Les doutes à l’égard de la pertinence des visites à Auschwitz-Birkenau effectuées par les lycéens, entendus à partir des années 2000, sont-ils justifiés ? Ygal Fijalkow, référent politiques d’égalité et diversité, lutte contre le racisme et l’antisémitisme à l’Institut national universitaire Champollion, maître de conférences HDR en sociologie et chercheur au Centre d’étude et de recherche Travail Organisation Pouvoir (UMR 5044 CERTOP/CNRS), livre des éléments de réponse pour l’Observatoire de l’éducation de la Fondation.
Depuis la fin de la première décennie des années 2000, des interrogations, des doutes et des remarques toujours plus nombreux se font entendre dans les médias et certaines instances académiques concernant les visites à Auschwitz-Birkenau effectuées par les lycéens. Elles sont portées par des observateurs avertis, des intellectuels médiatiques, des universitaires, des enseignants du secondaire et concernent autant la préparation, la visite elle-même que le plus qu’elle est supposée apporter à l’enseignement fait en classe.
Ces nombreuses prises de position ont, jusqu’à présent, semble-t-il, eu peu d’influence sur la fréquentation du musée-mémorial. En effet, tous les ans, le public accueilli augmente et, si l’on s’en tient aux chiffres officiels, ce sont près de 69 000 visiteurs français, dont une majorité d’élèves, qui se sont rendus à Auschwitz-Birkenau en 2018. La France n’est pas une exception : les lycéens de Pologne, de Grande-Bretagne, d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne et d’autres pays sont de plus en plus nombreux à se rendre à Auschwitz-Birkenau.
Le succès que connaît cette pratique pédagogique renvoie au contenu des programmes, au soutien et à l’accompagnement que différents organismes privés et publics proposent aux établissements scolaires. Les collectivités locales, le ministère de la Défense, des associations, mais surtout la Fondation pour la mémoire de la Shoah et le Mémorial de la Shoah jouent dans ce domaine un rôle déterminant. Mais ces organismes ne sont que le relais d’initiatives individuelles prises par des enseignants volontaires et impliqués. Ce sont eux qui lancent le projet d’emmener une classe à Auschwitz-Birkenau, convainquent leur hiérarchie, leurs collègues et les parents des vertus pédagogiques de cette initiative et élaborent les lourds dossiers nécessaires pour obtenir les soutiens indispensables au déplacement en Pologne.
Aux éléments qui rendent compte de l’augmentation des visites s’ajoutent certainement aussi l’intérêt que suscitent l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et l’actualité récente.
Des attentes fortes pour une pratique pédagogique dont on ignore les effets
Quels effets les visites d’Auschwitz-Birkenau produisent-elles sur les élèves ? Sont-ils plus attentifs, intéressés, plus impliqués que dans une salle de classe ? L’authenticité du camp, sa matérialité sont-elles propices à une meilleure appropriation des connaissances et à réflexion morale et civique plus approfondie ?
Alors que les attentes sont fortes, il n’existe pas d’évaluation officielle et les travaux universitaires qui s’intéressent à ces questions abordent rarement les effets des visites de manière centrale et prioritaire. Les contributions disponibles restituent le plus souvent un point de vue subjectif saisi à partir d’entretiens et d’observations durant les visites. À l’exception de quelques études menées dans d’autres pays, il n’existe pas d’enquête qui permette d’aboutir à des connaissances généralisables. En outre, aucune étude n’a examiné la persistance dans le temps des effets attendus.
Partant de ce constat, une équipe de chercheurs composée de sociologues et de psychologues de l’université fédérale de Toulouse s’est associée à la Fondation pour la mémoire de la Shoah afin de conduire une vaste enquête de 2012 à 2015. L’objectif était de mesurer aussi objectivement que possible l’apport de cette visite scolaire sur le plan des connaissances et sur celui des valeurs, des opinions et des représentations.
Une enquête menée sur quatre ans auprès de plus de 2 500 lycéens
L’enquête effectuée a pris la forme d’un questionnaire (8 outils d’enquête, 180 questions) adressé à plusieurs reprises à des lycéens visitant le camp d’Auschwitz-Birkenau durant l’année scolaire 2012-2013. À cette population de référence (lycéens visiteurs) s’ajoute une population de contrôle (classes des mêmes établissements n’effectuant pas le voyage). L’ensemble des élèves ont été interrogés à quatre reprises : avant la visite, au retour, un an après et deux ans plus tard. L’objectif était d’identifier l’existence d’un effet visite et d’en mesurer l’aspect plus ou moins volatil ou durable.
À la première passation, 2 524 lycéens ont participé à l’enquête. Ils appartiennent à 52 établissements laïques et confessionnels provenant de 13 régions, dans la configuration antérieure à la fusion administrative de 2015 (Alsace, Aquitaine, Basse-Normandie, Bretagne, Centre, Île-de-France, Midi-Pyrénées, Nord-Pas-de-Calais, Pays de la Loire, Picardie, Poitou-Charentes, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Rhône-Alpes). Au début de l’enquête, on compte 1 384 élèves qui effectuent la visite du camp d’Auschwitz-Birkenau et constituent la population de référence, et 1 140 qui, n’effectuant pas cette visite, tiennent lieu de population de contrôle. Les visiteurs ont été sélectionnés parmi les établissements qui se sont adressés à la Fondation pour la mémoire de la Shoah ou au Mémorial de la Shoah et ont obtenu le soutien de ces institutions. Ces dernières ont retenu les établissements scolaires pour la qualité et le sérieux du projet pédagogique qu’ils ont présenté.
La première et la deuxième passations se sont déroulées dans les établissements scolaires avec la participation des enseignants. La troisième et la quatrième passations ont été réalisées à distance, les questions étant posées dans un ordre différent. Les enquêtés ont répondu par téléphone alors même qu’ils n’étaient plus au lycée et disposaient donc de plus de liberté pour s’abstenir de répondre. Malgré l’inévitable réduction du panel de répondants au fil des quatre passations, l’échantillon a permis d’aboutir à des analyses significatives.
Évolution du panel des répondants au fil des passations
Un effet visite qui renforce et enrichit les connaissances
L’analyse des résultats distingue les questions qui se rapportent aux connaissances et celles qui relatives aux opinions et aux valeurs. On constate que les lycéens qui visitent Auschwitz-Birkenau sont plus nombreux à apporter des réponses justes à la plupart des questions de connaissances. Comme on pouvait s’y attendre, les questions relatives au camp d’Auschwitz-Birkenau et, plus particulièrement, au système concentrationnaire et à ses caractéristiques organisationnelles sont davantage maîtrisées par les visiteurs. Ils répondent mieux que l’ensemble des lycéens interrogés aussi bien lorsqu’il s’agit de questions relevant de connaissances générales que de savoirs plus spécifiques, et dans des domaines variés. Par exemple, les lycéens visiteurs identifient mieux à qui est attribuée la médaille des Justes, et ce, à chacune des passations de l’enquête.
La médaille des Justes parmi les nations est attribuée à…
(réponse : une personne qui a sauvé des Juifs pendant la guerre)
Une seule réponse à cocher parmi plusieurs propositions.
Dans le domaine des opinions exprimées et des valeurs, le lien avec la visite est en revanche moins marqué. Les visiteurs répondent le plus souvent comme les élèves qui n’ont pas fait le voyage à Auschwitz. Ce résultat n’invalide pas l’idée d’un effet visite, mais indique que celui-ci ne se présente pas de manière aussi nette que pour les connaissances.
Différentes interprétations peuvent être suggérées. La première consiste à se demander si ce résultat n’est pas le reflet d’une pédagogie qui investit prioritairement le registre des connaissances. Il se peut que les enseignants, les accompagnateurs, les guides interviennent plus abondamment dans ce domaine que dans celui des opinions. Dans le même ordre d’idées, on peut se demander si les élèves ne sont pas mieux disposés lorsqu’il s’agit d’acquisition de savoirs et s’ils ne sont pas plus rétifs quand les propos tenus s’apparentent à une leçon de morale. N’oublions pas que la visite se déroule dans un cadre scolaire et qu’elle se présente comme une séquence pédagogique.
La deuxième interprétation que suggèrent ces résultats est à rapprocher du haut niveau de tolérance exprimé par les lycéens, et ce, avant même la visite. Par exemple, 91,7% des futurs visiteurs déclarent être tout à fait d’accord avec l’idée de faire entrer un Juif ou une Juive dans leur famille, contre 85,9% de la population de contrôle, et cet écart demeure identique après la visite d’Auschwitz-Birkenau. Dès lors, que peut apporter la visite lorsque le niveau de tolérance enregistré est élevé dès le départ ? Existe-t-il un seuil de tolérance indépassable ? Ce qui est certain, c’est que la visite n’est pas indépendante de la société dans laquelle les lycéens évoluent. Ils appartiennent à des groupes sociaux, entretiennent des relations, vivent des expériences qui sont essentielles à la formation des opinions. Les valeurs que défend un élève ne peuvent conséquemment se résumer à la seule visite d’Auschwitz-Birkenau, même lorsque cette dernière laisse des traces.
Par ailleurs, le profil socioscolaire des visiteurs n’est assurément pas anodin. Les élèves qui constituent l’échantillon de l’enquête sont pour l’essentiel scolarisés dans l’enseignement général (83,4%), ce qui permet sans doute d’expliquer que la population enquêtée soit davantage composée d’élèves issus de familles plutôt favorisées (cadres, professions intellectuelles, etc.). La surreprésentation des filles doit également être signalée. C’est dans l’enseignement général qu’elles sont les plus nombreuses. Rappelons par ailleurs que la participation des élèves à une visite est un acte volontaire. Ceux qui manifestaient des réticences concernant la visite et ce qu’elle représente ont pu librement refuser de participer. C’est donc aussi dans les mécanismes « silencieux » et informels par lesquels se recrutent les élèves que résident des explications sur le niveau de tolérance qu’ils expriment.
Un effet visite qui se manifeste surtout durant les années de lycée
Afin d’appréhender l’existence d’un effet visite dans ses différentes composantes, quatre effets partiels ont été distingués (un effet préparation, un effet voyage, un effet à court terme, un effet à long terme). Les réponses apportées ont été analysées une à une et dans leurs différentes combinaisons afin de faire apparaître pour chaque question et chaque passation l’existence d’un effet partiel ou l’absence de tout effet.
Quatre effets partiels
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Passation 1 |
Passation 2 |
Passation 3 |
Passation 4 |
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Effets mesurés |
Préparation |
Immédiat |
À court terme |
À long terme |
Une conclusion de l’enquête porte précisément sur le moment où l’effet visite s’observe le plus clairement. Les visiteurs répondent mieux que les autres élèves aux questions de connaissances après s’être rendus à Auschwitz-Birkenau, mais c’est déjà le cas même avant la visite. Ces résultats semblent indiquer que l’effet de la visite est un processus qui s’origine en amont de la visite même – et inclut la visite et ses prolongements. L’attention et l’intérêt des élèves pour Auschwitz-Birkenau commencent vraisemblablement le jour où le projet de visite est abordé en classe et se poursuit après l’expérience du voyage, jusqu’à sa restitution aux autres élèves ou aux parents.
L’enquête effectuée permet également de montrer qu’un effet visite global qui débuterait durant la préparation, se renforcerait avec la visite et se prolongerait à court et long terme ne se produit que pour les connaissances, et de manière exceptionnelle. Ainsi, l’effet attendu par les organisateurs est surtout visible durant les années de lycée et l’avance prise par les visiteurs n’est pas nécessairement durable. De plus, l’écart entre les lycéens visiteurs et les autres s’estompe avec le temps. Le niveau de connaissances des visiteurs ne baisse pas, c’est celui de la population de contrôle qui monte. De même, on n’observe pas une baisse du niveau de tolérance des visiteurs, mais une augmentation de celui de la population de contrôle.
À quoi peut-on attribuer ce rattrapage de la population qui ne visite pas Auschwitz-Birkenau ? Là aussi, différentes explications sont proposées en lien avec les caractéristiques de l’enquête. Ainsi, on observe que les enquêtés de la population de contrôle qui continuent de répondre jusqu’à la dernière passation adoptent, avec le temps, un profil de plus en plus semblable à celui des visiteurs et partagent le même intérêt pour les thèmes abordés par l’enquête. Le fait d’être plus ou moins sensibilisé au thème de la Shoah, d’être bon élève et d’un milieu social favorisé constituent des éléments que l’on retrouve également de plus en plus fortement à mesure que l’enquête se prolonge.
Quand on connaît la dimension exceptionnelle d’Auschwitz-Birkenau, l’impression que peut laisser le lieu, l’émotion qu’il peut susciter, on peut être surpris de constater que le lourd processus mis en œuvre produit essentiellement des effets dans le domaine de la transmission des savoirs. Faut-il demander aux pédagogues et accompagnateurs d’investir autrement l’enseignement et de trouver une approche qui sensibilise mieux les élèves ?
L’approche pédagogique n’est assurément pas seule en cause. Le fait que la visite se déroule dans un cadre scolaire est peut-être moins approprié pour influer sur les valeurs et les opinions des élèves. Il n’en demeure pas moins que les visiteurs interrogés sont majoritairement et le plus souvent tolérants et ouverts d’esprit. Élargir ces visites à des élèves de milieux sociaux plus populaires et inscrits dans l’enseignement technique et professionnel permettrait-il d’observer des variations plus significatives ?
Le bilan globalement positif, mais nuancé, que permet de dresser cette enquête ne comblera pas toutes les attentes, mais il permet de susciter d’autres questions et de mettre en doute aussi bien l’idée que se rendre à Auschwitz-Birkenau a un effet massif et définitif que celle qui voudrait qu’une telle visite n’ait aucun impact.