Les réajustements internationaux mis en scène au Venezuela

Le 10 janvier 2025, la cérémonie de prise de fonction de Nicolás Maduro, réélu à la tête du Venezuela, a provoqué un écho international partagé entre dénonciation d’un bourrage antidémocratique des urnes et légitimation d’un leader réélu par son peuple. Pour autant, doit-on observer dans les réactions de la communauté internationale un antagonisme opposant, comme autrefois, un camp des libertés et un camp autoritaire et illibéral ? Pour Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine et des Caraïbes, les événements de Caracas ont cristallisé la recomposition en marche de l’équilibre géopolitique.

Le 10 janvier 2025, Nicolás Maduro a entamé sa troisième présidence du Venezuela. Bien que cette cérémonie concerne le chef d’un État relativement modeste au regard de la communauté internationale, la presse mondiale a considérablement couvert l’événement. Pour quelles raisons, et pour quels enjeux ? Les grilles d’intelligibilité guidant les lectures étant très différentes, et souvent opposées, quelle conclusion tirer à partir des couvertures médiatiques ?

L’embrasement des journaux, des télévisions et des réseaux sociaux a trouvé son origine – si l’on s’en tient aux propos publics des uns et des autres – dans la contestation de l’élection présidentielle vénézuélienne du 28 juillet 2024. Pour les uns, elle aurait été manipulée ; pour les autres, elle a été orchestrée agressivement par des intervenants extérieurs. Premier magistrat sortant, Nicolás Maduro s’est déclaré vainqueur, en invoquant sa bonne foi et l’aval favorable du Tribunal suprême, ainsi que la bénédiction d’un groupe d’États. Edmundo González Urrutia, candidat malheureux du second tour, l’accuse d’avoir « bourré les urnes », point de vue partagé par un certain nombre de gouvernants étrangers. Aucun compromis n’ayant été trouvé, la fièvre est montée au point de faire du 10 janvier 2025 une journée symbole des dénis démocratiques.

Il est difficile de contester la fraude. Les règles du jeu électoral ont toutes joué en faveur du candidat officiel : inégalité des moyens matériels et financiers entre Nicolás Maduro et ses opposants, mise à l’écart des candidats les plus aptes à affronter le sortant, non-communication des procès-verbaux de chaque bureau de vote comme l’exige la loi électorale, validation du résultat par une institution judiciaire incompétente, le Tribunal suprême de justice, composé depuis 2017 de magistrats aux ordres de l’exécutif – autant de facteurs qui expliquent le ras-le-bol d’Edmundo González Urrutia et de ses amis politiques et le fait qu’ils aient pris le monde à témoin. En revanche, l’écho et le contre-écho provoqués par cet appel au secours international étaient moins prévisibles.

La montée des tensions a en effet glissé du local au global de façon inattendue. Cette dérive est surprenante, compte tenu de ce qu’est le Venezuela : un État d’Amérique latine, aux énormes réserves pétrolières, mais en sous-production, au PIB introuvable, d’une superficie de 916 000 kilomètres carrés et d’environ 30 millions d’habitants. Comment comprendre cette montée d’adrénaline autour d’un tel pays, propagée de Buenos Aires à Madrid, de Lima à Mexico, de Santiago du Chili à Panama-ville, jusqu’à atteindre Washington D.C. et l’Europe  ? Pourquoi la dispute électorale vénézuélienne a-t-elle provoqué un tel tohu-bohu international ? D’autres consultations, en Arabie saoudite, en Biélorussie, en Chine, à Cuba, en Iran, au Kenya, au Nicaragua, en Russie, au Rwanda, en Thaïlande ou en Tunisie ont fait débat et nourri des polémiques, sans pour autant atteindre une intensité aussi mondialisée.

La presse française, européenne, et celle de beaucoup de pays latino-américains ont peu développé cet aspect de la crise. Quand elles l’ont fait, elles en ont donné une version partielle et partiale, souvent par défaut, parfois par intention, dénonçant le comportement frauduleux des autorités de Caracas, condamnées par la communauté internationale, légitimant les protestations des opposants. Les différents organes de presse cités mentionnent, pour les uns, un régime dictatorial par essence, pour les autres, un régime en glissement progressif. Il conviendrait selon les médias mainstream d’aider Edmundo González Urrutia à occuper le fauteuil présidentiel au moyen de pressions extérieures renforcées, en refusant de reconnaître le résultat de l’élection. Les presses de Chine, Cuba, Nicaragua, de Russie, de Turquie et des pays du Sahel ont porté un regard différent, considérant que la volonté du peuple s’est exprimée de façon valable et qu’il convenait d’aider le Venezuela à résister aux campagnes de calomnie et aux pressions déstabilisatrices venues de puissances occidentales aux visées impériales.

Le bruit médiatique universel généré par la crise électorale vénézuélienne doit être écouté avec attention, car il véhicule une double résonance. D’abord, il dénonce des manipulations électorales contraires aux valeurs démocratiques, utilisées par les défenseurs du droit et des libertés en devoir de solidarité. Mais au-delà du bruit, l’internationalisation inattendue de cette crise électorale mérite un examen plus attentif, car il rend lisibles les nouveaux réajustements entre nations du monde.

En Amérique latine, les présidents argentin, chilien, dominicain, équatorien, guatémaltèque, panaméen, paraguayen, péruvien et uruguayen ont reconnu la victoire du candidat de l’opposition, Edmundo González Urrutia. Les chefs d’État d’Argentine, d’Uruguay, du Pérou et de République dominicaine sont allés plus loin et ont réservé à Edmundo González Urrutia un accueil présidentiel avant même le 10 janvier 2025. Brésil, Colombie et Mexique ont, en revanche, demandé l’organisation d’une nouvelle consultation.

Du côté de la communauté internationale, les États-Unis de Joe Biden ont refusé de valider la victoire de Nicolás Maduro, le président sortant ayant reçu Edmundo González Urrutia à la Maison Blanche en tant que chef d’État élu. De la même manière, les pays européens ont considéré comme nulle et non avenue la victoire de Nicolás Maduro : l’Espagne a accordé l’asile politique à Edmundo González Urrutia, le Parlement européen lui a décerné le Prix Sakharov des droits de l’homme et les gouvernements n’ont pas assisté à la prise de fonction de Nicolás Maduro. En revanche, l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie et la Pologne n’ont accordé aucune légitimité présidentielle à Edmundo González Urrutia.

En revanche, à l’image de la Bolivie, de Cuba, du Honduras et du Nicaragua, plusieurs États non américains ont salué la victoire de Nicolás Maduro : l’Algérie, la Biélorussie, le Burkina Faso, la Chine, la République démocratique du Congo, l’Iran, le Mali, le Nigéria, l’Ouganda, la République arabe sahraouie démocratique (État non reconnu par la majorité de la communauté internationale), la Russie, la Serbie et la Turquie. Leurs représentants, présidents (Cuba et Nicaragua), ministres, parlementaires ou ambassadeurs ont assisté aux manifestations du 10 janvier 2025 aux côtés de Nicolás Maduro, tout comme la Ligue arabe, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et plusieurs pays de la Communauté caribéenne (Caricom). Le Forum de São Paulo a organisé une réunion de travail avec le Parti des travailleurs brésilien (PT). Un « Forum antifasciste » a réuni, selon la presse locale, 2000 délégués originaires d’une centaine de pays. Les diplomates du Brésil, de la Colombie et du Mexique ont également pris part aux festivités en dépit de leur positionnement critique.

Les cérémonies du 10 janvier 2025 à Caracas ont ainsi mis en scène de nouvelles alliances antagonistes. Mais s’agit-il, selon le récit de la presse et des gouvernements occidentaux, d’un conflit opposant démocraties et autocraties, d’une sorte de réaménagement actualisé des batailles d’hier ayant opposé « le camp des libertés » à celui du « communisme soviétique » ? D’un côté, on trouverait dans le camp de l’opposition les pays de l’Alliance atlantique, accompagnés d’un certain nombre de pays latino-américains ; de l’autre, la Chine, la Russie et plusieurs régimes autoritaires et illibéraux, africains et asiatiques. Le commentaire a le mérite de la simplicité mobilisatrice, mais cette grille de lecture, fondée sur les libertés, n’est pas à l’usage satisfaisante.

Le camp des « méchants » – le terme étant utilisé dans un sens idéologique et moral – est bien l’allié de Nicolás Maduro. On y trouve le Nicaraguayen Daniel Ortega comme le Russe Vladimir Poutine, l’un et l’autre ayant réduit dans leurs pays le champ des libertés publiques à sa plus simple expression, Vladimir Poutine ayant par ailleurs violé la Charte des Nations unies en envahissant son voisin ukrainien. Divers régimes illibéraux, comme la Turquie, ont également tenu à être présents à Caracas, ainsi que des gouvernements militarisés d’Afrique (Burkina Faso et Mali) ou à parti unique (Chine et Cuba). Mais il est difficile de mettre dans ce même sac la Bolivie ou le Honduras, qui sont des démocraties pratiquant l’alternance et qui ont pourtant fait le déplacement à Caracas, tout comme le Brésil, la Colombie et le Mexique, représentés à Caracas par leurs ambassadeurs et leurs formations partisanes.

L’application de grilles de lecture éthiques est par ailleurs à double tranchant pour les États qui jugent et jaugent le monde à l’aune du droit et des libertés. Les « grandes démocraties » respectent bien les valeurs de leurs constitutions respectives, mais peinent à rester « dans les clous ». En Roumanie, l’élection présidentielle du 24 novembre 2024 a été annulée, dans une ambiguïté juridique couplée d’une grande discrétion médiatique1Alexandre Riou, Annulation de l’élection présidentielle en Roumanie : un séisme à la réplique inattendue, Fondation Jean-Jaurès, 12 décembre 2024.. Israël a envahi unilatéralement la Bande de Gaza, le Liban et la Syrie. Des faits relevant de la Cour pénale internationale ont fondé sa mise en examen internationale. La France a suspendu, sans justification juridique et moral, Israël des règles d’application fixées par le Traité de Rome instituant une Cour pénale internationale, traité qu’elle a pourtant signé. Aux États-Unis, le président entrant Donald Trump, garant de l’ordre juridique interne comme interétatique et de l’éthique démocratique, a été formellement reconnu coupable de 34 chefs d’accusation par un tribunal new-yorkais – ce qui ne l’a pas empêché de déclarer son intention d’annexer au besoin par la force divers territoires étrangers (le Canada2Pierre-Alexandre Beylier, La frontière Canada/États-Unis à la veille de la seconde présidence Trump, entre crispations et attaques, Fondation Jean-Jaurès, 17 janvier 2025., le Groenland et le Panama), en se réservant le droit d’intervenir militairement au Mexique.

Le « camp des libertés » défend par ailleurs une opposition vénézuélienne ayant un ancrage d’extrême droite. La cheffe de l’opposition, María Corina Machado, interdite de candidature présidentielle par les autorités de Caracas, a signé la « Lettre de Madrid », document fondateur de l’ibérosphère fondée par le parti d’extrême droite espagnol Vox. Elle a pu trouver dans ce réseau des soutiens institutionnels, comme ceux du chef d’État argentin, Javier Milei, et de républicains nord-américains actifs au sein de la Conférence d’action politique conservatrice (CPAC). La défense des libertés, effectivement attaquées par le régime de Nicolás Maduro, a été instrumentalisée à des fins de politique intérieure par ces partis et d’autres formations concurrentes de droite. On le constate, par exemple, en Espagne alors que Vox, le Parti populaire espagnol et la presse correspondante diabolisent le gouvernement socialiste en l’interpellant quotidiennement au sujet du Venezuela. Les forces les plus réactionnaires d’Amérique latine, les amis du clan brésilien des Bolsonaro, Javier Milei et son mouvement La Liberté avance, le parti républicain du Chili, exercent des pressions et un chantage similaire sur les responsables et formations progressistes de leurs pays respectifs.

Les lignes de partage ne sont donc pas, ou pas uniquement, idéologiques. Les positionnements sont plus fluides que radicalement alignés sur une position intransigeante, dans les deux « camps ». Brésil, Colombie et Mexique ont fait acte de présence à Caracas, tout en proposant un compromis, la tenue d’une nouvelle consultation. Les Européens ont déroulé un tapis rouge à Edmundo González Urrutia, qui avait tenté de forcer l’alternance présidentielle. Aucun ambassadeur européen n’a assisté aux cérémonies d’investiture de Nicolás Maduro, mais les ambassades européennes de Caracas sont restées ouvertes. La position des États-Unis reste une inconnue. Joe Biden a bien reçu à la Maison-Blanche Edmundo González Urrutia, mais Donald Trump, qui ne s’était pas exprimé au lendemain de la présidentielle vénézuélienne et qui a pris ses fonctions le 20 janvier 2025, n’a pas rencontré le leader de l’opposition alors qu’il était à Washington D.C.

Le 20 janvier 2025, le spectacle offert à Caracas est bien davantage qu’une confusion des idées et des sentiments. Il est aussi une mise en scène du désordre des codes de conduite internationaux. Pour le Brésil de Lula, la Colombie de Gustavo Petro et le Mexique de Claudia Sheinbaum, ce qui se joue au Venezuela, au-delà du respect des valeurs démocratiques, est l’acte d’un drame au livret dédié aux nouveaux rapports internationaux : la chute de Nicolás Maduro pourrait affaiblir par « effet domino » les aspirations d’autonomie souveraine des gouvernants souhaitant desserrer les règles imposées par les États-Unis et leurs alliés, depuis la fin de la guerre froide. Le positionnement de la Chine, de la Russie, de l’Iran, de la Turquie et des pays du Sahel en faveur de Nicolás Maduro, comme celui de la Bolivie, de Cuba et du Nicaragua relèvent aussi de leur appréciation de l’ordre international plus que d’une quelconque sympathie idéologique. La montée en puissance d’un grand affrontement entre Pékin et Washington est, le 10 janvier 2025, passée par Caracas. Pays aux ressources énergétiques majeures, allié de la Chine et de la Russie, candidat à l’adhésion au groupe BRICS, le Venezuela est une pièce importante dans ce grand réajustement du monde, constat conforté par la présence du secrétaire général de l’OPEP. La prudence des Européens et les ambiguïtés de Donald Trump, adepte du bilatéralisme inégal, avantageux pour les États-Unis, trouvent sans doute là aussi leur raison principale. Le monde concurrentiel qu’annonce le retour de Donald Trump, privilégiant les rapports de force, a manifestement distillé ses effluves sur les cérémonies de Caracas.

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