Les Marseillais et leur ville

Quelle vision les Marseillais ont-ils de leur ville ? Comment en appréhendent-ils l’architecture, l’habitat, la beauté, l’ambiance ? Jérémie Peltier, directeur des études de la Fondation, et Matthieu Poitevin, architecte et président de l’association Va jouer dehors !, analysent les résultats d’une enquête, réalisée conjointement par la Fondation Jean-Jaurès et l’Ifop, qui décrypte les perceptions de Marseille par ses habitants.

L’association Va jouer dehors !, présidée par l’architecte Matthieu Poitevin, organise du 15 au 17 septembre 2022, à Marseille, le Festival de la Ville sauvage qui propose une série de cinq événements pour définir et construire la ville de demain sans qu’elle ne perde son caractère euphorique, insolent, créatif et résistant.

Afin d’alimenter les réflexions durant ce festival qui met l’architecture au cœur de la ville, la Fondation Jean-Jaurès et l’Ifop ont mené une étude auprès des Marseillaises et des Marseillais afin de comprendre quels sont les différents imaginaires qui structurent leur vision de la ville d’une façon générale, de leur ville de Marseille en particulier, et d’appréhender leur rapport à l’architecture, à l’habitat et à la construction.

L’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 709 personnes, représentatif de la population de Marseille âgée de dix-huit ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne interrogée) après stratification par arrondissement. Les interviews ont été réalisées par téléphone du 19 au 23 août 2022.

Logements et construction

Commençons par ce qui semble relever du « bon sens », mais qui n’est pourtant pas si intuitif que cela chez un certain nombre de promoteurs immobiliers : quand on leur parle de construction de nouveaux logements, 57% des Marseillaises et des Marseillais pensent qu’il faut, avant de construire, connaître les nouveaux habitants qui y logeront, contre 39% qui considèrent qu’il faut construire des logements urgemment avant de savoir à qui ils s’adresseront. Connaître le profil, la sociologie, le type de familles et leurs modes de vie devrait donc être un préalable avant toute nouvelle construction, signifiant par définition d’intégrer avant tout nouveau projet les futurs habitants concernés par le projet en question.

Néanmoins, ne parlez pas trop vite de « construction » aux Marseillaises et aux Marseillais. Car à choisir, ces derniers préfèrent largement rénover ou adapter les bâtiments existants pour répondre aux besoins de logements dans les villes (63%) plutôt que de démolir les bâtiments existants pour reconstruire du neuf (35%), preuve s’il en fallait que les Marseillaises et les Marseillais sont attachés à leur ville et à son histoire et qu’il ne s’agit pas de construire une ville nouvelle pour remplacer l’ancienne. Notons néanmoins un élément intéressant : c’est dans les quartiers populaires du Nord, dans les 15e et 16e arrondissements notamment, que le souhait de démolir l’existant pour reconstruire du neuf est le plus prononcé, avec respectivement 49% et 62% des habitants (contre 35% des Marseillaises et des Marseillais en moyenne) qui souhaitent détruire pour reconstruire derrière, contre 27%, 25% et 22% des habitants des riches 6e, 7e et 8e arrondissements. Idem, quand 44% des personnes qui habitent en logement social sont pour démolir l’existant pour reconstruire du neuf, c’est le cas seulement de 33% des propriétaires. Et quand un ouvrier sur deux plébiscite cette option, c’est le cas seulement de 29% des cadres et professions intellectuelles.

Ces fractures sont une nouvelle illustration que l’adaptation des villes plutôt que leur destruction/reconstruction est un débat qui fait ressortir les clivages économiques, sociaux et territoriaux, obligeant les responsables publics à en tenir compte pour convaincre culturellement une majorité de concitoyens quant à la nécessité de promouvoir une option par rapport à une autre, notamment en raison des contraintes liées au réchauffement climatique.

Ces fractures sur la question de l’adaptation sont aussi le signe qu’à Marseille, les territoires n’ont évidemment pas le sentiment d’avoir été « logés » à la même enseigne dans l’histoire de cette ville au cours des dernières décennies. Une partie importante des Marseillais semble d’ailleurs en vouloir aux constructeurs ayant bâti et modifié leur ville ces dernières années : 48% des Marseillaises et des Marseillais trouvent que leur ville n’a pas été construite de façon intelligente. Un élément intéressant sur ce sujet qui repose en partie sur la « mémoire », les souvenirs et l’expérience de la façon dont la ville a été pensée ces dernières années : les nouveaux arrivants semblent beaucoup moins critiques que les « natifs » : 60% des nouveaux arrivants trouvent que la ville a été construite de manière intelligente, contre 49% des natifs.

L’élément original de cette enquête est le rapport des Marseillaises et des Marseillais à l’architecture. Qu’entendent-ils quand on leur parle d’architecture ? Quels sont les mots associés à l’architecture qui leur viennent spontanément à l’esprit ? D’abord, et c’est ce qui est intéressant, ils associent avant tout l’architecture à de la construction (pour 52% d’entre eux), à l’art de construire des choses, avant de penser à des lieux (19%) comme le Mucem (4%) ou Notre-Dame-de-la-Garde (5%), par exemple. Viennent ensuite des notions liées à l’histoire et à la temporalité, à l’esthétique, à la beauté et au style. Quand on leur parle d’architecture donc, quand ils entendent parler d’architecture dans les médias et dans le débat public, c’est d’abord à l’aspect construction que les Marseillaises et les Marseillais pensent en premier, et non, par exemple, à la rénovation ou à l’adaptation de l’ancien. Cet « imaginaire » autour de l’architecture montre à quel point cet art est méconnu. Au lieu d’y voir une discipline culturelle capable d’inventer des nouvelles modes d’habitation et d’embellir la ville, elle est d’abord perçue comme une discipline de BTP.

Manières de vivre

Comment aiment vivre les Marseillais ? C’est également l’un des enseignements intéressant de cette enquête, dans laquelle les habitants ont dû répondre à des questions peu posées la plupart du temps.

D’abord, quand on leur demande dans quel habitat ils préfèrent vivre s’ils en ont le                                choix, 67% préfèrent habiter en hauteur pour voir l’horizon plutôt que d’habiter en bas à l’ombre des arbres (32%), signe que le fait d’avoir « une vue » est fondamental à l’ère des rooftops et autres bars sur les toits terrasses (pas surprenant donc que 75% des 18-24 ans interrogés plébiscitent d’ailleurs le fait de vivre en hauteur). C’est un enseignement utile à l’heure où toutes les grandes métropoles doivent résoudre l’équation de la construction de nouveaux logements sans étalement urbain, ayant donc comme solution de construire en hauteur en surélevant les immeubles.

Ensuite, quel est l’élément que les Marseillaises et les Marseillais apprécient le plus dans une ville d’une façon générale ? D’abord, le fait d’avoir des transports en commun et d’avoir tout sous la main (équipements, commerces, écoles), le fait de pouvoir marcher au calme et le fait de pouvoir circuler et se garer facilement en voiture (signe que la culture voiture est encore très présente dans une ville où le maillage des transports en commun est régulièrement pointé du doigt). Cela conforte s’il le fallait l’urgence de penser des modes de transports encore plus doux et plus efficaces et de construire des parkings-relais afin de limiter la voiture dans les centres-villes.

Dans les éléments qui mériteraient selon eux d’être améliorés, il y a la question des animaux de compagnie. D’abord, signe que les animaux de compagnie prennent chaque jour une place plus importante à notre époque dans la vie des individus (faisant de la question du bien-être animal un élément désormais central des politiques publiques de chaque grande métropole), 33% des Marseillaises et des Marseillais interrogés possèdent un animal de compagnie, dont 40% des 18-24 ans et 40% des 25-34 ans. Et quand on interroge celles et ceux qui possèdent un animal de compagnie, une majorité d’entre eux (52%) trouvent que les villes françaises (y compris Marseille donc) ne sont pas assez adaptées pour les animaux de compagnie, avec des scores encore plus importants dans les 6e et 8e arrondissements, composés en partie d’une population âgée et plutôt favorisée adeptes de la présence d’animaux de compagnie. Cette question des animaux dans la ville est revenue en force durant les périodes de confinement, avec la présence des dauphins dans la lagune de Venise, des pingouins, des cerfs, des singes et des wallabies qui sont retournés dans les villes. Nous devrions nous poser la question des raisons pour lesquelles les seuls animaux sauvages capables de vivre à nos côtés en ville sont les cafards, les rats et les pigeons.

Marseille et eux

La question de la beauté est trop rarement posée par les responsables politiques. Elle est pourtant un axe majeur pour le bien-être et la sérénité des habitants. S’agissant des Marseillaises et des Marseillais, un fort consensus se dégage quant à la beauté de leur territoire : 77% des Marseillais trouvent que leur ville est belle (et même 89% des habitants du 7e arrondissement, qui comporte notamment les très prisés quartiers Saint-Victor et du Roucas-Blanc) et 73% trouvent que leur quartier est beau. Preuve s’il en fallait que le « beau » ne doit jamais sortir de l’esprit de celles et ceux qui « font » la ville, au risque de susciter moqueries et rejet, comme l’a très bien analysé Yves Michaud dans son ouvrage sur les tulipes de Jeff Koons installées à Paris dans lequel il dénonce notamment la façon dont le luxe, devenu un ressort pour la politique touristique d’un certain nombre de villes, participe à l’enlaidissement des villes1Yves Michaud, Ceci n’est pas une tulipe : art, luxe et enlaidissement des villes, Paris, Fayard, 2020.. Notons évidemment que sur la question de la beauté du quartier, des clivages territoriaux se font jour lorsqu’on interroge les Marseillaises et les Marseillais. Ainsi, quand 88% des habitants du 8e arrondissement considèrent que leur quartier est beau (+15 points par rapport à la moyenne des Marseillais), c’est le cas seulement de 56% des habitants du populaire 16e arrondissement (-17 points par rapport à la moyenne des Marseillais).

Les critères de beauté de la ville de Marseille tiennent pour ses habitants en deux points principaux : le climat et la mer. En effet, quand on demande aux Marseillaises et aux Marseillais quels sont les mots qui leur viennent spontanément en tête quand on leur parle de leur ville, 38% citent des éléments liés au climat (ensoleillement, soleil) et 32% la mer (mer, plage). Vient ensuite la notion d’ambiance, qu’il faut comprendre comme une « bonne ambiance », citée par 25% d’entre eux.

Cette bonne ambiance se traduit d’ailleurs par un souhait exprimé par les Marseillais dans cette enquête : celui de connaître ses voisins. Dans une époque où chacun a tendance à se recroqueviller sur sa sphère intime et personnelle (tendance accélérée par la crise sanitaire et l’individualisation de nos sociétés), les relations de voisinage pourraient légitimement en pâtir. Néanmoins, quand on leur pose la question, 86% des Marseillais trouvent qu’il est important de connaître ses voisins, condition sans doute d’une bonne ambiance de quartier. Cette importance accordée aux bonnes relations de voisinage est encore plus grande chez les personnes les plus âgées : 95% des soixante-cinq ans et plus considèrent qu’il est important de connaître ses voisins. On note aussi une plus grande importance au fait de connaître des voisins chez les habitants du 2e arrondissement de Marseille, arrondissement touristique avec le fameux quartier du Panier où la présence en masse d’appartements AirBnb a sans doute fait perdre au fil des années l’esprit de village où tout le monde se connaît, qui manque désormais aux natifs.

Pour revenir à la question de la beauté, quels sont d’ailleurs, selon les Marseillaises et les Marseillais, les critères les plus importants pour qu’une ville soit belle ? D’abord et avant tout, pour 48% d’entre eux, la présence d’espaces naturels et d’espaces verts, critère central qui arrive devant la luminosité et le soleil (16%), des bâtiments et des immeubles d’époque (12%), des monuments historiques (9%), la présence de l’eau (7%) et des belles vues (6%). Pas de surprise donc de constater quand on les interroge sur les éléments qui selon eux manquent le plus dans les villes en France, 54% des Marseillaises et des Marseillais citent en premier des espaces naturels, des parcs et des espaces verts (et encore davantage dans le populaire 16e arrondissement), devant des pistes cyclables (15%), des bancs pour s’asseoir (11%) et des places pour se rassembler/se retrouver (7%). Ce souhait d’espaces verts devrait contraindre les pouvoirs publics à aménager de vrais espaces publics verts, et non des résidences qui tournent autour d’espaces souvent pas très verts.

S’ils considèrent que leur ville et leurs quartiers sont beaux, il n’en demeure pas moins que les Marseillaises et Marseillais ont des choses à dénoncer. D’abord, ils considèrent dans leur grande majorité que les villes françaises sont trop bruyantes (à 86%) et que la ville de Marseille est trop peuplée. 72% d’entre eux pensent cela, et même 79% des 25-34 ans et 76% des nouveaux arrivants.

Enfin, ce sont les enjeux liés à la propreté qui reviennent régulièrement dans la bouche des Marseillaises et des Marseillais pour se plaindre de leur ville. Quand on leur demande ce qui fait selon eux que Marseille est moche ou pas agréable, 47% d’entre eux citent la saleté en premier, devant la délinquance dans certains quartiers (21%) et l’abandon de certains quartiers par les pouvoirs publics (15%).

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    Yves Michaud, Ceci n’est pas une tulipe : art, luxe et enlaidissement des villes, Paris, Fayard, 2020.

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