Assiste-t-on à un grand lâchage des pulsions ? C’est bien la perception qu’ont les Français, qui déplorent une montée et une intensification des violences – mais qui y prennent largement leur part. En s’appuyant sur l’étude sur les violences verbales en France réalisée par ViaVoice pour la Fondation Jean-Jaurès et la Macif, Gérald Garutti, directeur du Centre des arts de la parole1Le CAP – Centre des arts de la parole a pour mission de se parler pour se relier – se parler plutôt que s’entretuer. Fondé par Gérald Garutti, il porte un humanisme de la parole. Instance de référence des arts essentiels de l’oralité, il vise à créer du lien – à recréer du commun. À former, transformer, rayonner, rassembler. À revaloriser la parole et à construire la parole responsable. Pour refaire société et réparer la démocratie. Il œuvre à surmonter la violence par l’écoute, le dialogue, le débat. À démocratiser les arts de la parole. À développer les compétences pour parler juste. À renforcer la cohésion pour grandir ensemble. Il propose des publications pour comprendre, des créations pour sensibiliser, des parcours pour transformer. Son organisme de formation transmet aux organisations les clés des sept arts de la parole pour mieux interagir, s’écouter, se parler, se relier – pour faire de chaque prise de parole un acte sensé, responsable, pertinent, performant. Créé à Aubervilliers, artistique et citoyen, francophone et multilingue, il est un espace de création, de réflexion, de transmission et de débats. Au-delà d’un lieu, le CAP est un mouvement. À vocation nationale et internationale, il intervient sur tous les territoires. Écosystème de la parole responsable, il se projette en fédération citoyenne., analyse le rapport que nos concitoyens ont aujourd’hui à la figure de l’autre, dans un monde où la colère s’exprime de plus en plus comme un exécutoire aux tensions et aux frustrations contemporaines.
« Le monde est violent. » Maxime qui résonne depuis la nuit des temps. Qu’il entérine un état de fait vécu comme naturel, qu’il déplore un fléau perçu comme intolérable ou qu’il sacralise une pratique considérée comme fondatrice, cet adage traverse les âges. Au point qu’on serait bien en peine de débusquer les époques qui en sont exemptes. En dix mille ans d’existence et d’expériences, a-t-il jamais existé une société humaine sans violence – tant dans sa réalité que dans ses modalités de perception et de représentation ? La violence, encore amplifiée par sa mise en spectacle si souvent jubilatoire – voyez les jeux du cirque, les exécutions publiques et les mises à mort médiatiques –, n’est-elle pas consubstantielle à l’humanité – à tous les degrés ? Nous sommes la seule espèce à tuer, à violer, à dépouiller, à torturer pour en jouir – et pas seulement pour se nourrir. « De tous les animaux, l’homme est le seul à être cruel. Il est le seul à infliger de la douleur par plaisir », « le seul qui a recours aux insultes et méchanceté, les rumine, attend qu’une occasion se présente et se venge ». Ainsi écrit Mark Twain il y a un siècle dans Cette maudite race humaine, recueil d’essais publiés à titre posthume – pour solde de tout compte2Mark Twain, Cette maudite race humaine, traduit par Isis von Plato et Jörn Crambeleng, Arles, Actes Sud, 2018..
Dès lors, existe-t-il même, dans toute l’histoire humaine, une période – fût-elle d’apaisement après la tempête, d’accalmie après la crise, de paix après la guerre, de renaissance après la catastrophe – durant laquelle la sensibilité à la violence n’ait pas eu matière à être heurtée – a fortiori au fil des derniers siècles où avec l’avènement de la modernité s’est inventée une nouvelle forme de sensibilité ? Deuxième adage – qui se répercute lui aussi du fond des âges : « le monde est de plus en plus violent ». La perception de la violence vire ici à la sensation de sa radicalisation.
Et pourtant, notre démocratie occidentale contemporaine se revendique hautement moins violente que les configurations sociopolitiques des époques antérieures. Elle les (mé)considère d’ailleurs comme autant de mondes inversés, aux antipodes de sa bienveillance providentielle et de sa tendre aménité. La crudité préhistorique, la cruauté romaine, la brutalité médiévale, la barbarie coloniale, la boucherie impérialiste, la terreur révolutionnaire, l’horreur totalitaire – autant de contrepoints dépeints comme dystopiques et férocement rejetés. Par contraste envers ces sociétés infernales, quel paradis que la nôtre aujourd’hui ! Douce France, cher pays de moindre violence – bien moindre en tout cas qu’aux temps maudits de ses sales guerres et de ses sombres occupations – souvenez-vous, c’était hier. Oui, nous progressons, paraît-il. Dès lors, seule notre sensibilité exacerbée nous empêcherait d’apprécier à leur juste valeur nos admirables progrès sur l’échelle de la tempérance. Que ne savourons-nous notre sublime modération à la pointe de la civilisation, a fortiori au regard des champs de massacres dont l’empilement successif compose les strates de l’histoire. Sans vouloir y penser, de nos pieds délicats nous foulons un mille-feuille de charniers.
Voire. Il y a maintes formes de violence. Toutes ne portent pas la marque rouge du sang ou le stigmate du meurtre. À cet égard, il est indéniable que notre époque se montre cruellement imaginative pour déployer tout un arsenal de violences variées qui prolifèrent à la démesure de son évolution, de son accélération, de sa profusion, de ses inventions. Une violence qui, pour n’être pas toujours immédiatement et directement physique, n’en est pas moins croissante – et parfois hyperbolique – à travers de multiples manifestations, via toute une gamme d’agressions, des plus subtiles aux plus massives. Pourtant forgée à coups d’institutions, de répressions, de codes et de lois pour encadrer les débordements et tout risque d’émoi – notamment les redoutables « émois populaires », ces émeutes d’où jaillissent les révolutions –, notre société développe et multiplie les techniques, les espaces et les véhicules où donner toujours davantage libre cours à nos pulsions. Accélérée par la vitesse, radicalisée par les technologies, elle vire à une civilisation des chocs qui génère et accélère les particules de la colère.
À l’appui de cette analyse, instructive s’avère l’étude d’opinion sur les violences verbales en France réalisée en mai 2024 par ViaVoice pour la Macif et la Fondation Jean-Jaurès.
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Abonnez-vousLe grand lâchage des pulsions
La violence, c’est les autres
S’observe donc aujourd’hui en France aussi bien un accroissement de la violence qu’une perception de son augmentation et de son intensification. Et cette violence vaut dans les deux sens. Violence infligée – selon leurs propres dires, 77% des Français font preuve de violences verbales. Violence constatée – 86% des Français les considèrent de plus en plus répandues. Ainsi, 8 Français sur 10 se disent tout autant les auteurs de violences verbales que les spectateurs de leur accroissement. Celui-ci vaut tant en quantité qu’en intensité – la même majorité écrasante (81%) considère que la violence est plus intense ces dernières années, avec en bonne part l’impression qu’elle s’installe (47%). Ce sentiment que la violence verbale est plus répandue et plus intense se manifeste davantage chez les femmes (+8%). Ainsi, tant active que ressentie, la violence verbale s’impose globalement par sa fréquence et sa brutalité croissantes.
Toutefois, de façon apparemment paradoxale, tout en se reconnaissant les auteurs quotidiens et même routiniers de ces violences, les Français ne se sentent pas pour autant responsables de la prolifération de celles-ci – prolifération qu’ils ressentent pourtant massivement. Ainsi, s’ils ont pour près des deux tiers (62%) l’impression de ne pas dire plus d’insultes qu’auparavant sur la route, ils ont pour plus de la moitié (56%) l’impression que les autres en disent davantage qu’auparavant. Autrement dit, la violence, c’est les autres. En matière de perception, ce sont les autres qui sont plus violents – tous autant qu’ils sont. Pourquoi ce sentiment de violences verbales de plus en plus fortes chez les autres – tout à la fois en volume et en férocité ? Et pourquoi ce point aveugle sur soi-même ?
La grande décharge
Parce que ça sort tout seul – sans conscience de soi-même. Par accès de colère. Par éclats – sans contrôle. Par décharge. Sans filtre. Sans retenue. Parce qu’il y a moins de barrières aux pulsions. À l’inverse du mouvement de civilisation des mœurs analysé par Norbert Elias sur plusieurs siècles – du libre cours à la violence à la domestication des élans, de la fureur des guerriers à l’étiquette des courtisans. À rebours de la canalisation des pulsions préconisée par Freud – aimer, créer et travailler. Sans sublimation ni catharsis – sans conversion des énergies vers une forme plus élaborée ou vers un objet plus élevé. Il y a une libération des pulsions, sous l’effet de catalyseurs et d’accélérateurs. Ainsi explosent les particules de la colère.
Car il faut que ça sorte. Il faut un exutoire. Il faut que l’énergie pulsionnelle se libère. Nul hasard si la quasi-totalité des insultes provient du champ de la sexualité : « connard/connasse » (48%), « con/conne » (43%), « salaud/salope » (11%), « pute/fils de pute » (5% et 8%), « enculé » (13%), « pédé » (5%). Puisque la sexualité constitue l’espace fondamental du pulsionnel. C’est bien de là que pour beaucoup « ça » part. À l’exception notable d’« abruti » (31%), de « tocard » (7%) et de « bouffon » (1%), qui renvoient tous trois à une déficience mentale ou un défaut de sérieux. Dans tous les autres cas, l’insulte ravale l’autre à une chose purement sexuelle – en objet de fureur. Avec une jouissance dans la rage – à l’instar de celle qu’éprouve l’amazone Penthésilée lorsque dans sa furie elle frappe à mort, à coups de poignard redoublés : « Là ! Là ! Là ! Là ! Encore ! – C’est bon »3Heinrich von Kleist, « Penthésilée », dans Théâtre complet, traduit par Ruth Orthmann et Éloi Recoing, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2001, p. 552..
Le lâche soulagement de la pression
Nécessité (intérieure) fait loi
Ces violences verbales sont-elles vraiment nécessaires ? En un sens, cette question est hors jeu. Ce que reconnaissent bien volontiers les trois quarts des Français : bien sûr qu’elles ne sont pas « nécessaires », ces violences – même si selon cette étude elles le sont quand même un peu plus pour les hommes de moins de 35 ans. Et même, plus nombreux encore (82%) sont les Français qui admettent que de telles violences ne permettent nullement de « régler le problème ». C’est que de ces violences, l’enjeu ne porte pas sur leur point d’arrivée – dénouer une situation, aboutir à un résultat, apporter une solution – mais sur leur point d’origine – manifester une émotion, décharger une pulsion, libérer l’agressivité.
La nécessité ne relève pas d’une visée objective mais d’une poussée subjective. L’insulte répond à un besoin intérieur, non à une finalité pratique. Aussi le critère n’est-il pas l’utilité. Bien sûr que ça ne sert pas. Au contraire. Ou plutôt si – ça sert, mais alors comme au tennis – avec un sacré service de bourrin qui vise à démâter l’adversaire. Ça balance. Ça envoie. Ça frappe. Ça cogne. Et même souvent, ça dessert. La plupart du temps, effectivement, ça ne « règle pas le problème » – voire ça l’empire. Mais ça permet de satisfaire les pulsions – certes de façon souvent contreproductive. Voilà pourquoi tout en reconnaissant que ces violences sont inutiles, leurs auteurs disent en ressentir au mieux un soulagement passager (41%), et au pire une peur des représailles (18%), du stress (17%), du regret (15%) voire de la honte (8%) – avec, entre ces deux polarités positive et négative, une regrettable absence d’effet (35%). C’était bien la peine.
Passions tristes, transports furieux
S’observe ainsi un foisonnement d’incivilités et d’insultes. Charriées par la colère, la haine, la frustration – les pulsions négatives, les passions tristes. Avec pour moteur principal la peur – dont au premier chef, sur la route, la peur de l’accident (66%), soit le risque de mort – la peur pour sa vie. L’instinct primal. Et avec pour adjuvant négatif la pression – sous toutes ses formes, le stress (29%), la précipitation due au retard (28%), la fatigue (21%). Mais aussi l’indignation – celle de ne pas voir le code respecté. L’humiliation – de ne pas se sentir respecté.
Nous vivons sous pression perpétuelle. Où pouvons-nous encore respirer ? Nous sommes dans une société de l’impatience. Tels des cocottes-minute perpétuelles – prêts à exploser à tout au moment, au moindre coup de chaud, à la moindre embardée. Gorgés de frustrations. Sur la ligne de fracture – entre chocs et contrechocs. On s’insulte de plus en plus. On laisse libre cours aux « transports », aux traits, aux élans, aux accents de colère. On se lâche de plus en plus – on se retient de moins en moins. Pourtant, « un homme, ça s’empêche », écrit Albert Camus dans Le Premier Homme4Albert Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 66 : « Non, un homme, ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme, ou sinon… », rapportant là, de son père mort à la guerre un an après sa naissance, la seule parole qui lui reste. Voilà ce qui s’appelle recevoir la responsabilité en héritage. Un être, ça se contient, ça se retient, ça se maîtrise, ça se dépasse – ça se tient. Tout l’inverse de ce que l’on constate chaque jour davantage sous couvert de libération – jusqu’à la libre fureur.
L’atomisation de l’autre
L’autre comme obstacle
Et il est bien rare que ces pulsions se déchargent envers soi-même. De façon générale, les destinataires des violences verbales sont bien sûr les autres – dans les deux tiers des cas – et même à 70% chez les moins de 35 ans. L’autre constitue l’exutoire, le catalyseur – l’occasion de l’éruption. En régime normal, dans le cadre du contrat social, ma liberté se termine là où commence celle de l’autre. C’est dire que dans l’absolu, l’existence de l’autre n’est pas censée être en soi une entrave à mon développement. En revanche, dès lors que je conçois ma liberté comme le fait de pouvoir faire absolument tout ce que je veux sans limites – et surtout pas celles de l’autre –, celui-ci m’apparaît d’emblée comme un pur obstacle – à ma liberté, à mes mouvements, à mon déploiement, à mon existence même. Voilà comment on sort du cadre social pour sombrer dans la guerre de tous contre tous.
Ce qui s’exprime ici, dans cet assaut systématique envers l’autre à la gorge duquel on s’empresse de sauter à chaque tourment et à chaque tournant, c’est bien sûr l’hyper-individualisme contemporain – le chacun pour soi. Le tout-à-l’ego. À l’inverse de l’« après vous » posé par le philosophe Emmanuel Levinas comme « présupposé de toute relation humaine » – cet impératif qui fait que l’on cède sa place à l’autre au lieu de lui passer devant – ou dessus : « Après vous : cette formule de politesse devrait être la plus belle définition de notre civilisation »5Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio Essais », 1984, p. 93-94.. Une reconnaissance de l’altérité universelle à ne pas confondre avec la manière d’égoïsme en communauté qui se pare des atours de l’intérêt général. À travers « la concurrence dans l’espace public » et « la confrontation des mobilités », où « la mobilité de l’autre apparaît comme contrariante », ce qui se joue, c’est une nouvelle loi de la jungle, chaque jour un peu moins étayée par le respect des codes et des règles – à commencer par celles de l’éthique.
Les engrenages de la toute-puissance
Si l’autre n’existe pas, tout est permis. Y compris l’atomisation de l’autre. À travers toutes ces violences verbales se manifeste un sentiment de toute-puissance accentuée par l’addiction à l’instantanéité, avec obtention immédiate de tout ce que je désire. Dès lors, je tolère de moins en moins la limite, et donc l’autre – puisque l’autre est ce qui me limite. Du haut de mon écran ou de mon volant, je décide de tout – je suis maître de tout. Le click and connect – la civilisation du désir puéril, celle du tout tout de suite – je clique, j’obtiens. Qui ne supporte plus la moindre frustration.
De telles dynamiques suscitent naturellement des engrenages de violence. À preuve les faits divers – où sans réfléchir on appuie tout de suite sur la détente. Avec tout un jeu de violences réciproques qui entraînent un cercle vicieux. Avec dégénérescence de réactions hyperboliques. Avec charges et décharges réciproques. Surenchères et escalades. Ainsi d’un passant battu à mort pour une simple broutille survenue dans la rue. Oui, l’intolérance à la norme, à la limite, à la frustration sociale – à la frustration tout court – ne cesse de s’accroître. Au point d’aboutir dans un tiers des cas à un passage à l’acte, avec transformation de la violence verbale en violence physique. Et dans près des deux tiers des cas (63%), avec la conscience claire que la violence physique découlera forcément de la violence verbale. Des paroles brutales aux actes violents, il n’y a pas même un pas.
Les accidents de la circulation
L’art de garder la bonne distance
Dans quels espaces s’exercent ces violences verbales ? Dans les transports – là où ça circule. Dans les espaces de circulation donc – en particulier ceux à forte population et à haut débit : dans la rue, sur les réseaux sociaux. Dans des espaces de concentration et de vitesse. Là où ça passe, se presse, se croise, s’entasse – le plus et le plus vite possible. Par opposition au for intérieur, à la sphère privée, aux espaces où l’on peut se replier, se retrouver – se réfugier.
Verba volent. Les paroles s’envolent, les violences verbales restent. Avec pour longtemps la marque du trait, de la pique, du tacle – le rouge aux joues, le feu au cœur. Cette économie inflationniste de l’insulte découle aussi de la vitesse exponentielle, de l’accélération systématique, de la multiplication des chocs dont protègent de moins en moins les barrières prises en défaut. Entrent ici en jeu les modalités de contacts et de vitesse. Nul hasard s’il se produit bien plus de violences verbales sur les réseaux sociaux (71%) et dans la rue (65%) – là où ça se confronte, se frotte, se heurte, se cherche, se choque –, bien moins à la radio (18%) et dans les journaux (12%), et quasiment pas en avion (3%) et en littérature (3%). Dans ces deux derniers champs s’exerce une prise de distance – un envol et une plongée, un recul et un surplomb. En termes d’espaces de confrontation, les réseaux sociaux se trouvent ainsi à l’opposé de la littérature – ils marquent deux polarités contraires en termes de distance et de temporalité – de conscience et de responsabilité. Comme le dit le philosophe Emmanuel Kant, j’appelle public la société des gens qui lisent – ceux qui prennent de la distance grâce à leur livre ou leur journal. Avec prise de recul – à l’inverse du crash, ce contact extrême, ce choc mortel. Une prise de distance qui s’accomplit aussi dans le for intérieur.
La préservation du for(t) intérieur
Au fond, une bonne part des accidents proviennent de l’irruption et de l’épanchement non maîtrisés de l’espace intérieur vers les espaces extérieurs – et vice versa. Dans notre société il y a de moins en moins d’intérieurs. Peut-être même notre ère marquera-t-elle la fin de l’intériorité. Auquel cas, il n’y aura plus que du dehors – puisque tout sera public – réseaux sociaux et surveillances obligent. « Asile », demande Quasimodo dans Notre-Dame de Paris afin d’offrir protection à Esmeralda. Donnez-moi une cathédrale – une église au moins – ou même une simple cabane où je pourrai demeurer à l’abri des assauts du monde. Sans subir d’intrusion. Nous vivons avec l’impression justifiée d’être exposés à tout, en permanence, de ne pas à être à l’abri. Il existe moins d’espaces à soi, privés, protégés, en retrait. Nous subissons l’invasion des espaces-temps, à toute heure, à tout moment, avec la perte de distinction entre domicile et bureau, induite notamment par le télétravail. Forts de notre pseudo-liberté – celle d’être envahis à tout instant. Victimes des mini-agressions que nous imposent le flot des notifications et sollicitations – l’intrusion perpétuelle. Cette perte de frontière entre public et privé constitue l’une des caractéristiques des totalitarismes, dans la réalité historique et en littérature contemporaine – de Kafka à Big Brother. À l’inverse, la liberté véritable requiert un espace préservé. Une chambre à soi, comme l’écrivait Virginia Woolf. Un lieu de silence où peut résonner une parole sans violence.
- 1Le CAP – Centre des arts de la parole a pour mission de se parler pour se relier – se parler plutôt que s’entretuer. Fondé par Gérald Garutti, il porte un humanisme de la parole. Instance de référence des arts essentiels de l’oralité, il vise à créer du lien – à recréer du commun. À former, transformer, rayonner, rassembler. À revaloriser la parole et à construire la parole responsable. Pour refaire société et réparer la démocratie. Il œuvre à surmonter la violence par l’écoute, le dialogue, le débat. À démocratiser les arts de la parole. À développer les compétences pour parler juste. À renforcer la cohésion pour grandir ensemble. Il propose des publications pour comprendre, des créations pour sensibiliser, des parcours pour transformer. Son organisme de formation transmet aux organisations les clés des sept arts de la parole pour mieux interagir, s’écouter, se parler, se relier – pour faire de chaque prise de parole un acte sensé, responsable, pertinent, performant. Créé à Aubervilliers, artistique et citoyen, francophone et multilingue, il est un espace de création, de réflexion, de transmission et de débats. Au-delà d’un lieu, le CAP est un mouvement. À vocation nationale et internationale, il intervient sur tous les territoires. Écosystème de la parole responsable, il se projette en fédération citoyenne.
- 2Mark Twain, Cette maudite race humaine, traduit par Isis von Plato et Jörn Crambeleng, Arles, Actes Sud, 2018.
- 3Heinrich von Kleist, « Penthésilée », dans Théâtre complet, traduit par Ruth Orthmann et Éloi Recoing, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2001, p. 552.
- 4Albert Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 66 : « Non, un homme, ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme, ou sinon… »
- 5Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio Essais », 1984, p. 93-94.