Les marques dans l’Amérique trumpiste, un contre-pouvoir ?

Si Donald Trump refuse toujours d’admettre sa défaite, l’élection américaine a révélé la profondeur des fractures au sein du pays. Pourtant, une catégorie entière d’acteurs reste absente des débats, alors qu’ils ont joué un rôle éminemment politique pendant ces « années Trump » : les marques comme Nike, Patagonia, ou Ben & Jerry’s. Comment les marques progressistes ont-elles fait face à la « révolution Trump » ? De quelle manière leur opposition au trumpisme s’est-elle matérialisée et comment a-t-elle évolué ? Que nous disent-elles de la politisation des marques et des dilemmes auxquelles elles se trouvent aujourd’hui confrontées ?

« Personne ne saurait dire quand l’Amérique a commencé à se défaire, quand la structure qui unissait les Américains sous son emprise rassurante et parfois étouffante a commencé à s’effondrer. Comme tous les grands changements, l’effondrement a commencé d’innombrables fois, d’innombrables manières – mais, à un certain moment, le pays, toujours le même pays, a franchi une ligne historique et il est devenu différent, irrémédiablement. » C’est par ces mots que démarre L’Amérique défaite, un essai paru en 2013 aux États-Unis. George Packer, rédacteur au New Yorker, y dépeint de façon saisissante les tensions, les rancœurs et les désillusions de cette Amérique en lambeaux qui ne s’était pas encore offerte à Donald Trump.

Sept ans plus tard, on retrouve un pays plus fracturé que jamais à l’issue d’une campagne présidentielle qui a vu s’opposer non pas simplement deux candidats mais deux Amérique, irrémédiablement tournées l’une contre l’autre. « Donald Trump joue d’une arme redoutable : il divise », avancent Jérôme Cartillier et Gilles Paris. « Il impose un choix binaire : avec ou contre lui, adhésion inconditionnelle ou rejet sans nuances. Immigration, armes à feu, avortement, santé, environnement, ouverture au monde : il a délibérément et obstinément creusé le fossé entre deux Amérique qui se faisaient déjà face avant son arrivée à la Maison-Blanche. »

Alors que la poussière n’est pas encore tout à fait retombée – à l’heure actuelle, Donald Trump refuse toujours d’admettre sa défaite –, les analyses se multiplient pour interroger la profondeur et le devenir de ces fractures américaines. Toutefois, une catégorie entière d’acteurs reste étonnamment absente des débats. Des acteurs pourtant essentiels, qui ont joué un rôle éminemment politique pendant ces « années Trump ». Des acteurs qui ont puissamment incarné la rhétorique anti-trumpiste, qui ont contribué à sonner la mobilisation générale des électeurs et qui, demain, auront certainement un rôle important dans la « guérison » de l’Amérique qu’appelle Joe Biden de ses vœux – je veux parler des « marques progressistes », c’est-à-dire des Nike, Patagonia, Ben & Jerry’s et consorts dont les émanations symboliques (discours, récits, esthétiques) ont cherché à maintenir debout les valeurs « progressistes » et à défendre le bien-fondé d’une société libérale. Comment les marques progressistes ont-elles fait face à la « révolution Trump » ? De quelle manière leur opposition au trumpisme s’est-elle matérialisée et comment a-t-elle évolué ? Que nous disent-elles de la politisation des marques et des dilemmes auxquelles elles se trouvent aujourd’hui confrontées ?

2016-2018 : l’émergence d’un contre-pouvoir politique 

L’élection de Donald Trump a constitué un moment fondateur dans la politisation des marques dans la société : jamais dans l’histoire un nombre aussi important d’acteurs privés n’a représenté une part de voix aussi grande dans le discours public. Comme l’a montré l’Observatoire des marques dans la Cité, une étude menée depuis 2017 par l’agence Havas Paris, l’accession au pouvoir de Donald Trump a entraîné une entrée massive des marques en politique, pour au moins trois raisons. Tout d’abord, par nécessité : quand l’essentiel est menacé, ceux qui en ont les capacités (humaines, financières, symboliques) n’ont-ils pas l’impérieux devoir d’agir ? Ensuite, par comparaison : devant la pauvreté de la pensée politique et la misère symbolique du 45e président des États-Unis d’Amérique, et si c’était au tour des grandes marques de raconter les valeurs et les idéaux de l’Amérique dans laquelle elles croient ? Enfin, par incarnation : puisque les Américains ont placé un chef d’entreprise à la Maison-Blanche, et si c’était aux grands patrons de construire et de porter une vision pour la société ? Il n’est pas anodin que plusieurs autres chefs d’entreprise – Mark Zuckerberg (Facebook), Howard Schultz (Starbucks) – aient à leur tour nourri des velléités présidentielles.

De fait, pendant les deux premières années du mandat Trump, l’écrasante majorité des grandes marques américaines se sont construites en porte-voix de l’anti-trumpisme. S’appuyant sur une vision politique – alors dominante au sein du Parti démocrate – qui faisait de l’élection de Trump un « accident de l’Histoire », elles ont multiplié les prises de parole pour s’opposer frontalement aux premières mesures du président élu.

Dès la campagne de 2016, certaines marques ont réussi à surfer sur les principales thématiques de campagne pour exister médiatiquement. Ainsi de la bière mexicaine Tecate, qui n’a pas hésité à diffuser sur Fox News un spot publicitaire intitulé Beer Wall le soir du premier débat opposant Hillary Clinton et Donald Trump. La mécanique créative est simple : elle consiste à détourner la proposition du candidat républicain de construire un Great Wall à la frontière américano-mexicaine, en montrant un mur ridiculement petit autour duquel Américains et Mexicains peuvent librement consommer leur bière. Si le spot revendique « promouvoir l’unité sur la séparation », la marque n’était jusqu’ici pas vraiment reconnue pour ses prises de position progressistes ; la campagne fleure bon l’opportunisme commercial. Opportunisme gagnant, malgré tout : 1,4 milliard d’impressions, 31 millions de vues, 87% d’agrément positif pour la campagne et un taux d’engagement à la marque 134% supérieur à la normale le soir de sa diffusion. Morale de l’histoire : se payer Trump, ça paye.

La campagne publicitaire Beer Wall de Tecate, septembre 2016

Par la suite, le projet de mur trumpiste est devenu la source d’une foule innombrable de campagnes publicitaires qui ont toutes cherché à l’ériger en contre-symbole – de la marque de vêtements Diesel, détournant un vieux slogan contre la guerre du Vietnam pour promouvoir le vivre-ensemble (« Make Love, Not Walls« ), à l’entreprise américaine de fournitures de matériaux de construction 84 Lumber, diffusant en plein Super Bowl un spot très puissant (d’ailleurs en partie censuré) qui raconte le parcours chaotique et dangereux de deux immigrantes, une mère et sa fille, qui rêvent de venir s’installer aux États-Unis.

Plus largement, c’est le principe même de l’immigration comme partie intégrante de l’identité américaine que les grandes marques ont cherché à défendre. Ainsi de la marque de bières Budweiser qui, dans une campagne intitulée Born The Hard Way, raconte l’arrivée aux États-Unis de son fondateur, Adolphus Busch, un immigré allemand venu réaliser son rêve : devenir brasseur.

Contre le mur de Trump, pour l’immigration : Diesel, 84 Lumber et Budweiser, 2017

Dans la même veine, la parution en janvier 2017 d’un décret refusant l’entrée sur le sol américain de tous les réfugiés et ressortissants de sept pays (Irak, Iran, Libye, Somalie, Soudan, Syrie, Yémen) a offert l’occasion à plusieurs grands patrons américains de prendre la parole pour vigoureusement dénoncer un « muslim ban ».

Réactions de dirigeants de grandes marques suite au décret anti-réfugiés de Trump, janvier 2017

Alors que Donald Trump s’installe à la Maison-Blanche, la rhétorique utilisée par les grandes marques américaines se fait volontiers satirique ; le ton est moqueur, l’attitude rebelle. Chaque faux pas, chaque sortie polémique ou presque est susceptible de faire l’objet d’un détournement, dans une sorte de guérilla marketing systématiquement dirigée contre le président. Ainsi de Dove et de sa campagne #AlternativeFacts, paraphrasant et détournant l’expression restée célèbre de Kellyanne Conway, conseillère à la Maison-Blanche. Si les « faits alternatifs » ont été utilisés pour grossir l’importance de la participation publique lors de l’investiture du président, pourquoi ne pourraient-ils pas vanter les vertus des déodorants Dove, présentés comme étant capables d’augmenter le QI de 40 points ou de booster le signal Wi-Fi ?

La campagne Alternative Facts de Dove, janvier 2017

Au-delà de la rhétorique du détournement, c’est bien à une rhétorique du clivage que s’adonnent les marques progressistes pour s’opposer politiquement au trumpisme. Ainsi de Nike qui, pour les trente ans de son mythique slogan Just Do It, choisit pour égérie Colin Kaepernick, ce footballeur américain devenu célèbre pour avoir posé un genou à terre lors de l’hymne américain pour protester contre les violences policières envers les Afro-Américains. Un geste qui divisa profondément l’Amérique : les uns voyant en lui un digne porte-voix du mouvement « Black Lives Matter », les autres – et Trump le premier – lui reprochant de manquer à ses devoirs de patriote américain. Pour Nike, le clivage commercial est réel : « Nike a pris la décision stratégique de s’aliéner certains clients afin de renforcer leur base de consommateurs les plus militants, commente le sondeur John Gerzema, CEO de The Harris Poll. C’était un coup calculé pour devenir une marque plus polarisante, et cela semble avoir fonctionné. » De fait, les résultats sont probants : 80 millions de vues, + 170 000 abonnés Instagram, +31% de ventes en ligne dans le monde et un record pour le titre Nike sur le marché boursier (83,49 dollars). Cette campagne devient rapidement iconique dans le monde publicitaire, qui prend conscience que le clivage politique est stratégiquement, commercialement et financièrement porteur.

La campagne Dream Crazy de Nike, septembre 2018

Ce qui est frappant dans tous ces exemples, c’est que les grandes marques progressistes ont rempli le vide politique laissé par un Parti démocrate en état de sidération. Ce faisant, elles ont semblé vouloir s’ériger en authentique contre-pouvoir politique. Les chiffres de l’Observatoire des marques dans la Cité montrent l’ampleur de la bascule : 72% des citoyens américains sont d’accord pour dire que « les entreprises ont aujourd’hui un rôle plus important que les gouvernements dans la création d’un avenir meilleur ». Ceci s’explique en grande partie par le constat que, d’une part, « les hommes et femmes politiques n’ont plus de projet de société » (80% d’adhésion) et que, d’autre part, « les entreprises ont plus de pouvoir que jamais pour transformer la société » (83% d’adhésion).

De façon très significative, c’est au sujet du rôle des États-Unis dans la lutte contre le réchauffement climatique que l’opposition gouvernement-entreprise a éclaté au grand jour. Suite à l’annonce du retrait des États-Unis de l’Accord de Paris, l’ancien gouverneur de Californie, Arnold Schwarzenegger, a, par exemple, déclaré : « Ce ne sont pas les États-Unis qui sont sortis de l’Accord de Paris, c’est Donald Trump qui les a quittés. Les entreprises, les villes, les États et les populations restent mobilisés ».

Cette logique du contre-pouvoir atteint son apogée lors de la campagne des élections de mi-mandat de novembre 2018, campagne au cours de laquelle la politisation des marques semble franchir une étape supplémentaire. Patagonia, arguant que la démocratie est en danger, décide pour la première fois de son histoire de soutenir officiellement deux candidats démocrates pour leur élection au Congrès. La marque californienne de vêtements éco-conçus s’était déjà illustrée en septembre 2017 en poursuivant l’administration Trump en justice, suite à sa décision de rétrécir deux parcs nationaux – une première, là aussi. Comme on l’imagine, ces deux décisions ont engendré des réponses extrêmement différenciées selon qu’on appartient au camp démocrate ou républicain, avec des écarts d’approbation dépassant les 30 points. De façon plus anecdotique, mais tout aussi révélatrice, le glacier Ben & Jerry’s a quant à lui lancé pour les midterms 2018 une glace anti-Trump appelée Pecan Resist, pour promouvoir un programme politique défendant une société plus tolérante, plus inclusive et plus respectueuse de l’environnement.

Patagonia, opposant politique n°1 à Donald Trump

Climax ou début d’un rééquilibrage ? En réalité, l’initiative de Patagonia peut tout aussi bien s’interpréter comme un retour au premier plan des acteurs politiques traditionnels qui, désormais adoubés par des marques, sont de nouveau perçus comme les vrais garants du changement dans l’Amérique trumpiste. De fait, la conquête du Congrès par les démocrates lors des midterms de 2018 marque une nouvelle séquence, il lui aura fallu presque deux ans pour se remettre de l’humiliante défaite d’Hillary Clinton et redevenir audible, mais revoilà le Parti démocrate. De nouvelles figures émergent et ferraillent sévèrement contre l’administration Trump, à l’image de l’excellente Alexandria Ocasio-Cortez, rapidement érigée en étoile montante de la gauche américaine. Dès lors, les marques progressistes vont peu à peu quitter leur posture d’opposantes politiques n°1 pour mener le combat sur le terrain des valeurs, des idées, des croyances, bref, sur le terrain (toujours éminemment politique, mais moins partisan) de l’idéologie.

2018-2020 : les limites du contre-pied idéologique 

Si les marques laissent peu à peu de côté l’opposition frontale à Donald Trump, c’est d’abord qu’elles ont de plus en plus de mal à en faire un axe de discours médiatiquement audible. Il y avait bien une « prime au premier entrant », dont on saluait le courage, l’engagement politique, la capacité à défendre des convictions. Mais qu’en est-il du 1000e à poster un message critiquant la politique migratoire de Donald Trump ? À force de taper sur Trump, les messages se répètent et plus rien n’émerge. Lassés par la rhétorique de l’affrontement politique systématique, les citoyens américains ont fini par voir leurs attentes évoluer. À la fin de l’été 2018, une enquête de Morning Consult montre que, pour la première fois, une marque n’a plus intérêt à se positionner par rapport à Donald Trump. Seuls 30% des gens auraient un jugement favorable dans le cas d’une prise de position pro-Trump et 32% auraient un jugement défavorable dans le cas d’une prise de position anti-Trump. Dans les deux cas, plus des deux tiers des citoyens se déclarent opposés ou, peut-être pire, indifférents à une prise de position pro ou anti-Trump de la part d’une marque.

À l’inverse, cette même étude montre qu’il existe une profonde attente qu’une marque prenne publiquement la parole sur les tough questions américaines : défense des droits civiques (61% d’approbation), défense des minorités raciales (57%) ou sexuelles (44%), contrôle plus strict des armes à feux (44%), etc. Autrement dit, les citoyens américains plébiscitent l’entrée des marques dans une « lutte des causes », pour reprendre l’expression de Benoît Lozé, directeur de la stratégie Havas Paris, à savoir un champ d’action plus militant et éminemment conflictuel qui consiste à se prononcer et à s’engager en faveur de grandes causes sociétales. De fait, 76% des Américains « trouvent normal qu’une entreprise soutienne des causes, même si elles sont polémiques ».

Une attente de l’opinion à ce que les marques entrent dans la « lutte des causes » (Morning Consult, 2018)

Une marque qui, jusqu’alors, ne s’était pas du tout construite en marque progressiste va devenir l’emblème de cette « lutte des causes » : Gillette. Pour les trente ans de son slogan The Best a Man Can Get, la marque de rasoirs, connue pour ses spots publicitaires véhiculant une image très uniforme de la masculinité, a procédé à un renversement radical de son discours et à une réactualisation totale de sa vision de « la perfection au masculin », bien plus en phase avec l’ère #MeToo. Sur les réseaux sociaux, beaucoup se sont insurgés de voir Gillette reprendre à son compte la rhétorique de la « masculinité toxique », digne selon eux de la pire « propagande féministe » : les appels au boycott se sont multipliés (#BoycottGillette). Si la campagne de Gillette suscite tant de commentaires, c’est qu’elle touche à un point extrêmement sensible de la société américaine : la construction de l’identité masculine. Gillette ne s’en prend pas directement à Donald Trump, mais dans les faits sa campagne remet en cause un des constituants essentiels du trumpisme : le « mythe de la virilité », à savoir la définition hégémonique et absolue de ce que doit être un homme. « Être un homme, écrit la philosophe Olivia Gazalé, c’est obéir à un faisceau d’injonctions, comportementales et morales, et faire sans cesse la démonstration de leur parfaite intériorisation, si bien que la virilité constitue une sorte de performance imposée, un idéal hautement contraignant ». C’est précisément cette construction culturelle du mythe de la virilité que Gillette a cherché à ébranler, en entrant de plain-pied dans le débat #MeToo et en défendant une certaine vision de l’homme contraire à celle partagée par l’électorat trumpiste.

Cette irruption dans le débat idéologique a eu un effet spectaculaire sur la proportion de gens partageant très fortement les valeurs de Gillette : ils passent de 19% avant le visionnage de la campagne à 42% après visionnage. Au risque de cliver : démocrates versus républicains (25 points d’écart d’approbation), hommes versus femmes (7 points).

La campagne Gillette The Best Men Can Be, janvier 2019

La campagne Gillette a été un réel détonateur dans le monde de la communication, en ce qu’elle a apporté la preuve qu’une stratégie marketing basée sur l’identity politics pouvait commercialement fonctionner – et ce quel que soit le passif de la marque, plus besoin d’avoir un ADN progressiste pour espérer le devenir. La stratégie de l’identity politics consiste à positionner une marque en fonction de valeurs partagées par un noyau dur de consommateurs militants, soudés par un fort sentiment d’appartenance, ils seront à la fois plus dépensiers, plus loyaux et plus prosélytes vis-à-vis des autres tribus de consommateurs, qu’ils chercheront systématiquement à convertir. Quitte à abandonner des pans entiers de consommateurs qui ne se retrouvent plus dans ce nouveau socle commun. En devenant soudainement et radicalement progressiste, une marque exclut aussi puissamment qu’elle ne rassemble.

Voilà la première limite de la stratégie du contre-pied idéologique : elle approfondit davantage encore les fractures américaines. En très peu de temps, un nombre important de marques se sont construites non plus seulement en opposition politique à Donald Trump, mais en opposition idéologique au trumpisme et à ce que portent ses millions de sympathisants. Il ne faut pas sous-estimer le sentiment de trahison, de rancœur et de colère que peut provoquer la sensation d’être exclu du jour au lendemain d’une marque que plusieurs centaines de milliers de gens pouvaient consommer quotidiennement, parfois depuis leur adolescence.

Ce qui est frappant, c’est que l’étude Morning Consult évoquée plus haut laisse penser qu’il y avait pourtant bel et bien une demande de « marques trumpistes ». On remarque, en effet, qu’il y a quasiment autant de consommateurs qui déclarent qu’ils auraient une appréciation plus favorable d’une marque si elle s’engageait en faveur d’une politique migratoire plus stricte (39%) que si elle s’engageait en faveur des droits accordés aux homosexuels (42%). Simplement, toute marque cherche la « hype », ce sentiment cool et moderne d’être à l’avant-garde. La campagne Gillette, c’est d’abord un choix de modernité, celui d’aller séduire les nouvelles générations, celles qui ne se rasent pas. À la fin de la décennie 2010, la « hype » américaine est du côté du progressisme, donc les marques sont progressistes, c’est peut-être aussi simple que cela. Il n’est toutefois pas exclu que la « hype » des années 2020 bascule du côté conservateur, laissant augurer, peut-être, un renversement du rapport de force entre « marques progressistes » et « marques trumpistes », aujourd’hui très largement en faveur des premières.

La deuxième limite de ce contre-pied idéologique tient à son inefficacité tactique : mobilise-t-elle des modes d’action qui lui permettent réellement de faire avancer la cause progressiste ? L’engagement sociétal des marques, à son tour, a fini par lasser et susciter le doute : 78% des Américains interrogés trouvent que « tous les discours des entreprises en matière de responsabilité sociale se ressemblent » et 76% que « les discours des entreprises manquent de sincérité », rendant de fait les discours militants relativement impuissants.

Les réactions des marques au mouvement Black Lives Matter sont, de ce point de vue, tout à fait emblématiques : de L’Oréal à Nike, en passant par Uber Eats, toutes ont publié un carré noir sur leur compte Instagram pour signifier leur soutien au mouvement. Mais pour quels effets concrets ? N’est-on pas en présence d’un phénomène qui s’apparenterait de plus en plus à une sorte de « happenings » ? Pire encore, puisque le « marché de l’engagement » (pour reprendre la formule de Benoît Lozé) se sature, les marques sont encouragées à prendre des positions de plus en plus radicales pour se distinguer de la masse. Ainsi de Ben & Jerry’s qui publie un communiqué appelant à « démanteler la suprématie blanche », mais pour quels effets, au-delà des mots très durs ?

Les marques progressistes face au mouvement Black Lives Matter

Petit à petit, les marques progressistes ont embrassé une rhétorique, un vocabulaire et des modes d’action qui les ont amenées à cliver de plus en plus, accentuant les fractures américaines sans pour autant parvenir à faire substantiellement progresser les causes défendues. Comment, dès lors, sortir de l’impasse ?

L’élection américaine de 2020 : des « marques citoyennes » plutôt que partisanes

Dans ce contexte, on aurait pu s’attendre à ce que les marques progressistes jouent un rôle de premier plan lors de l’élection américaine de 2020. On aurait légitimement pu parier sur un fort engagement, à la fois politique et idéologique, de leur part. De façon très surprenante, il s’est passé exactement l’inverse : les marques progressistes, si actives tout au long des « années Trump », se sont très largement effacées du débat national. À de rares exceptions près (Patagonia), elles ont semblé se contenter du service minimum, en appelant à la mobilisation électorale. Nike en est l’exemple archétypal, abandonnant l’audace partisane de sa campagne pro-Kaepernick, la marque au « Swoosh » a exécuté une campagne qui est très prudemment restée à bonne distance d’un quelconque clivage politique : You Can’t Stop Our Voice.

La campagne Nike You Can’t Stop Our Voice

Si la position anti-trumpiste était devenue mainstream en 2016, aucune marque dite « progressiste » n’a ouvertement pris parti contre Donald Trump en 2020. Comment l’expliquer ? Faut-il le comprendre comme un reflux de la politisation des marques ? En réalité, il est fort possible que les marques aient pris conscience des deux limites de leur stratégie du contre-pied idéologique énoncées plus haut : accentuation des fractures et inefficacité tactique. Je fais l’hypothèse que la raison profonde de cette transformation de la mobilisation est que leur vision politique du trumpisme a changé. Abandonnant la thèse bien commode de « l’accident de l’Histoire », les marques ont compris que le trumpisme survivrait à Trump, quoi qu’il advienne du scrutin. Dès lors, tout change, il ne s’agit plus de s’attaquer personnellement à Donald Trump, mais de traiter les causes profondes de « l’effondrement de la société américaine » qu’évoquait si puissamment George Packer.

En particulier, les marques ont compris que le risque de guerre civile était réel aux États-Unis. En 2018, 31% des Américains estimaient qu’une guerre civile était possible dans les cinq ans. En 2017, un sondage révélait que plus de 20 % des habitants du Vermont pensaient que leur État devait envisager de « quitter pacifiquement les États-Unis et de devenir une république indépendante, comme il l’a fait de 1777 à 1791 ». Pour reprendre les mots de Valentine Faure dans un article récent du Monde, « jamais depuis la guerre de Sécession les Américains n’ont été autant divisés, non seulement sur Donald Trump mais aussi sur leur conception de la nation, ses valeurs comme ses mythes fondateurs, avec des visions opposées du passé comme du futur ». Dans ce contexte explosif, toute marque qui entendait jouer un rôle politique ne pouvait qu’endosser les habits du rassembleur, quitte à ce que le message paraisse factice et creux : Gap – Stand United.

Pour autant, les marques n’ont pas été inexistantes dans ce scrutin. Si elles ont abandonné leur posture de contre-pouvoir politique ou de contre-pied idéologique au trumpisme, elles ont embrassé une nouvelle figure – celle de la « marque citoyenne », c’est-à-dire une marque qui cherche avant tout à faire augmenter le taux de participation au scrutin et à réduire les barrières au vote. On peut le voir comme un terrible signe de faiblesse – l’appel au vote semble être le seul dénominateur commun d’une société sur-fragmentée. On peut aussi le voir comme une nouvelle forme d’utilité très concrète des marques dans la vie de la Cité. C’est le cas de Snapchat, qui a inventé des filtres-nudge ayant la capacité de faire augmenter le taux de participation au scrutin chez les millenials (ils revendiquent 1 million de votes supplémentaires), de OkCupid, qui a cherché à « rendre le voter sexy » auprès de la communauté de célibataires en lançant le #VILF (Voter I’d Like to Fuck), ou encore d’Airbnb, qui a lancé son propre Civic Action Center permettant de s’inscrire au scrutin en deux clics et de trouver très rapidement le bureau de vote le plus proche de son lieu de domicile.

Élection américaine 2020 : des « marques citoyennes »

Impossible de mesurer l’impact réel des initiatives de ces « marques citoyennes », mais toujours est-il que le taux de participation au scrutin a été à son plus haut niveau depuis les années 1960 (62% de participation, soit 7 points de plus qu’en 2016).  

Taux de participation aux élections américaines depuis 1944

 

Le marketing dilemna de l’après-Trump 

En guise d’ouverture, interrogeons-nous sur les perspectives des marques dans un monde post-Trump. Il semble que les marques soient confrontées à un inextricable dilemme marketing : soit elles défendent les valeurs centrales de la société, en insistant sur ce qui unit plutôt que sur ce qui divise, mais au risque d’être inaudibles, de passer pour des « marques molles » ou « tièdes », ou encore de paraître coupées des grandes questions qui travaillent la société, soit elles épousent les valeurs plus polarisées de ses militants les plus actifs, au risque d’accentuer davantage encore les clivages, d’opter pour une logique communautaire dont il sera très difficile de revenir et d’être sous le joug d’une « tyrannie de la minorité ».

Ces questions, loin de se cantonner à l’Amérique, concerne en réalité toute société dont la construction avance non pas vers ce qui réunit mais vers ce qui fragmente. N’est-ce pas aussi le cas de la société française ? Dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022, quel rôle peuvent jouer les grandes marques françaises dans cette « société archipel » décrite par Jérôme Fourquet ?

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