Les jeunes « emmerdent »-ils le Rassemblement national ?

Plus que jamais, le comportement électoral des jeunes lors des européennes du 9 juin dernier a été examiné, particulièrement dans leur rapport au parti d’extrême droite. Adélaïde Zulfikarpasic, directrice de BVA Xsight, et Christelle Craplet, directrice opinion de BVA Xsight, remontent plus loin dans l’analyse du vote des 18-24 ans pour comprendre, depuis plusieurs scrutins, l’évolution de cette jeunesse loin d’être uniforme, aussi bien sociologiquement que politiquement.

On n’a peut-être jamais autant regardé les jeunes pour scruter leur comportement électoral, au lendemain des élections européennes et de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale : sont-ils des abstentionnistes récidivistes, boudant les urnes élection après élection ? Sont-ils sensibles aux thématiques portées par La France insoumise (LFI), notamment sur la guerre entre Israël et le Hamas ? Sont-ils à l’inverse des aficionados de Jordan Bardella, séduits par un candidat ayant quasiment leur âge et qui leur parle sur TikTok ? Ou continuent-ils, quarante ans après, d’« emmerder le Rassemblement national » ?

Un peu de tout cela, assurément. La jeunesse est loin d’être uniforme, aussi bien sociologiquement que politiquement. Et cela se retrouve dans son vote – ou dans son non-vote. Du reste, qu’entend-on par « la jeunesse » ? Dans cette note, nous nous focalisons sur les 18-24 ans, qui constituent la première classe d’âge des enquêtes d’opinion, le ressort du vote des 25-34 ans étant par ailleurs assez différent.

Ainsi, en comparant le comportement électoral des 18-24 ans le 9 juin 2024 à celui qui fut le leur il y a quelques années (présidentielle et législatives de 2022, européennes de 2019), se dessinent trois grandes tendances pour caractériser la jeunesse sur le plan politique aujourd’hui :

  • l’abstention, qui reste prégnante dans cette population, 
  • le vote en faveur de LFI, qui s’implante durablement, 
  • le vote en faveur du Rassemblement national (RN), moins massif que celui de LFI, mais qui progresse significativement.

Dans ce contexte, difficile pour les autres partis d’émerger : les Écologistes ne semble plus avoir le vent en poupe chez les jeunes, tout comme le macronisme, qui s’est effondré depuis 2022, les autres partis étant réduits à ne recueillir que des miettes.

L’abstention, une constante chez les jeunes à l’exception de la présidentielle

Les élections européennes n’ont pas véritablement changé la donne, malgré un léger sursaut de mobilisation en fin de campagne : les jeunes ont majoritairement choisi de bouder les urnes le 9 juin dernier : seuls 40% se sont déplacés. C’est quasiment la même proportion qu’en 2019 (39%) et un peu plus qu’aux dernières élections législatives de 2022 (31% au premier tour)1Enquêtes Ipsos réalisées du 6 au 7 juin 2024 et du 22 au 25 mai 2019 (européennes) et du 8 au 11 juin 2022 (premier tour des législatives)..

Seule exception notable, l’élection présidentielle, qui suscite chez eux un regain de mobilisation à l’instar de ce que l’on observe chez les Français dans leur ensemble : 77% des 18-24 ans ont voté au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 et 72% avaient fait de même au premier tour en 20172Enquêtes BVA réalisées le jour le 10 avril 2022 (présidentielle) et le 23 avril 2017 (présidentielle)..

Traditionnellement, une part significative des jeunes ne va donc pas voter, par désintérêt pour la politique mais aussi parce qu’ils ne se retrouvent pas forcément dans l’offre politique ou n’ont pas le sentiment que leur vote va réellement changer les choses pour eux. Cette faible mobilisation des jeunes – si elle s’est accentuée au cours des derniers scrutins – n’est pas nouvelle. Les premiers travaux sur l’abstentionnisme, il y a plus de cinquante ans, mettaient déjà en lumière une moindre participation électorale des plus jeunes. Ainsi, en 1968, Alain Lancelot3Alain Lancelot, « L’abstentionnisme électoral en France », préface de René Rémond, Cahier de la Fondation nationale des sciences politiques, 1968. distinguait trois formes d’abstentionnisme : un abstentionnisme purement accidentel, une attitude politique conditionnée par la conjoncture électorale du moment, et enfin une norme culturelle traduisant un défaut d’intégration à la société. Les jeunes rentraient, selon l’auteur, dans cette troisième catégorie, le déficit d’intégration pouvant relever de la situation professionnelle mais aussi de l’âge, les plus jeunes n’étant pas encore intégrés dans la vie active.

Ajoutons à cela le sentiment extrêmement prégnant dans cette catégorie de population que le vote est plus un droit (53%) qu’un devoir (46%), alors qu’au contraire les Français considèrent en moyenne qu’il s’agit avant tout d’un devoir (61%)4Enquête BVA réalisée les 1er et 2 mars, 8 et 9 mars et 15 et 16 mars 2022..

Ces éléments sont connus, mais conviennent d’être systématiquement rappelés, pour ne pas mésinterpréter la sociologie électorale du vote. Hormis sur certains scrutins spécifiques, la jeunesse, majoritairement, ne vote pas et les tendances dans les urnes ne reflètent donc, par définition, que ce que pense la minorité qui glisse un bulletin dans l’urne.

Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail

Abonnez-vous

La France insoumise, premier parti chez les jeunes qui votent

Quand on s’intéresse maintenant à cette fraction de la jeunesse qui s’exprime dans les urnes, on observe pour le scrutin du 9 juin dernier une mobilisation notamment en fin de campagne en faveur de La France insoumise, qui parvient ainsi à capter la majorité relative des votes de cette tranche d’âge (33% des 18-24 ans ont voté pour la liste de Manon Aubry, selon l’enquête de sociologie électorale d’Ipsos, première position). C’était déjà le cas lors du premier tour de la présidentielle de 2022 (31% selon l’enquête réalisée par BVA le jour du vote, première position) et de 2017 (27% selon l’enquête réalisée par BVA, première position). Ils se sont également massivement retrouvés autour de la Nupes lors des élections législatives de juin 2022 (42% selon Ipsos)5Enquêtes BVA (10 avril 2022 et 23 avril 2017 – présidentielles) et Ipsos (6-7 juin 2024 et 8-11 juin 2022 – européennes et législatives)..

En revanche, ce n’était pas le cas lors des dernières élections européennes de 2019, où LFI n’avait obtenu que 9% des voix chez les jeunes, contre 25% pour EE-LV, 15% pour le RN et 12% pour LREM : la progression de LFI au sein de la jeunesse est donc notable par rapport à 2019 mais également par rapport à 2017, et se cristallise autour de la figure de Jean-Luc Mélenchon mais aussi sans doute autour des thématiques mises en avant par le parti : ainsi, la situation à Gaza constitue un motif de vote pour 22% des jeunes s’étant rendus aux urnes le 9 juin dernier, contre seulement 6% en moyenne chez les Français votants. De même, les inégalités sociales (27%) et la protection de l’environnement (43%) sont bien plus citées par les jeunes que par l’ensemble des Français et expliquent sans doute cette surreprésentation du vote LFI dans cette population6Enquête Ipsos réalisée du 6 au 7 juin 2024 et du 22 au 25 mai 2019 (européennes)..

Les autres partis de gauche sont ainsi considérablement éclipsés par LFI chez les jeunes : ainsi, aux élections européennes de 2024, seuls 5% ont voté pour la liste Parti socialiste-Place publique, 3% pour celle du Parti communiste, soit des scores très similaires à ceux réalisés lors des européennes de 2019. Lors de l’élection présidentielle de 2022, seuls 2% avaient donné leurs suffrages à Anne Hidalgo et 1% à Fabien Roussel7Enquête BVA réalisée le 10 avril 2022 (présidentielle) et enquête Ipsos réalisée du 6 au 7 juin 2024 (européennes)..

Quant aux Écologistes (ex-EE-LV), qui jusqu’à présent étaient parvenus à capter une partie de cet électorat (25% des votes des jeunes en 2019 aux européennes), ils ont considérablement perdu de l’influence dans cette population : si les 18-24 ans sont toujours plus nombreux qu’en moyenne à voter pour ce parti (10% contre 5,5% en 2024), c’est à peine plus qu’en 2022 (8% pour Yannick Jadot) et très loin du score de 2019. Les jeunes sont préoccupés par l’environnement, mais ils sont eux aussi rattrapés par des problématiques de fin de mois qui les conduisent à ne pas en faire le seul axe de leur vote.

En définitive, quand on additionne les voix de toute la gauche chez les jeunes au cours des différents scrutins, le rapport de force ne semble guère avoir évolué : 50% avaient voté à gauche en 2019 lors des européennes, 44% en 2022 lors de la présidentielle, 49% aux législatives qui avaient suivi et 51% aux européennes de cette année. En définitive, si un jeune sur deux qui vote est résolument de gauche, via un prisme LFI désormais très hégémonique, les jeunes sont loin d’être tous de gauche8Enquêtes BVA (10 avril 2022 – présidentielle) et Ipsos (6-7 juin 2024 et 22-25 mai 2019 – européennes)..

Le Rassemblement national progresse chez les jeunes

Notamment parce que maintenant, il faut compter avec le Rassemblement national dans cette catégorie de population. Ce n’est pas totalement nouveau, mais le phénomène déborde désormais la seule présidentielle et s’observe sur d’autres scrutins : ainsi, alors qu’ils n’étaient que 15% à avoir voté pour la liste de Jordan Bardella en 2019, 25% des 18-24 ans l’ont plébiscité cette année. Même si c’est moins que ce qu’annonçaient certains sondages pré-électoraux pour les européennes, la progression du RN dans cette catégorie est significative et atteint un niveau supérieur aux bons scores déjà obtenus par le RN chez les jeunes lors des dernières présidentielles (21% en 2017 et 2022)9Enquêtes BVA (10 avril 2022 et 23 avril 2017 – présidentielles) et Ipsos (6-7 juin 2024 et 22-25 mai 2019 – européennes)..

Si les thématiques environnementales et sociales les interpellent, et ce beaucoup plus qu’en moyenne, le pouvoir d’achat est, comme pour l’ensemble des Français, leur principale motivation de vote aux européennes cette année, tandis que l’immigration arrive en troisième position, citée à 34% : une partie de la jeunesse est donc très loin d’« emmerder le Rassemblement national » et se montre sensible aux thématiques évoquées10Enquête Ipsos réalisée du 6 au 7 juin 2024 (européennes)..

À l’instar de LFI à gauche, le Rassemblement national tend par ailleurs également à cannibaliser tout l’espace politique de droite, ce qui laisse peu de place pour les autres partis, à commencer par Reconquête ! (2% de votes chez les jeunes seulement aux européennes de 2024) mais aussi LR (6%). Même constat qu’en 2022 où Valérie Pécresse n’avait obtenu que 3% des votes (10% aux législatives pour LR et l’UDI), tandis qu’Éric Zemmour recueillait 5% des voix – capital politique qui s’est émoussé cette année11Enquêtes BVA (10 avril 2022 – présidentielle) et Ipsos (6-7 juin 2024 – européennes et 8-11 juin 2022 – législatives)..

Quid de la majorité présidentielle dans tout cela ? Tout se passe comme si l’électorat jeune d’Emmanuel Macron s’était littéralement évaporé : alors que le président avait obtenu chez les 18-24 ans 21% des voix en 2017 et 24% en 2022, et qu’il était parvenu à maintenir un semblant d’électorat lors des élections intermédiaires (12% pour la liste LREM en 2019), la liste de Valérie Hayer n’a recueilli le 9 juin dernier que 8% des voix chez les jeunes12Enquêtes BVA (23 avril 2017 et 10 avril 2022 – présidentielles), Ipsos (22-25 mai 2019 et 6-8 juin 2024 – européennes).

En définitive, la jeunesse, quand elle vote, semble aujourd’hui s’être polarisée aux deux extrêmes de l’échiquier politique. Qu’en sera-t-il lors des législatives ? Sera-t-elle sensible aux appels à voter d’influenceurs qu’on n’a pas l’habitude d’entendre s’exprimer sur le sujet mais qui ont une audience inégalée parmi eux, tels Squeezie ou Léna Situations ? Réponse le 30 juin prochain.

  • 1
    Enquêtes Ipsos réalisées du 6 au 7 juin 2024 et du 22 au 25 mai 2019 (européennes) et du 8 au 11 juin 2022 (premier tour des législatives).
  • 2
    Enquêtes BVA réalisées le jour le 10 avril 2022 (présidentielle) et le 23 avril 2017 (présidentielle).
  • 3
    Alain Lancelot, « L’abstentionnisme électoral en France », préface de René Rémond, Cahier de la Fondation nationale des sciences politiques, 1968.
  • 4
    Enquête BVA réalisée les 1er et 2 mars, 8 et 9 mars et 15 et 16 mars 2022.
  • 5
    Enquêtes BVA (10 avril 2022 et 23 avril 2017 – présidentielles) et Ipsos (6-7 juin 2024 et 8-11 juin 2022 – européennes et législatives).
  • 6
    Enquête Ipsos réalisée du 6 au 7 juin 2024 et du 22 au 25 mai 2019 (européennes).
  • 7
    Enquête BVA réalisée le 10 avril 2022 (présidentielle) et enquête Ipsos réalisée du 6 au 7 juin 2024 (européennes).
  • 8
    Enquêtes BVA (10 avril 2022 – présidentielle) et Ipsos (6-7 juin 2024 et 22-25 mai 2019 – européennes).
  • 9
    Enquêtes BVA (10 avril 2022 et 23 avril 2017 – présidentielles) et Ipsos (6-7 juin 2024 et 22-25 mai 2019 – européennes).
  • 10
    Enquête Ipsos réalisée du 6 au 7 juin 2024 (européennes).
  • 11
    Enquêtes BVA (10 avril 2022 – présidentielle) et Ipsos (6-7 juin 2024 – européennes et 8-11 juin 2022 – législatives).
  • 12
    Enquêtes BVA (23 avril 2017 et 10 avril 2022 – présidentielles), Ipsos (22-25 mai 2019 et 6-8 juin 2024 – européennes).

Des mêmes auteurs

Sur le même thème