Dans une analyse de l’évolution socio-politique des étudiants d’Afrique subsaharienne à Sciences Po au cours des cinq dernières décennies, Anaïs Angelo souligne la complexité qui existe aujourd’hui entre une aspiration « identitaire » de cette nouvelle élite (servir son pays) et une certaine logique universalisante inhérente à la mondialisation.
NOTE N°82
Fondation Jean-Jaurès-28 février 2011
par Anaïs Angelo*
*Doctorante au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences-po
« En surfant sur le net, je tombe sur Sciences-po. Je regarde les anciens de l’école et je me dis : “pas mal !” Et puis je tente et ça marche ». Cet étudiant camerounais diplômé de Sciences-po en Economie et finance en 2009 résume d’un trait l’alliage contemporain entre de nouvelles technologies de communication, des opportunités élargies d’expatriation universitaire et des référents historiques qui signent le prestige d’une formation d’élite 1.
Les études supérieures en France sont un terrain connu pour nombre d’élites d’Afrique subsaharienne : d’un Léopold Senghor, élève de la Sorbonne, à un Paul Biya, diplômé de Sciences-po en Relations internationales, la formation universitaire en France n’a cessé de recouvrir des enjeux stratégiques. On connaît bien les élites africaines d’hier : les « évolués » formés par le système colonial, les cadres africanisés au moment des indépendances et ceux qui ont été au fondement de la Françafrique. Mais qui sont les jeunes élites d’aujourd’hui ?
La nouvelle donne internationale a changé : la mondialisation signe le décloisonnement des relations qu’entretient le sous-continent africain avec le monde. Quelles sont, dès lors, les dynamiques qui sous-tendent, rythment, encouragent ou restreignent l’expatriation universitaire des étudiants d’Afrique subsaharienne ?
C’est à partir de cette question qu’une étude a été menée au sein de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, auprès des étudiants d’Afrique subsaharienne que l’Institut a accueilli depuis les années 1960. Pourquoi ces étudiants ont-ils choisi Sciences-po ? Qui sont-ils ? Quelle formation ont-ils suivie ? Quels sont leurs projets ou que sont-ils devenus ? Quel rapport entretiennent-ils avec l’international mais aussi avec leur pays d’origine ? L’exemple de Sciences-po est d’autant plus pertinent que l’école cherche de plus en plus à dépasser les frontières et à échapper à l’image d’un élitisme « franco-français ». Sciences-po reste une école d’élite et cette sélectivité est fortement valorisée par les étudiants ; mais ses formations et ses diplômes ont une envergure internationale : à l’heure de l’internationalisation du marché du travail, le choix d’y étudier en est d’autant plus stratégique. L’étude a porté sur une période longue, de 1960 à 2010. Elle a permis de faire ressortir des trajectoires et d’interpréter leur évolution qualitative. Les années 1960 ne concernent évidemment pas la formation des élites qui ont « fait » les indépendances de leur pays, celles-ci ayant été formées bien avant. Mais elles constituent un point de départ révélateur : la plupart des indépendances d’Afrique subsaharienne étant acquises, quels sont les combats que mènent et mèneront les futures élites ?
Il faut tout d’abord noter que l’Afrique subsaharienne est très faiblement représentée au sein de l’IEP. De 1960 à 2009, elle n’a représenté que 2,7 % de l’effectif total des étudiants étrangers. Plus encore, le sous-continent n’est que partiellement représenté : seulement 23 nationalités (sur les 48 constituant la région) comptées pendant la période, majoritairement francophones. Si des raisons d’ordre structurel peuvent expliquer ce déficit de représentation (marasme de l’enseignement supérieur en Afrique subsaharienne), il faut souligner que la réputation de Sciences-po en Afrique subsaharienne demeure récente et pâtit d’une réputation d’école de « sciences politiques politiciennes » qui a perdu de son attrait auprès de la jeunesse africaine. Le choix de Sciences-po ne demeure pas moins stratégique, pour une population relativement ciblée. En effet, l’étude sociologique menée auprès des étudiants d’Afrique subsaharienne à Sciences-po a montré que ces derniers appartiennent à une jeune élite sociale et professionnelle, essentiellement intellectuelle et issue d’un milieu francophone – nombre d’étudiants ont un ou plusieurs membres de leur famille ayant fait des études en France, par exemple ; plus largement, le legs colonial marque encore beaucoup les enseignements en Afrique subsaharienne. Néanmoins, 55 % des étudiants bénéficient d’une bourse d’étude et 59 % ont également recours aux ressources financières parentales, ce qui témoigne d’une certaine ouverture sociale.
Le choix de l’expatriation, s’il procède souvent de la volonté d’échapper à la saturation de l’enseignement supérieur africain, n’en demeure pas moins « naturel » : non seulement l’expatriation est valorisée au sein de leur famille – certains étudiants suivant « l’exemple » d’un ou de plusieurs membres de leur famille – et de leur société – révélant la persistance d’un « complexe de l’Occident », comme le dit une étudiante camerounaise en Finance et stratégie – mais surtout, elle participe d’une quête de prestige et d’excellence. « Pour ma famille, c’était une fierté parce qu’en Afrique, quand un étudiant doit continuer sa formation en Occident, c’est une preuve de succès, d’excellence aussi », témoigne un étudiant ivoirien diplômé en Finance et stratégie. Les études expatriées sont donc un signe de réussite scolaire et sociale. Par ailleurs, ces étudiants ne sont pas tant à la recherche d’une formation intellectuelle que d’une formation compétitive, d’excellence et labellisée par un diplôme garantissant leur insertion sur le marché international du travail, autant que dans la mondialisation. De fait, leurs choix d’orientation marquent une nette préférence pour les domaines de la finance et de l’économie, des domaines jugés « scientifiques » et « neutres » 2. Cette tendance n’est pas propre à l’Afrique subsaharienne. Elle renvoie à un mouvement plus global : le savoir est devenu une forme de capital. Ce phénomène, connu sous le nom d’« économie de la connaissance » (knowledge-based economy), rend compte du nouveau couple « internationalisation de l’enseignement – internationalisation du marché du travail » : la connaissance étant devenue capital (dès lors que la capacité à acquérir et à utiliser un savoir scientifique et technique constitue un potentiel de puissance – ce que Joseph Nye a notamment appelé le « soft power »), le capital économique n’est plus le seul déterminant des relations de pouvoir sur la scène internationale. Il doit être combiné à un capital humain, tenu d’être tout autant compétitif. Or, cette manière d’envisager le monde est particulièrement significative chez les étudiants d’Afrique subsaharienne et témoigne d’un changement qualitatif entre deux générations d’élites : à la lutte pour la décolonisation semble avoir succédé la lutte pour l’internationalisation. Comment celle-ci se traduit-elle ?
L’enquête menée auprès des étudiants a montré une nette « désidéologisation ». Contrairement aux étudiants des années 1950 et 1960 engagés dans la lutte pour les indépendances, les étudiants d’Afrique subsaharienne à Sciences-po cherchent à se distancier d’un univers politique privé de sa valeur, marqué par le poids de la corruption et des espoirs déçus et dominé par des politiques qui ont perdu, selon eux, tout crédit. Pour autant, cela ne signifie pas que ces étudiants ne croient plus en rien. Au contraire, la désidéologisation est contrebalancée par une foi dans le règne de la compétence érigée en investissement durable. De fait, leur approche dépassionnée de la formation universitaire ne doit pas masquer que cette jeune élite technocratique a parfaitement saisi le bouleversement des défis auxquels l’Afrique subsaharienne contemporaine est confrontée. Ainsi, l’expatriation universitaire est envisagée comme un détour stratégique pour accumuler des connaissances scientifiques et maîtriser les « outils de la mondialisation ». Un étudiant malien, également diplômé en Finance et stratégie, explique : « La mondialisation est une opportunité inédite […]. Est-ce qu’il faut remettre en cause les règles du jeu ? Oui. Mais est-ce qu’il ne faut pas aussi jouer avec les règles du jeu ? Oui […]. Il faut ouvrir le débat sur [ces] règles pour qu’[elles] soient un tout petit peu plus justes mais il faut également être pragmatique et attaquer les choses comme elles nous viennent ». L’évolution qualitative est de taille : la mondialisation n’est plus perçue comme le « fardeau » de l’Afrique ; loin de là, la nécessité de « se mondialiser » et de se projeter comme les « acteurs » de la mondialisation est considérée par les étudiants comme la clé du développement pour leur pays.
Ce credo du « détour technocratique » conduit à deux observations majeures. D’abord, il nous amène à briser le mythe du non-retour et de la « fuite des cerveaux » de l’élite africaine. Nombre d’étudiants ont fait part d’un sentiment d’isolement vis-à-vis des enjeux internationaux et des outils à la fois techniques et intellectuels – places financières, développement d’un tissu économique dense… Partir à l’étranger, et plus particulièrement en Occident, est donc pour eux la possibilité de retrouver une place dans la mondialisation mais aussi de dépasser un savoir livresque et théorique pour pouvoir mettre en application concrète leurs connaissances. Nous l’avons vu, la standardisation des compétences à l’échelle internationale est désormais la matrice qui dicte les exigences de formation. Ainsi, accéder à une école du type de Sciences-po est un premier tremplin pour une carrière internationale et un moyen d’acquérir les outils qui leur permettront de trouver une place dans la mondialisation. Toutefois, si la mobilité des carrières est un objectif important, elle est d’abord considérée comme une étape stratégique. 58 % des étudiants d’Afrique subsaharienne diplômés de Sciences-po reviennent à terme dans leur pays d’origine. L’analyse des trajectoires professionnelles a montré que le mythe du « médecin africain » qui préfèrerait la France et son salaire à son pays est inopérant. Certes, les étudiants ont l’impression qu’une carrière internationale est la voie dorée pour s’accomplir professionnellement et qu’un retour prématuré dans leurs pays bornerait leurs ambitions. Mais, à travers cette volonté de s’inscrire dans la mondialisation, ils affirment leur volonté de mettre à profit leurs compétences pour le développement de leur pays. La notion d’expatriation se détache alors de toute idée de « défection » au profit d’une adhésion, d’un ralliement, d’une convergence flagrante se produisant sur fond d’internationalisation des savoirs et constituant un des changements majeurs dans la circulation des élites africaines contemporaines.
Ensuite, la notion de « détour technocratique » nous amène à reconnaître qu’une élite mondialisée n’est en rien une élite d’aliénés. Considérant le détour par « l’international » non comme une rente mais comme un passeport marqué du sceau de la modernité, de l’excellence, de la mondialisation, elle n’est ni occidentalisée, ni africanisée, mais plutôt labellisée. L’internationalisation revendiquée par Sciences-po est un atout majeur pour des étudiants qui recherchent une passerelle vers « l’international ». De fait, cet « international » renvoie davantage à un imaginaire symbolique qu’à une réalité géographique extensive, puisqu’il se réduit schématiquement à l’univers anglo-saxon, des grandes places financières aux organisations internationales, et encore moins à une réalité identitaire. Nous assistons donc à une double convergence, d’abord une convergence qui s’actualise par un ralliement à la cause économique, considérée comme une technique de gestion universelle ; puis une convergence des élites à l’international, dans une uniformisation des compétences et des savoirs, qui annonce une forme de « méta-intégration » des élites africaines formées à l’étranger dans l’ordre mondial 3.
L’internationalisation des formations et des carrières valide l’idée d’une circulation des compétences qui s’effectue cependant au sein de cercles d’influence relativement fermés – grandes écoles ou grandes universités internationales, grands groupes financiers, grands groupes industriels, grandes institutions internationales – avec un panel des carrières limité – auditeur, manageur, directeur général, consultant.
Deux observations s’imposent. Premièrement, l’élite objet de cette enquête est constituée de gestionnaires. Nous avons souligné le caractère technocratique de l’élite estudiantine, sa volonté d’accumuler des connaissances pratiques, sa quête de modernité ; l’exigence de compétences qui sacralisent l’expertise ; plus encore, la dépolitisation de la vision du monde des étudiants, pas uniquement ceux qui étudient la finance mais aussi ceux qui suivent une formation en Affaires internationales : autant d’éléments qui confirment la formation d’une élite managériale. L’exigence d’expertise constitue, pour les étudiants interrogés, le revers des pratiques de politique politicienne qu’ils fustigent. L’heure est au management, supplanteur de la culture de l’Etat qui pouvait caractériser les élites postcoloniales 4. Or, cette tendance ne concerne pas seulement les pays africains ni les pays sous-développés, ni encore les pays enclins à l’instabilité politique. Plus fondamentalement, elle semble caractériser les affaires internationales dans leur ensemble. Dans la lignée d’une désidéologisation ambiante marquée par la vague néolibérale dont la foi n’est centrée que sur le potentiel autorégulateur du marché, la dépolitisation d’enjeux internationaux laisse la place libre au management. Force est de constater que le terme rassure, parce qu’il sous-entend une gestion efficiente et rationaliste du monde. Le directeur du cabinet de recrutement AfricSearch, Didier Acouetey 5, explique que « peu de gens arrivent à s’exprimer dans l’espace politique. Clairement, c’est le management qui offre le plus d’espace à ceux qui veulent travailler en Afrique. Le management s’offre à tous les domaines ; en politique, il faut manager ».
Parallèlement, cette élite de managers ne peut se comprendre en dehors de son environnement international. C’est là la deuxième observation : cette tendance technocratique fait de la mondialisation un élément moteur de la convergence des élites à l’échelle internationale, les plaçant dans une situation de dépendance vis-à-vis des logiques de marché. La mondialisation, plus que la cause de cette tendance technocratique, est surtout une contrainte exercée sur le politique : les exigences économiques et financières refondent les exigences traditionnelles de sécurité et de puissance à la lumière de nouveaux enjeux stratégiques et géopolitiques. Si le diplomate n’est pas détrôné, du moins est-il fortement concurrencé par l’expert.
Convergence, ralliement, expertise et neutralité… en quoi peut-on parler d’une élite « mondialisée » ? Elite d’apatrides, de déracinés, de cosmopolites ou encore d’« occidentalisés » ? La question de l’identité a toujours été problématique : saurons-nous jamais statuer sur l’identité d’un Léopold Sédar Senghor ou encore d’un Félix Houphouët-Boigny ? Plus encore, la thématique culturelle a été au cœur des revendications politiques africaines, qu’il s’agisse du concept de négritude énoncé par Senghor et Aimé Césaire, de la doctrine panafricaniste de Kwamé N’Krumah inspirée des travaux historiographiques de Cheikh Anta Diop ou encore de l’idée de Renaissance africaine telle que l’exprimait Thabo Mbéki dans les années 2000, alors qu’il était le premier président de l’Union africaine, ou telle qu’elle a pu être reprise plus récemment et sous une forme monumentale avec le président Abdoulaye Wade. Alors que la mondialisation est souvent taxée de dépossession ou d’uniformisation culturelle, comment situer l’élite constituée par les étudiants d’Afrique subsaharienne à Sciences-po au sein de cette élite mondialisée ?
Bien qu’il soit le plus accessible, le scénario de la rupture identitaire ou de la perte de valeurs au contact durable de l’étranger n’est pas le plus répandu. Le compromis domine plutôt : soit sous la forme d’une greffe – l’expatriation familiarisant l’individu à de nouveaux référents, généralement à fortes consonances occidentales – soit sous la forme d’un continuum – en l’occurrence, de nombreux étudiants étaient déjà passés dans le moule de l’éducation à la française, du fait du legs colonial ou de leur propre patrimoine familial. Ce compromis demeure toutefois troublant, dès lors que l’équation revendiquée par les étudiants consiste le plus souvent à avoir, selon leurs propres mots, des « valeurs modernes », un « savoir occidental », des « compétences internationales » et « être Africain ». Une étudiante camerounaise, diplômée en marketing en 2004, exprime très élégamment ce compromis en se qualifiant de « Camerounaise de la frontière », quand une jeune Ougandaise, étudiante en Affaires internationales, se définit comme « a global person ».
On voit toutefois se dessiner une tension entre une identité africaine « héritée », à laquelle les étudiants ne sauraient renoncer, et des référents identitaires internationaux acquis. Cette tension n’est pas sans rappeler une mécanique identitaire propre à l’extraversion et déjà connue : la logique de ralliement aux éléments perçus comme ceux de l’universalisme – cette neutralité universelle contenue dans des compétences fiables – qui dissout les particularismes dans une entité plus large, mondialisée. Cette dissolution, allant de pair avec ce que l’on appelle une « vocation universelle », n’est pas nouvelle en effet. Elle était évoquée en filigrane dans le concept de négritude qui prônait un mouvement de revalorisation identitaire, prise au piège d’un certain universalisme des idées ; on l’a vue encore sous la forme d’une condamnation psycho-sociologique du « destin blanc » du Noir évoqué par Frantz Fanon dans son pamphlet Peau noire, masques blancs 6. La logique du ralliement se réactualise donc, en posant les fondements identitaires d’une élite mondialisée, caractérisée non pas par une communauté d’appartenance originelle mais par une certaine « conscience de l’international ». Mais s’il valide une fois de plus la constitution d’une élite « technocratique » ralliée à un idéal de modernité et d’efficience, ce compromis ne souligne pas moins l’irréductibilité de l’identité africaine de ces étudiants. Une remarque de taille qui contredit toute tentation d’interpréter l’expatriation universitaire des étudiants à travers le prisme de l’acculturation ou de l’aliénation.
En 2010, le nombre des étudiants d’Afrique subsaharienne à Sciences-po augmente considérablement : l’année concentre 22 % des effectifs de l’ensemble de la période prise en compte (1960-2010). Que prédit cette expatriation stratégique pour l’avenir du sous-continent et de la mondialisation ?
A l’aune de l’ouverture d’un nouveau programme « Europe-Afrique », Sciences-po est en train de reconfigurer la place de l’Afrique subsaharienne dans ses offres académiques autant que dans la promotion d’échanges universitaires 7. Toutefois, cette ouverture vers l’Afrique subsaharienne est limitée par un nombre important de contraintes : les difficultés des universités africaines, qui freinent les opportunités de créer et de diversifier des partenariats d’échanges solides ; le financement des études, qui demeure un obstacle pour les candidats, et les capacités insuffisantes de Sciences-po à offrir des bourses d’études ; le manque de débouchés sur le marché français ; le problème de la politique française des visas, enfin, frontière institutionnelle qui empêche une mobilité fluide des échanges entre le sous-continent et la France. Ces contraintes ne restreignent pas la mobilité estudiantine d’Afrique subsaharienne mais tendent à en déporter les flux vers des destinations plus avantageuses pour les étudiants, essentiellement les Etats-Unis et le Canada – dont certaines universités demandent des frais de scolarité très peu élevés – où les formations universitaires en Sciences sociales ou en Affaires publiques sont très prisées : elles offrent des débouchés beaucoup plus larges, notamment vers les grandes organisations internationales, tandis que les formations équivalentes en France sont encore largement orientées vers les grands corps français. Au demeurant, il serait intéressant d’évaluer la part que représentent de nouvelles destinations universitaires pour les étudiants africains, notamment la Chine : on estime à 10 000 le nombre d’étudiants d’Afrique subsaharienne formés à Pékin dans le cadre du Fonds de développement des ressources humaines pour l’Afrique créé par le gouvernement chinois à la suite du premier forum sino-africain en 2000 8.
Une autre question concerne l’internationalisation croissante de l’enseignement supérieur : va-t-elle accroître le recours à l’expatriation des étudiants d’Afrique subsaharienne ? Si la dégradation structurelle qui affecte les universités africaines constitue une des principales causes de l’expatriation, le détour par l’expatriation universitaire ne doit pas tant être évalué par rapport aux investissements publics des pays africains pour l’éducation – les pourcentages de dépenses pour l’éducation par rapport au total des dépenses publiques des gouvernements dépassent 15 % pour plus de la majorité des pays d’Afrique subsaharienne 9 – que par rapport à la capacité des économies africaines à absorber ces « générations de diplômés ». En effet, c’est aussi l’incapacité d’être compétitif sur le marché national du travail qui pousse les étudiants à faire un détour par l’international, à la recherche de prestige, de compétences mais aussi de promotion sociale et financière, dans l’optique d’un retour dans leur pays. Ainsi, le détour par l’international ne joue à la faveur des pays dont sont originaires les étudiants que si ces derniers ont des opportunités réelles d’y réinvestir leurs compétences. Cette condition hypothèque le pragmatisme des étudiants vis-à-vis de la mondialisation : sans une véritable politique de réinvestissement des compétences – mais pourrait-elle passer par une politique de contrôle des migrations telle que peut la pratiquer la Chine par exemple ? –, l’acte d’importation des compétences restera confiné à une minorité agissante.
Ainsi, l’expatriation des élites africaines et la constitution d’une élite mondialisée se situent dans une tension entre trois facteurs. En premier lieu, l’intérêt des pays occidentaux à développer et à faire « rayonner » leur système universitaire à l’international – la formation des élites est un outil de politique étrangère et vise à renforcer les liens entre le pays qui investit sur des étudiants ou de jeunes professionnels et le pays qui en profitera en retour ; ensuite, la possibilité d’évasion, animée par la détermination des étudiants à s’approprier des savoirs et des techniques qui leur permettront de tirer profit des logiques de mondialisation ; enfin, la volonté d’une partie considérable des étudiants de mettre leurs compétences au service de la modernisation de leur pays.
Une incertitude demeure : quelle sera la capacité de résistance, de confrontation ou même d’innovation de cette élite africaine formée à l’international face au risque d’altération de leurs acquis au contact des pratiques des élites au pouvoir ? Nous avons souligné l’intérêt que portent les dirigeants des Etats africains à une jeunesse formée à l’international, garante de compétences, d’un savoir et sans doute d’un réseau international. Mais les pesanteurs des bureaucraties nationales peuvent détourner de leurs objectifs les étudiants d’Afrique subsaharienne de Sciences-po. Ces derniers soulignent d’ailleurs qu’ils ne pourront rien faire pour leur pays tant que « ces vieilles têtes seront au pouvoir ». Force est de constater que nous sommes à présent face à une réalité duale, sans doute plus ancrée dans les rouages du pouvoir qu’elle ne l’était aux heures des indépendances, qui confronte une jeune génération d’élites formées à l’international, voie d’accomplissement personnel, social et professionnel, avec les détenteurs du pouvoir qui n’ont pas forcément intérêt à se voir contraints par les « bonnes » formules de cette élite bardée de diplômes internationaux.
——————————————————————— 1 Cette note a été réalisée à partir du mémoire de recherche intitulé « De l’expatriation universitaire. Les étudiants d’Afrique subsaharienne à Sciences-po, 1960-2010 » et des nombreux résultats qui ont été extraits de l’enquête qualitative (53 entretiens et questionnaires) et quantitative (échantillon de 172 étudiants et anciens étudiants ; 122 carrières professionnelles ont pu être retracées).
2 Sur le total des étudiants recensés depuis 1960, 37 % ont suivi une filière économique, le reste se répartissant de manière très composite : 8 % pour la filière Affaires internationales, 7 % en Affaires publiques et en premier cycle d’études, 6 % en Management, 9 % des diplômés ont suivi un programme international ; 2 % ont fait une formation en Sociologie, 1 % en Urbanisme et 3 % en Démographie et en Etudes soviétiques, trois filières qui n’existent plus aujourd’hui.Le déficit de données nationales concernant les diplômés par domaines d’études dans les pays d’Afrique subsaharienne ne permet pas de faire une comparaison exhaustive avec les tendances nationales et internationales. Nous pouvons seulement établir des orientations générales des étudiants en mobilité à l’étranger. Les formations choisies par les étudiants témoignent de la prédominance des logiques économiques : 53 % des étudiants en mobilité aux Etats-Unis originaires d’Asie du Sud et de l’Ouest avaient choisi en 2007 des programmes d’ingénierie, de production et construction ou de mathématiques et informatique. Les programmes de commerce et d’administration sont préférés par les étudiants d’Amérique latine et des Caraïbes (29 %) ainsi que par les étudiants d’Afrique subsaharienne (26 %). 3 Cette logique d’importation des compétences, qui va contre l’idée de fuite des cerveaux, est revendiquée par les étudiants. Ceux-ci sont également conscients que l’importation ne peut aller sans adaptation. Toutefois, alors que la majorité des institutions ou établissements pour lesquels les étudiants travaillent par la suite sont « internationaux », pour ne pas dire « occidentaux », on peut se demander dans quelle mesure cette adaptation sera effective. 4 Lors des entretiens, les étudiants interrogés se distinguaient des « intellectuels », issus de la génération postcoloniale et aujourd’hui au pouvoir. Il faut donc différencier les intellectuels bureaucrates, ceux-là mêmes que les étudiants blâment pour leur apathie politique, et la nouvelle génération d’intellectuels experts, à laquelle les étudiants appartiendraient. 5 Entretien réalisé le 7 janvier 2010. 6 Seuil, 1952. 7 En effet, nombreux étudiants africains (mais pas seulement) ont déploré le manque de cours pluridisciplinaires consacrés à l’Afrique, à son histoire et à ses dynamiques particulières. A l’heure où l’analyse et la compréhension de multiples enjeux géopolitiques internationaux (politiques, diplomatiques, économiques, sociaux ou culturels) ne peuvent faire l’économie de l’Afrique, Sciences-po a mis en place un programme Europe-Afrique qui devrait ouvrir en septembre 2011. Le but est de favoriser les échanges euro-africains à Sciences-po, à travers l’accueil d’étudiants africains anglophones et francophones, mais aussi à travers l’obligation d’effectuer sa troisième année sur le continent africain (en stage ou à l’université) ; un programme de soutien financier aux études a également été mis en place. Enfin, on ne peut que souligner la prise de conscience de la nécessité d’adapter un projet éducatif et académique à des problématiques africaines qui étaient quasiment absentes des enseignements proposés à Sciences-po, afin de rester compétitif sur le marché international de l’éducation mais aussi de l’emploi. Pour plus d’informations, consulter le projet en ligne 8 Jean-Christophe Servant, « Originalité du jeu chinois », Manières de voir, décembre 2009-janvier 2010, n°108, p. 22. 9 Données de l’Institut de la statistique de l’UNESCO : pourcentage des dépenses publiques pour l’éducation (primaire, secondaire et supérieur) par rapport au total des dépenses publiques, 2005 : dépenses supérieures à 20 % : Lesotho, Guinée, Malawi, Côte d’Ivoire, Cap-Vert, Rwanda, Madagascar, Comores, Togo, Mozambique, Djibouti, Botswana, Ghana, Liberia, Namibie ; entre 14 % et 20 % : Sénégal, Ouganda, Swaziland, Afrique du Sud, Kenya, Burundi, Niger, Ethiopie, Bénin, République Démocratique du Congo, Burkina, Cameroun, Sierra Leone, Nigeria, Zambie, Mali, Maurice, Gambie, Tanzanie, Zimbabwe ; entre 4 % et 12 % : Seychelles, Guinée équatoriale, Tchad, Gabon, Mauritanie, Congo, République centrafricaine, Soudan, Somalie, Guinée Bissau. Aucune donnée disponible pour l’Angola, l’Erythrée et Sao Tomé et Principe. En 2000, la Chine a dépensé 13 % du total de ses dépenses publiques pour l’éducation. En 2005, la République de Corée à dépensé 16,2 %, le Brésil 16,2 %, l’Inde 10,7 %, la France y a consacré 11,4 %, les Etats-Unis 17,1 %.