Les nommer, les combattre : analyse à plusieurs niveaux des violences sexistes en ligne

Afin de mettre en lumière le fléau des violences sexistes et sexuelles ainsi que leur lien avec les inégalités fondées sur le genre, la Fondation Jean Jaurès et la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS) s’associent pour une série de publications. Dans celle-ci, Chiara De Santis et Lilia Giugni, co-fondatrices de GenPol (Gender & Policy Insights), spécialisé dans les questions de genre, se penchent sur les violences sexistes en ligne, leurs ressorts, le cadre juridique existant au niveau européen pour les combattre. Elles soumettent aussi des recommandations pour renforcer la lutte contre le cyberharcèlement.

Introduction

Des utilisateurs de Twitter menacent de violer brutalement la députée britannique Stella Creasy, de filmer l’agression, de couper et manger ses seins, avant de la décapiter. Son crime ? Avoir soutenu une campagne visant à faire figurer une femme sur les billets de banque en livre sterling. Un jeune homme italien partage dans une conversation WhatsApp des photos intimes de son ex-petite amie, sans le consentement de cette dernière. Pendant la pandémie de Covid-19, un groupe de femmes américaines se retrouvent sur Zoom pour une réunion de travail, qu’elles quittent choquées lorsqu’une vidéo pornographique non sollicitée leur est envoyée alors qu’elles se connectent à l’événement virtuel.

Ces histoires apparemment sans liens entre elles sont toutes des illustrations de la violence sexiste en ligne, une forme d’abus qu’auraient déjà expérimenté 73% des femmes dans le monde, comme le révèle une enquête des Nations Unies, et ce depuis le plus jeune âge, si l’on en croit l’Agence européenne des droits fondamentaux. En 2014, une jeune femme (15 ans et plus) sur cinq avait déjà signalé des cas de harcèlement sexuel en ligne à travers le continent. À mesure que les mœurs évoluent et que les femmes choisissent de contribuer aux débats publics, leur exposition aux agressions en ligne augmente considérablement. En 2018, par exemple, les femmes politiques interrogées par Amnesty International aux États-Unis et au Royaume-Uni disaient recevoir un tweet insultant toutes les 30 secondes – difficile d’imaginer une stratégie de réduction au silence plus efficace. 

Dans cet article, nous soulignerons à la fois les conséquences dramatiques de ces attaques et leurs racines systémiques. Nous expliquerons comment et pourquoi des manifestations très différentes de comportements misogynes en ligne sont connectées les unes aux autres et ce que cela implique pour la politique et l’action sociale au sein de l’Union européenne. Enfin, nous nous appuierons sur ces constatations pour proposer une série de recommandations à plusieurs niveaux.

Nommer les violences sexistes en ligne et leurs effets

Nous pensons qu’avant même de chercher des solutions à long terme, il est important de conceptualiser les agressions en ligne d’une manière qui reflète la nature pernicieuse des violences misogynes dont il est question. Dans le cadre des travaux que nous menons avec notre groupe de réflexion GenPol, nous utilisons des termes tels que « violences sexistes en ligne » ou « harcèlement en ligne des femmes », et en évitons d’autres, comme « trolling » ou « cyberintimidation ». En collaboration avec d’autres experts et groupes de défense des droits des femmes au niveau international, nous choisissons soigneusement nos mots afin de démystifier les mythes qui entourent les expériences rencontrées par les femmes et d’autres groupes marginalisés dans l’espace numérique.

Un phénomène genré

Tout d’abord, il convient de préciser que les attaques auxquelles les femmes sont confrontées sur Internet sont bel et bien dues à leur sexe. D’après un rapport des Nations Unies, les femmes risquent 27 fois plus que les hommes d’être agressées en ligne. De même, plusieurs recherches montrent que, si les hommes sont attaqués sur Internet pour leurs opinions, les contenus haineux dont les femmes sont bombardées sont ouvertement motivés par des considérations sexistes et de nature fortement sexualisée. Par exemple, un homme a statistiquement moins de chances de voir des images explicites de lui-même partagées par voie électronique sans son consentement. Par ailleurs, une étude réalisée en 2019 par l’université d’Exeter a révélé qu’environ trois victimes sur quatre de la pornographie contre leur gré au Royaume-Uni étaient des femmes. Les femmes sont aussi nettement plus susceptibles de recevoir du matériel pornographique non sollicité (ce qu’on appelle le « cyberflashing »), d’être attirées contre leur volonté dans des interactions à caractère sexuel, d’être persécutées par des cyber-harceleurs, ou encore de voir des photos être prises sous leurs vêtements à leur insu (une pratique connue sous le nom de « upskirting » ou « downblousing »).

Dans le même temps, les femmes de couleur et celles appartenant à des minorités ethniques, religieuses ou sexuelles se trouvent à l’intersection d’agressions multiples et vicieuses. Comme le rapporte Amnesty International, la députée britannique noire Diane Abbott a été dix fois plus souvent victime de violences en ligne que toutes les autres femmes politiques ayant participé aux élections générales de 2017. Christine Hallquist, première femme américaine ouvertement transgenre à se porter candidate au poste de gouverneur du Vermont, est rapidement devenue la cible de propos transphobes et de menaces de mort dès l’annonce de sa candidature. La comparaison de bases de données issues d’enquêtes d’origines variées peut difficilement aboutir à des résultats définitifs, mais les études existantes semblent indiquer que les femmes LBTQ sont également plus exposées à diverses formes d’abus sur Internet.

Des violences « réelles »

Une fois établie la nature genrée et intersectionnelle de ce phénomène, il nous faut insister sur l’importance de le caractériser en tant que « violence ». En fait, l’utilisation de mots tels que « cybertrolling » et « harcèlement virtuel » risque d’occulter les conséquences bien réelles des violences sexistes en ligne, tant pour les victimes que pour les communautés auxquelles elles appartiennent. 

Les recherches internationales montrent régulièrement que les femmes victimes d’agressions en ligne présentent des symptômes comparables à ceux des victimes de violences domestiques ou sexuelles. Plus précisément, une enquête de l’université de Northumbria basée sur l’expérience de plus 200 survivantes a révélé que plus de 40% des victimes de misogynie en ligne étaient très « inquiètes » après les incidents. Du « stress » et de l’« anxiété » étaient aussi fréquemment rapportés. 26 pourcent d’entre elles décrivaient ce qui s’était passé comme « vraiment traumatisant » – un sentiment confirmé dans une deuxième étude menée par Amnesty International et l’entreprise sociale Atalanta auprès de plusieurs dizaines de survivantes. Un grand nombre d’entre elles parlaient également de symptômes post-traumatiques et d’un sentiment de déshumanisation et de peur.

Par ailleurs, les agressions en ligne et hors ligne ont tendance à s’inscrire dans un continuum, en ce sens que les agressions en ligne peuvent mettre en péril la sécurité physique des personnes concernées de plusieurs façons. C’est, par exemple, l’effet direct du « doxing » (le fait de publier les coordonnées et la photo d’une personne sur Internet, par exemple sur un site de rencontres ou un site pornographique, de sorte que des sollicitations indésirables lui parviennent dans sa boîte mail, quand ce n’est pas à son domicile). Provoquer des conséquences très concrètes est également l’objectif de ceux qui mènent des croisades diffamatoires sur Internet pour boycotter un livre féministe ou l’entreprise d’une femme, qui révèlent l’orientation sexuelle d’une personne LGBTQAI+ sur les réseaux sociaux sans son consentement ou encore qui distribuent des vidéos pornographiques truquées (« deepfakes »), autant de phénomènes de plus en plus fréquents partout dans le monde. Par ailleurs, les données recueillies dans différents pays indiquent que les auteurs de violences typiquement commises hors ligne, comme les violences domestiques et le harcèlement, font un usage de plus en plus intensif des technologies numériques.

Cette évolution n’a rien de surprenant. Les nouvelles technologies créent des opportunités pour les femmes et pour tous, mais reflètent et même amplifient des dynamiques misogynes séculaires. Néanmoins, les violences en ligne s’accompagnent de plusieurs aspects spécifiques inquiétants. En premier lieu, les outils numériques offrent aux auteurs la possibilité d’attaquer de manière anonyme et groupée, ce qui réduit le sentiment de sécurité et d’intimité des victimes. Les traces de ces agressions sont pratiquement impossibles à effacer d’Internet, ce qui cause à la fois une douleur immense et des dommages souvent irrémédiables à la réputation des victimes.

Des ramifications de grande envergure

L’utilisation des technologies numériques est devenue, pour la plupart d’entre nous, non seulement une habitude quotidienne, mais aussi une nécessité professionnelle et sociale, encore plus depuis la pandémie de Covid-19. Notre dépendance croissante à l’égard de la technologie et de la connectivité est une raison supplémentaire de prendre au sérieux les violences sexistes en ligne et de réfléchir à ses lourdes répercussions en ce qui concerne les droits des femmes, la justice sociale et la santé démocratique.

Il a été démontré que les survivantes de violences en ligne envisageaient souvent de quitter les plateformes sur lesquelles elles avaient été attaquées, ainsi que d’abandonner l’activisme en ligne, leur emploi ou leur secteur d’activité. Même celles qui décident de ne pas le faire sont toujours obligées de gaspiller du temps et de l’énergie qu’elles pourraient autrement consacrer à leur développement personnel, à leur travail ou à servir la communauté. Celles qui possèdent moins de ressources ou qui ont déjà vécu un traumatisme peuvent, bien sûr, être découragées plus facilement. Surtout, ces évolutions menacent d’aggraver la sous-représentation des femmes (et particulièrement des femmes non blanches, non hétérosexuelles ou économiquement vulnérables) dans de nombreux secteurs, dans les débats publics et dans les sphères décisionnelles. Des recherches en Europe et en Australie ont déjà mis en évidence une réalité inquiétante : les jeunes femmes peuvent se sentir dissuadées de s’engager en politique parce qu’elles ont déjà subi des violences en ligne ou craignent d’y être confrontées. 

Nous sommes convaincus que la participation des femmes dans tous les secteurs n’est pas simplement une condition préalable à une politique démocratique réellement inclusive et équitable, elle est également nécessaire pour veiller à ce que les questions de genre et d’intersectionnalité soient réellement intégrées dans l’élaboration des politiques, tant au niveau politique qu’organisationnel. C’est pourquoi, si elles ne sont pas correctement réprimées, les violences sexistes en ligne risquent de provoquer à la fois une énorme perte de talents féminins et un fort recul des droits des femmes.

Effectuer les bons recoupements

Réfléchir aux proportions pandémiques des agressions sexistes en ligne dans le monde nous aide également à en dévoiler les causes structurelles et à relier entre eux des cas apparemment sans relation. 

Vue d’ensemble : la violence en ligne et le recul des droits des femmes

Tout d’abord, nous estimons qu’il est crucial de voir au-delà du récit simpliste consistant à attribuer un phénomène mondial et systémique exclusivement à des auteurs individuels. En effet, la violence en ligne ne se produit pas en vase clos. Elle s’inscrit dans le cadre du recul général des droits des femmes dont nous avons été témoins ces dernières années, ainsi que de l’impact dramatique que la révolution numérique a eu sur notre façon de comprendre et de vivre le monde. 

Au cours de la dernière décennie, les technologies numériques ont permis aux femmes et à d’autres groupes historiquement opprimés de se connecter, de s’exprimer et de faire entendre leurs griefs. Elles ont aussi amené les jeunes générations à s’engager dans la cause de l’égalité femmes-hommes. L’actuel « renouveau féministe » ne doit cependant pas occulter le recul des droits des femmes qui se manifeste dans plusieurs régions du monde. L’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne a averti à plusieurs reprises que les violences et les discriminations fondées sur le genre avaient atteint des niveaux inquiétants sur le continent et que des tentatives étaient faites pour redynamiser des législations sexistes et restreindre les droits reproductifs et la liberté d’expression des femmes. Les groupes et initiatives féministes sont également attaqués dans un certain nombre de pays en Europe et au-delà, tandis que les espaces et les ressources accordés aux groupes de défense des droits civils et sociaux se réduisent partout dans le monde. L’essentiel de notre argument est que les mêmes technologies qui ont joué un rôle essentiel dans la promotion de la « quatrième vague » féministe contribuent à ces nouvelles manifestations de l’injustice entre femmes et hommes. 

Tout d’abord, il est évident qu’un certain nombre d’acteurs politiques, y compris aux plus hauts niveaux législatifs et exécutifs, sont impliqués dans une utilisation extrêmement problématique, voire violente, des outils numériques et notamment des réseaux sociaux. Depuis le début des années 2000, plusieurs femmes politiques, journalistes, militantes féministes et défenseuses de la justice sociale ont été victimes d’agressions en ligne, ces attaques s’inscrivant dans le cadre de campagnes délibérées et bien orchestrées. Parmi les nombreuses cibles de ces opérations, on peut citer l’ancienne présidente de la Chambre des députés italienne Laura Boldrini et la ministre italienne Cécile Kyenge, les députées britanniques Jess Phillips, Diane Abbott et Luciana Berger, des personnalités américaines de premier plan comme Hillary Clinton, Alexandria Ocasio-Cortez et Ilhan Omar, les députées européennes Julie Ward et Ana Gomes, la Première ministre australienne Julia Gillard, ainsi que des militantes internationales comme Laura Bates, Jessica Valenti et Kübra Gümüşay, ou encore des journalistes comme Cathy Newman, Rana Ayyub et Jessikka Aro. Dans tous ces cas, les menaces de viol et de mort, les insultes très intenses à caractère sexiste, les photomontages pornographiques et le doxing n’ont pas seulement servi à faire taire les voix critiques. Ils ont également permis d’attirer ou de consolider le soutien d’un segment croissant d’internautes d’extrême droite, qui en sont venus à adopter des positions extrêmement misogynes (ainsi que racistes, antisémites, islamophobes et parfois anti-LGBTQAI+).

Les recherches existantes ont établi un lien entre ces développements, et plus largement la montée de l’extrême droite et de l’activisme en faveur des « droits des hommes », et le récit centré sur ce qu’on appelle « l’idéologie du genre ». Ce terme inventé est une déformation intentionnelle des préoccupations féministes et « queer », ainsi que des conclusions des études sur le genre et d’autres organismes de recherche sensibles à cette question. L’idée selon laquelle les droits des femmes et des personnes LGBTQAI+ représenteraient une menace pour la vie familiale et la liberté religieuse a récemment pénétré certains responsables politiques conservateurs sur le plan européennes et mondiales, ainsi que les franges les plus conservatrices de l’électorat. Attaquer ou diffamer les défenseurs de l’égalité est donc devenu une tactique pour manipuler le consentement politique des citoyens.

Les effets de la misogynie en ligne sur le comportement individuel

Les recherches dans le domaine de la cyberpsychologie aident à comprendre comment ces tendances politiques influencent les comportements au niveau micro. Bien sûr, la rhétorique misogyne en ligne contribue à renforcer les croyances et les stéréotypes sexistes existants. Mais il convient également de noter que le fait de traîner sur le web peut avoir des effets sur l’identité sociale et les perceptions des internautes. En réalité, l’anonymat accordé par de nombreux services Internet peut se traduire par une impunité substantielle ou, du moins, donner cette illusion aux utilisateurs.

Le fait que les agresseurs puissent agir de manière anonyme et simultanée depuis des pays différents leur donne un sentiment de puissance et une impression de déconnexion avec la « vraie » vie, un cocktail explosif qui leur fait se sentir le droit d’agresser d’autres personnes. Les cyberpsychologues ont découvert que, dans les cas les plus graves de harcèlement, ce mécanisme de dissociation amenait de nombreux auteurs à prendre de la distance par rapport à leurs comportements en ligne, les conduisant à déshumaniser leurs victimes et à cesser de les considérer comme de vraies personnes.

Les internautes – et surtout les hommes de milieux plus défavorisés, même s’ils ne sont pas les seuls – deviennent alors une proie facile pour certains groupes qui cherchent à les radicaliser à des fins privées ou politiques, et commencent à adopter des comportements violents. Internet devient ainsi un espace fertile pour la propagation de stéréotypes, ce qui contribue à façonner le discours public, influence la manière dont le genre est construit dans la société et accroît la prépondérance des thèmes féministes (et antiféministes) dans la politique contemporaine.

La pornographie contre leur gré en est un parfait exemple. Des femmes de tous âges et de tous horizons (mais les jeunes femmes actives en ligne sont les plus touchées) sont victimes de ces pratiques en guise de représailles (d’où la popularité du terme « revenge porn », qui induit une représentation réductrice d’un phénomène infiniment plus complexe) ou à des fins privées. Malgré les tentatives initiées pour pénaliser ces pratiques à l’échelle mondiale, le partage d’images contre leur gré se poursuit sur des canaux illégaux de moindre envergure, mais aussi sur les grandes plateformes d’hébergement de contenus pornographiques, qui ont soi-disant interdit ce type de contenus, mais ne parviennent généralement pas à les supprimer en temps opportun. La popularité de ces vidéos explicites en a fait un genre privilégié, qui remplit les poches des profiteurs et contribue à normaliser la violence contre les femmes. Des vidéos pornographiques volées ou truquées sont ainsi également utilisées pour salir et faire taire des opposantes politiques, des journalistes et des militantes féministes. Ceci résume parfaitement le cercle vicieux qui relie entre elles les différentes formes de violences sexistes : la violation du corps des femmes devient à la fois un acte banal, une arme politique et une source de profits.

Petit aparté sur l’industrie des nouvelles technologies

Le présent article ne prétend pas réaliser une analyse des injustices sexistes et intersectionnelles dans l’industrie des nouvelles technologies. Cependant, comprendre la relation complexe entre les technologies et les inégalités femmes-hommes est essentiel pour comprendre les violences en ligne. 

Comme le soulignent depuis longtemps les experts du domaine connu sous le nom de « technoféminisme », les femmes (et en particulier les femmes non blanches) ont toujours été exclues de la production de technologies, y compris des objets numériques et des outils d’information et de communication. Aujourd’hui encore, elles restent sous-représentées dans les hautes sphères du secteur numérique, ainsi que dans les organes politiques où sont prises les décisions concernant la réglementation des technologies et d’Internet. Elles sont, en revanche, très présentes au bas de l’échelle, puisque beaucoup d’entre elles occupent des emplois précaires dans la chaîne d’approvisionnement de l’industrie technologique, principalement dans les pays en développement. Des recherches de pointe montrent que ces modèles d’inégalité bien enracinés ont des répercussions importantes sur la vie des utilisateurs de technologies. Par exemple, des préjugés sexistes et diverses formes de croyances racistes et discriminatoires sont régulièrement intégrés dans le codage des algorithmes et autres solutions d’intelligence artificielle. Par ailleurs, le sexisme et le sectarisme étant encore très répandus dans l’industrie des nouvelles technologies, les violences sexistes en ligne sont moins susceptibles d’être prises au sérieux par les décideurs.

Définir un plan d’action

La première étape pour s’attaquer aux violences sexistes en ligne consiste à comprendre la dynamique complexe qui sous-tend ces violences. Comme nous avons cherché à le démontrer dans le présent article, la nature multidimensionnelle des agressions auxquelles les femmes sont confrontées exige une réflexion à long terme, des solutions à plusieurs niveaux et des collaborations intersectorielles. Nous vous renvoyons à notre document d’orientation de 2019 « When technology meets misogyny » (Quand la technologie rencontre la misogynie) pour une analyse exhaustive des bonnes pratiques et des recommandations dans ce domaine, mais nous résumons ici les principaux éléments de notre approche.

Prendre des mesures législatives

Nous pensons que des réformes juridiques doivent être menées au niveau national et international afin de combler les nombreux vides législatifs existants. Dans plusieurs États membres de l’UE et dans de nombreux autres pays du monde, par exemple, les agressions sur la base d’images ne sont pas encore pénalisées. Seules la France, l’Allemagne, Malte, l’Irlande, la Slovénie, l’Italie et la Roumanie ont adopté une législation spécifique dans ce domaine. Le Royaume-Uni, encore membre de l’UE à l’époque, en a également fait une infraction pénale en 2015. Il est vrai que plusieurs dispositions au niveau national, européen et international (relatives, par exemple, à la vie privée, au harcèlement, aux crimes haineux, au harcèlement sexuel et sexiste et aux discriminations) peuvent être utilisées avec succès pour lutter contre les violences en ligne. Pour ce faire, il est toutefois impératif que les professionnels du droit et les forces de l’ordre soient formés à reconnaître la nature genrée des violences en ligne et à appliquer efficacement les réglementations existantes.

Réglementer l’industrie des nouvelles technologies et l’Internet

Parmi les réformes juridiques les plus urgentes, on peut citer la nécessité d’accroître la responsabilité de l’industrie numérique. Selon nous, les plateformes technologiques devraient être encouragées à adopter des mécanismes de signalement plus efficaces et plus transparents, à améliorer leurs procédures de retrait, leurs techniques de modération et leurs politiques de protection des données, ainsi qu’à prendre des engagements internes en matière d’égalité des sexes. Le statut d’agence de presse accordé aux réseaux sociaux doit également être modifié afin de pouvoir engager la responsabilité de ces derniers pour les contenus violents ou discriminatoires qui y sont diffusés. Plus largement, leur utilisation dans le cadre d’une campagne électorale devrait être soigneusement réglementée et une représentation égale au sein des organes qui prennent des décisions importantes à ce sujet doit être assurée.

Éduquer pour prévenir

Le contrôle des violences sexistes en ligne est nécessaire, mais une approche excessivement axée sur la criminalisation pourrait être préjudiciable. L’éducation est, en revanche, essentielle pour prévenir non seulement les agressions en ligne, mais aussi tout type de violence à l’égard des femmes et des groupes marginalisés. C’est pourquoi nous considérons que des programmes complets d’éducation sexuelle constituent un facteur majeur dans l’élimination des stéréotypes et des normes sociales qui sont à l’origine de tous les comportements violents. Bien évidemment, nous recommandons d’intégrer la question des violences sexistes en ligne dans les programmes d’éducation sexuelle, mais ce n’est pas tout. Une formation à ces questions devrait également être proposée aux adultes sur les lieux de travail, en particulier pour certaines professions et dans certaines organisations (c’est-à-dire les entreprises technologiques, les médias, les professionnels du droit et les membres des forces de l’ordre, les personnes ayant des responsabilités éducatives, les prestataires de soins de santé et les décideurs politiques – une solution déjà mise en place dans certains pays comme la France). Le renforcement des capacités et la coordination des meilleures pratiques dans ce domaine sont également essentiels.

Accroître les ressources

Les organisations de défense des droits des femmes sont terriblement sous-financées et beaucoup ont besoin de fonds et d’une formation spécialisée pour résister au mieux aux attaques en ligne. Des ressources logistiques et financières spécifiques devraient être consacrées au soutien des survivantes de la violence en ligne et des groupes communautaires qui travaillent avec elles. Enfin, nous considérons la coopération intersectorielle entre ces organisations, les législateurs et les lieux de travail comme une autre étape décisive, avec des initiatives à long terme visant à renforcer l’équité entre les sexes au sein du système politique et économique.

Qu’en est-il de l’Union européenne ?

Malheureusement, le système juridique de l’Union européenne ne comporte actuellement aucune législation traitant spécifiquement des violences sexistes en ligne. Cependant, nous pensons que d’autres outils (dispositions législatives, instruments juridiques non contraignants, résolutions du Parlement européen, stratégies de la Commission européenne) pourraient être utilisés pour lutter contre les agressions en ligne. Parmi celles-ci, on peut notamment citer :

Le RGPD

En 2016, l’Union européenne a adopté le Règlement général sur la protection des données (RGPD), qui régit la collecte de données à caractère personnel auprès de personnes physiques – à savoir toute information, isolée ou agrégée, susceptible d’être reliée à une personne identifiable. Le règlement, qui vise à améliorer le droit des personnes de contrôler, de consulter et de demander la suppression de leurs données personnelles, place le « consentement libre, spécifique, éclairé et univoque » au centre de son système. Il crée également l’obligation pour les entreprises d’accorder à la protection de la vie privée des utilisateurs une place centrale au sein de tout développement technologique. Ainsi, en vertu des dispositions du RGPD, les personnes responsables d’actes violents en ligne tels que de la pornographie contre leur gré, ainsi que les plateformes qui distribuent des contenus violents, peuvent être considérées comme des « collecteurs de données » en infraction avec le droit de l’Union.

La directive sur le commerce électronique

Un autre texte législatif pertinent est la directive sur le commerce électronique adoptée par l’Union européenne en 2000, qui vise à harmoniser les règles relatives au commerce électronique, y compris en ce qui concerne la responsabilité des prestataires de services, et qui est toujours en vigueur. La directive prévoit des exemptions de responsabilité pour les fournisseurs de services en ligne qui jouent un rôle neutre (c’est-à-dire ceux qui ne sont pas considérés comme des « éditeurs », mais simplement comme des « plateformes », comme les entreprises de médias sociaux). Par conséquent, ces entités sont tenues de retirer les contenus illégaux ou violents qu’elles peuvent héberger, mais uniquement lorsqu’elles en ont connaissance. D’une manière générale, la directive crée un système permettant de signaler et de supprimer des contenus en ligne spécifiques, et permet aux États membres de demander à un fournisseur de services de retirer les contenus illégaux. Cependant, ses dispositions sont depuis longtemps considérées comme obsolètes et pas assez complètes pour répondre aux nombreux défis auxquels nos sociétés numérisées sont confrontées et dont les violences sexistes en ligne font partie. La directive a été conçue à une période où les « hôtes passifs » tels que les sites web et les services de messagerie électronique étaient les principales sources de contenu en ligne. Néanmoins, les plateformes actuelles publient et organisent le contenu généré par les utilisateurs via un large éventail de solution algorithmiques. La législation actualisée devrait donc refléter deux éléments clés : premièrement, la responsabilité des plateformes en tant qu’« hôtes actifs » du contenu numérique partagé par les utilisateurs et deuxièmement, la nécessité d’accroître la transparence et la responsabilité du fonctionnement des algortihmes. 

La législation sur les services numériques

En décembre 2020, la Commission européenne a proposé au Parlement européen et au Conseil d’adopter une législation sur les services numériques qui, une fois approuvée, remplacera la directive sur le commerce électronique. Ce nouvel acte législatif a l’ambition de placer l’Union européenne à la tête d’un effort sans précédent visant à réglementer le secteur numérique pour garantir le respect des libertés et des droits individuels dans l’espace numérique. 

Une fois le processus d’approbation achevé, la nouvelle législation sur les services numériques fournira aux plateformes un ensemble de règles quant à la manière de gérer les contenus ayant été signalés comme illégaux, abusifs ou violents. Le nouveau document continue toutefois d’exclure la responsabilité des plateformes technologiques pour le contenu qui y est téléchargé (clause dite du « bon samaritain »), au moins tant que le contenu illégal n’a pas été signalé.. Ce n’est qu’à partir du signalement que la responsabilité de la plateforme d’hébergement sera engagée et que l’obligation de supprimer le contenu ou d’en bloquer l’accès sera créée. Le point positif est que la directive améliorera la transparence du processus décisionnel concernant les procédures de retrait des contenus illégaux, y compris des images privées partagées à l’insu de la personne concernée et des messages envoyés dans le cadre d’un comportement de harcèlement. Les plateformes seront tenues de procéder chaque année à des évaluations des risques et de rendre compte des mesures prises pour faire face à certains défis systémiques tels que la diffusion de matériel abusif. Des mécanismes de signalement et d’action devront être mis en place pour améliorer la détection des contenus illégaux.

Les autres directives pertinentes 

Parmi les autres dispositions pertinentes dans le cadre de l’UE, on peut citer la directive sur les droits des victimes, la directive relative à la lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie, ainsi que la directive sur la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains et la protection de ses victimes. Malheureusement, ces instruments ne se concentrent pas suffisamment sur les implications spécifiques des violences sexistes et laissent des vides importants dans la protection offerte par l’Union dans ce domaine. D’une manière générale, la nature transnationale des délits relevant du spectre de la violence en ligne rend d’autant plus nécessaire l’adoption d’une législation plus complète en la matière. 

Les initiatives de la Commission von der Leyen

La Commission von der Leyen a fait de l’égalité femmes-hommes l’une de ses priorités. Non seulement ce collège de la Commission européenne est le premier à être présidé par une femme, mais il comprend également pour la première fois une commissaire à l’égalité, Helena Dalli, dont le rôle consiste à intégrer les questions de genre à tous les niveaux des travaux de la Commission et dans toutes les directions générales concernées. Au début de l’année dernière, la Commission a présenté sa stratégie en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes pour la période 2020-2025, qui a été largement saluée par la société civile. 

La nouvelle stratégie fait clairement référence à la violence en ligne ciblant les femmes et à ses conséquences sur la participation des femmes à la vie publique et au processus démocratique dans son ensemble, ainsi que sur la vie et la santé physique et mentale des survivantes. Dans cette stratégie, la Commission promet de mettre en place des mécanismes visant à accélérer le retrait des contenus sexistes des plateformes en ligne dans le cadre de la législation sur les services numériques et s’engage également à faciliter l’élaboration d’un nouveau cadre de coopération entre les plateformes internet. Ces travaux se dérouleront sous l’égide du forum de l’UE sur l’internet, qui a déjà conduit à l’adoption du code de conduite pour la lutte contre les discours haineux illégaux en ligne. Lancé en 2016, le code s’applique à certaines des plus grandes entreprises des technologies de l’information, qui se sont engagées à prendre des mesures volontaires pour évaluer dans les 24 heures la majorité des contenus signalés et les supprimer si nécessaire. Malheureusement, les contenus misogynes ne font pas partie des contenus visés dans l’accord conclu avec ces entreprises. Par ailleurs, celui-ci demeure un outil d’autorégulation qui reste toujours appliqué de façon inégale avec des garanties procédurales insuffisantes. Bien qu’il ne soit pas parfait, le code constitue une première étape prometteuse, que la Commission et diverses parties prenantes sont actuellement désireuses d’ étendre et d’améliorer de façon à mieux lutter cntre les abus sexistes.

Que peut-on faire de plus ?

Comme beaucoup d’autres militants des droits des femmes sur le continent, nous saluons l’attitude et les efforts de la nouvelle Commission. Toutefois, nous recommandons un engagement plus fort de l’Union européenne sur un certain nombre de points cruciaux :

Combler le manque de données et d’informations : si notre compréhension des violences sexistes en ligne s’est beaucoup améliorée ces dernières années, un suivi constant est nécessaire, de même qu’une évaluation régulière des éventuelles solutions mises en œuvre. Nous pensons que l’Union européenne devrait promouvoir activement le partage de données et d’informations au niveau national et interétatique, ainsi que l’échange de compétences juridiques et techniques sur ces questions. Partant de ce constat, les personnes occupant des postes décisionnels clés dans les institutions de l’UE et des États membres devraient régulièrement recevoir une formation dans ce domaine.

Renforcer les protections juridiques : les groupes de défense des droits des femmes recommandent depuis longtemps l’adoption d’une directive générale sur la violence sexiste (s’appuyant possiblement sur l’article 83 du TFUE relatif à la coopération judiciaire en matière pénale), qui contiendrait des définitions des différents types de violences et mentionnerait explicitement les agressions en ligne. Dans le même temps, il est essentiel que la Convention d’Istanbul soit ratifiée par l’UE et mise en œuvre par tous ses États membres.

Réglementer les services numériques dans l’UE : si la nouvelle législation sur les services numériques contribuera certainement à prévenir diverses formes d’abus, nous estimons que les contenus et comportements illégaux devraient être définis plus précisément dans le document, de façon à couvrir explicitement les violences sexistes en ligne. Des mécanismes visant à améliorer la réactivité des plateformes numériques une fois que des abus sont signalés devraient également être mis en place, sachant qu’une fois en ligne, les contenus violents ou non consensuels sont téléchargés et partagés à une vitesse spectaculaire, à tel point qu’il devient vite impossible de les retirer de l’Internet. Plus généralement, nous recommandons que la nouvelle législation mentionne explicitement de quelles manières les solutions algorithmiques peuvent reproduire et renforcer les préjugés sexistes et d’autres formes de discrimination. Rendre la « boîte noire » des algorithmes plus transparente est un bon moyen de commencer, mais une fois que les préjugés ont été décelés, il faut également garantir l’adoption de mesures appropriées.

Prendre au sérieux les effets de la numérisation sur les processus démocratiques au sens large : s’ils sont utiles pour promouvoir la responsabilité (y compris en ce qui concerne les questions de genre), les instruments volontaires tels que le code de conduite sont insuffisants pour empêcher en temps utile et de manière efficace l’utilisation de contenus numériques violents à des fins politiques. En particulier, l’utilisation des plateformes numériques pendant les campagnes électorales reste largement sous-réglementée et l’influence disproportionnée d’un petit nombre d’entreprises technologiques sur les processus politiques n’a que très peu été prise en compte. Comme indiqué ci-dessus, la violence en ligne contre des femmes politiques, des journalistes et des activistes en particulier non blanches est une forme d’abus particulièrement alarmante et doit être comprise dans le contexte plus large de la radicalisation en ligne; 

Nous estimons que le récent plan d’action pour la démocratie européenne constitue un cadre encourageant pour de futures initiatives en lien avec la numérisation de la politique. Ce document stratégique vise en effet à garantir une plus grande transparence en matière de publicité politique et comprend des orientations à l’intention des partis politiques et des États membres de l’UE en vue des futures élections nationales et européennes. Le plan d’action vise également à promouvoir l’égalité à tous les niveaux afin de favoriser l’accès à la participation démocratique. Ces orientations stratégiques nécessitent un suivi urgent et concret, notamment via des mesures proactives visant à garantir la parité hommes-femmes dans la prise de décision et à mettre fin aux violences antidémocratiques qui pourraient dissuader les femmes, les personnes LGBTQAI+ et les groupes minoritaires à s’engager en politique.

Lutter contre les violences sexistes en ligne durant la pandémie : la pandémie de Covid-19 a entraîné une augmentation significative de notre dépendance aux outils numériques. Alors que des millions de femmes dans le monde se connectent à Internet pour travailler ou étudier depuis leur domicile, leur exposition au harcèlement moral ou sexuel, ainsi qu’à d’autres formes de violences sexistes en ligne a considérablement augmenté. En France, par exemple, le confinement a favorisé la multiplication de comptes Snapchat et Telegram baptisés « fisha » (« afficher » en verlan). Ces comptes locaux diffusent des photos dénudées de jeunes femmes – parfois mineures – en révélant à la fois leur identité et leurs coordonnées, les livrant ainsi à une horde d’agresseurs sexuels. De même, au Royaume-Uni, le nombre d’appels vers la ligne d’assistance téléphonique Revenge Porn a doublé la semaine du 23 mars 2020. Selon Europol, la demande de matériel pédopornographique a également augmenté ces derniers mois.

Dans le même temps, le fait d’être obligées de s’isoler socialement et de rester connectées numériquement encore plus longtemps que d’habitude peut déclencher des symptômes post-traumatiques chez les survivantes de violences en ligne, symptômes qui pourraient encore être intensifiés par le stress causé par la pandémie. Ces réactions peuvent non seulement compromettre leurs accès à des services vitaux ou à des opportunités d’études ou d’emploi, mais aussi réduire leurs chances de contribuer aux débats publics et au développement collectif.

Pour toutes ces raisons, nous recommandons que des ressources de l’instrument de relance Next Generation EU soient également consacrées au soutien des survivantes de violences sexistes en ligne et des organisations qui s’efforcent de lutter contre ce phénomène. Bien que l’allocation des fonds relève de la responsabilité des États membres, nous pensons que les institutions européennes pourraient encourager les gouvernements à intégrer ces objectifs dans leurs plans de dépenses nationaux. 

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