échéances électorales, le parti socialiste proposera de « lutter, par le biais d’un pacte national, contre les armes de l’extrême droite que sont la désinformation, les mensonges, les rumeurs et l’intoxication médiatique ». 

Chema Guijarro, membre du comité exécutif de Podemos, rappelle que c’est son parti qui, en premier, a mis en garde contre l’accès aux institutions de cette « droite décomplexée » qu’incarne Vox : « C’est surtout le PSOE qui aurait dû prendre les devants pour imposer le cordon sanitaire, car c’était aussi une façon d’attirer l’attention du PP et de l’inviter à suivre l’exemple de ses homologues allemands de la CDU ». Toutefois, Chema Guijarro comprend le comportement du Partido Popular parce que les responsables de Vox « sont eux-mêmes […] de jeunes chiens un peu fous, mais [qui] restent fidèles à eux-mêmes. [Le PP] n’a donc pas d’autre choix que de s’allier avec eux, comme il l’a déjà fait en Castille-León il y a quelques mois ».

Le cordon sanitaire a ses avantages, mais aussi ses inconvénients : selon Llanos Castellanos (PSOE), le cordon sanitaire « permet à l’extrême droite de se consolider et de s’enraciner, parce qu’elle n’est pas confrontée à l’usure du pouvoir ». 

Nous avons également demandé l’avis de trois éminents analystes politiques espagnols. Tout d’abord, Soledad Gallego-Díaz, ex-directrice du quotidien El País et éditorialiste, estime que « si l’on met en place le cordon sanitaire, Vox risque de se poser en victime, alors que c’est ce parti qui, en réalité, remet en cause une Constitution existante depuis 1978 et protège les libertés auxquelles il s’attaque ». Ensuite, José Antonio Zarzalejos, ex-directeur du quotidien Abc, écrivain et éditorialiste, juge que « l’efficacité du cordon sanitaire est très limitée… il risque même d’amplifier le discours politique de l’extrême droite ». Il ajoute que « la droite démocratique espagnole a toujours eu du mal à rompre totalement avec le franquisme. Son but étant de prendre les rênes du gouvernement l’an prochain, sans Vox, [il] ne serai[t] pas étonné de voir l’alliance PP-Vox se rompre en Castille-León avant les élections législatives de décembre 2023 ; le PP veut en effet se présenter aux élections en se montrant totalement irréprochable ». 

Pourtant, fin septembre dernier, le leader du PP, Alberto Núñez Feijoo, a rencontré en secret le dirigeant de Vox, Santiago Abascal. Nombre d’observateurs ont interprété cette rencontre comme une première prise de contact destinée à parler d’accords et de programmes politiques au cours des prochains mois. Pour l’instant, il n’est donc pas question de cordon sanitaire pour Núñez Feijoo, bien que ses racines et son tempérament galicien6Les Galiciens étant les Normands d’Espagne, note du traducteur. empêchent de savoir ce qu’il pense ou envisage réellement. Tout dépendra finalement de l’évolution des sondages.

Enfin, selon le professeur de sciences politiques à Oxford, Ignacio Sánchez Cuenca, il ne serait pas raisonnable de parler de cordon sanitaire en ce moment, puisque le PP et Ciudadanos ont posé avec Vox, il y a trois ans, pour la célèbre « photo de Colón », prise lors d’une manifestation pour l’unité de l’Espagne, sur la place madrilène du même nom. Ignacio Sánchez Cuenca insiste sur le fait que le bloc de droite en a fait un parti constitutionnaliste [respectueux du cadre constitutionnel] comme les autres, en confondant ce concept avec celui de « nationaliste espagnol » ou d’« espagnoliste». Il n’est donc pas étonnant que 2019 ait été l’année des premiers grands succès électoraux de Vox. 

Enfin, un sondage du quotidien El País et de la Cadena Ser, réalisé en janvier 2022, donne les résultats suivants concernant Vox : 

  • 42 % des citoyens considèrent que Vox est un parti comme les autres et qu’il n’est pas nécessaire d’établir un cordon sanitaire ;
  • 59 % des sondés craignent l’entrée de l’extrême droite au sein du gouvernement espagnol. La moitié d’entre eux estime qu’un cordon sanitaire devrait être mis en place.
  • 1
    Traduction de Pascal Roy, Voxeurop.
  • 2
    « ¿Qué es HazteOir? », Citizengo.
  • 3
    L’auteure a interviewé des experts et des responsables politiques pour cette étude. Les citations mentionnées ci-après sont tirées de ces interviews, sauf indication contraire.
  • 4
    Miguel González, Vox S.A. El negocio del patriotismo español, Madrid, Peninsula, 2022, p. 214.
  • 5
    « El Tribunal Constitucional tumba siete de cada diez recursos de Vox », El País, 18 août 2022.
  • 6
    Les Galiciens étant les Normands d’Espagne, note du traducteur.

Sur le même thème