Les fictions, aussi bien et même parfois mieux que les essais, disent énormément de la société dans laquelle nous vivons. Olaf Klaargard analyse pour Esprit critique ce que révèle le roman Les Républicains, de Cécile Guilbert (Grasset).
En nous invitant à suivre les retrouvailles et les pensées de deux quinquas, anciens de Science Po, au gré d’une soirée dans les beaux quartiers parisiens, Cécile Guilbert livre avec Les Republicains un récit vif et cruellement réaliste sur le monde figé des élites françaises. Au fil des conversations et des déambulations dans les lieux d’histoire et de pouvoir, le roman dessine une véritable analyse sociologique d’une caste de privilégiés, asphyxiée par l’entre-soi.
Au-delà de l’indéniable qualité littéraire du roman – une écriture vive et fluide, un style percutant, des personnages croqués avec brio – qui fera l’objet d’analyses bien plus pertinentes dans d’autres colonnes, l’ouvrage nous intéresse également pour sa capacité sociologique à capter l’air du temps et à dresser un tableau sans concessions de l’état politique et moral de la France en cette veille d’élection présidentielle.
Une vive critique de l’entre-soi et du manque de vision des élites françaises
Loin des caricatures, les deux personnages que tout semble opposer se jaugent, s’agacent, se jalousent et s’attirent pourtant, tiraillés entre leurs convictions et le désir de séduire. Lui, Guillaume Fronsac, est banquier d’affaire. Passé par Sciences Po, l’ENA et les cabinets ministériels, il a le profil type du haut fonctionnaire ambitieux et opportuniste qui a proposé ses services à Édouard Balladur après avoir servi Laurent Fabius. Conscient de sa réussite, de son parcours sans faute mais aussi sans éclat, il est naturellement séduit et intrigué par la « fille en noir ». Elle, étudiante excentrique à Sciences Po, ayant raté l’ENA (qu’elle ne visait que pour être ambassadrice et avoir l’opportunité de voyager et d’écrire), est finalement devenue écrivaine sans pour autant atteindre le sésame de la reconnaissance littéraire : la publication d’un roman. Son idéalisme et son intransigeance l’ont maintenue éloignée des richesses et du pouvoir, pouvoir qu’elle déteste autant qu’il la fascine quand il est incarné par le brillant Guillaume Fronsac.
Ces personnages si différents sont finalement bien semblables, partageant la même vision de l’Histoire et de la politique, issus des mêmes formations (Sciences Po, ENA) et connaissant les mêmes personnes qui fréquentent les mêmes clubs (nos personnages croisent Martine Aubry sortant du dîner mensuel du Siècle avec Stéphane Fouks, Aquilino Morelle et Alain Minc). Ni les différences de sensibilité politique, ni les divergences de parcours professionnels et de vision de la vie ne viennent troubler l’homogénéité et l’entre-soi de cette élite parisienne. Les lieux mêmes qui constituent la scène du roman participent de cette impression de carcan : entre l’Opéra, le Louvre et la place de la Concorde se concentrent les lieux d’histoire et de pouvoir qui suffisent à satisfaire les ambitions des personnages de Cécile Guilbert.
Le roman ne fait pas que mettre en cause cet entre-soi, mais également l’incapacité de ces élites à comprendre et à affronter le déclin moral et idéologique de la France, que l’on touche du doigt dans cette fiction rattrapée à chaque coin de page par le réel, par l’écho des attentats (une alerte est déclenchée à quelques rues de là) et le populisme omniprésent. Comble du désespoir, le cynique et puissant Guillaume Fronsac semble lui-même dépassé et attristé par ce monde désenchanté. La « fille en noir », elle, tentée par le camp de l’idéalisme (choisissant l’absolu de l’écriture et un conjoint, Nathan, à l’« idéalisme lyrique et flamboyant ») ne parvient pas pour autant à retrouver l’espoir pour un pays dont elle ne cesse de comparer la gloire passée – littéraire et politique – à la médiocrité de notre temps (au passage, Cécile Guilbert écrit de très belles pages sur Talleyrand, la Constituante ou le bicentenaire de la Révolution française). En miroir de cette déception, « la fille en noir » semble sur le plan personnel rongée par la frustration de n’avoir réussi à écrire un roman (mais seulement des essais…) et de n’être pas devenue un véritable « écrivain » .
La littérature pour sauver la France ?
Dans ce recoin de l’ambition déçue de l’écrivaine réside peut-être le message d’espoir et la clef de ce monde sans lendemain apparent. Cécile Guilbert nous invite à le penser dès la première phrase du livre : « Longtemps mon existence a été si romanesque que j’ai préféré la vivre au lieu de l’écrire ». Déçue par le réel (que Cécile Guilbert préférait jusque dans l’écriture puisqu’elle a essentiellement écrit des essais), l’auteur choisit ici précisément la forme du roman pour croquer « sociologiquement » la dérive des élites françaises. Comme si la solution pour relever les défis d’un monde en déshérence consistait à jouer avec la fiction et faire entrer la littérature dans le réel pour le ré-enchanter.
Cécile Guilbert prend ainsi un malin plaisir à croiser la fiction et le réel, tant dans l’histoire de ces retrouvailles qu’on imagine volontiers inspirées de moments vécus par l’auteur que dans la description plus vraie que nature d’un Guillaume Fronsac ou de personnages existants des médias (Thierry Ardisson, David Pujadas, Anne Roumanoff) et de la politique (Jean-François Copé, Laurent Fabius, Jacques Attali, Martine Aubry, Donald Trump, François Fillon, Édouard Balladur, etc.) croisés au fil de la soirée. Le personnage de la « fille en noir » enfin, colle à la peau de l’auteur : diplômée de Sciences Po en 1986, comme Cécile Guilbert, devenue écrivaine, comme Cécile Guilbert, tentée par la fiction mais n’ayant percé qu’au travers de ses essais, comme Cécile Guilbert, essais portant sur Marcel Duchamp et le cardinal de Retz pour la « fille en noir » quand Cécile Guilbert s’est fait connaître pour ses essais sur Andy Wharol et le duc de Saint-Simon. Par un hasard réconciliant les deux faces de Cécile Guilbert, le cardinal de Retz comme le duc de Saint-Simon sont tous deux reconnus pour leur talent d’écrivains et non pour leurs carrières politiques faites d’intrigues et de courtisanerie…
Les dernières lignes du livre nous invitent à penser que la « fille en noir » va probablement résoudre ses contradictions en publiant un roman, au moment même où Cécile Guilbert vient de résoudre les siennes en achevant Les Républicains, nous livrant par la même occasion un message d’espoir sur la capacité du roman à ré-enchanter le monde. C’est ce que semble suggérer avec brio Cécile Guilbert, en jouant de sa vie, de ses personnages et des allers-retours entre la fiction et le réel pour nous rappeler que la grandeur et la justice peuvent à nouveau constituer l’horizon de notre idéal politique et que la littérature peut nous y aider. On ne peut qu’y souscrire et se souvenir de ce que Tzvetan Todorov écrivait en 2007 dans un brillant essai, La littérature en péril : « la littérature élargit notre univers, nous incite à imaginer d’autres manières de le concevoir et de l’organiser (…) et procure des sensations irremplaçables qui font que le monde réel devient plus chargé de sens et plus beau ».