Les incertitudes démocratiques autour des élections européennes

Les 70 ans et plus sont deux fois plus sûrs d’aller voter que les moins de 34 ans selon la quatrième vague de l’Enquête électorale française 2024 réalisée par Ipsos, en partenariat avec le Cevipof, l’Institut Montaigne, la Fondation Jean-Jaurès et Le Monde. Des tendances similaires aux projections d’avril 2019 avant l’élection. Pourtant, le précédent scrutin européen avait laissé entrevoir une mobilisation surprise des jeunes à la fin, entraînant un bond sur la participation globale par rapport au scrutin de 2014. Dorian Dreuil, membre de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation, décrypte les incertitudes démocratiques autour des élections européennes.

Jeux et enjeux politiques d’une élection inédite

La quatrième vague de l’enquête Ipsos, en partenariat avec le Cevipof, l’Institut Montaigne, la Fondation Jean-Jaurès et Le Monde d’avril 2024 confirme deux tendances politiques et une incertitude démocratique. D’abord, l’extrême droite a un potentiel électoral jamais vu. Un résultat au-delà de 30% (aujourd’hui estimé à 32%) avec un tel écart sur la deuxième liste (la liste de Valérie Hayer est créditée à 17%) serait inédit depuis 1984 et la victoire de la liste menée alors par Simone Veil. Ensuite, confirmation de la dynamique électorale autour de la liste Parti socialiste-Place publique (PS-PP) menée par Raphaël Glucksmann qui redonne un nouvel espoir à un espace politique de centre gauche qui avait disparu depuis 2017, ou qui du moins ne trouvait pas de débouché à ce niveau-là dans une liste autonome.

Mais les résultats de cette nouvelle vague révèlent aussi une lourde incertitude démocratique, celle de l’abstention. La participation électorale est l’habituelle interrogation qui pèse à quelques semaines d’une élection, particulièrement celle des plus jeunes. Depuis vingt ans, on s’est habitué à voir grandir l’abstention d’élection en élection. On n’échappe plus, le dimanche à 20 heures, à l’expression du fameux « parti de l’abstention ». Dans ce contexte, les élections européennes de 2019 étaient une exception dans le climat de désintérêt croissant des Français pour les urnes à tous les scrutins. En France, par rapport au scrutin de 2014, la participation électorale avait bondi de 42,4% à 50,1%, un record depuis les élections de 1994. La participation avait aussi progressé dans dix-neuf des vingt-huit pays de l’Union européenne. Élément intéressant, en avril 2019, seuls 32% des moins de 35 ans affirmaient vouloir se rendre aux urnes. Finalement, leur participation électorale s’est élevée à près de 40%, presque deux fois plus qu’en 2014. Un rebond du vote des plus jeunes, s’il n’est pas impossible, est toutefois difficile à prévoir dans les sondages. C’est une ligne de flou pour les enquêtes quantitatives, même les plus robustes, car le choix d’aller voter ou pas et la cristallisation du vote ne se feront que quelques jours avant le scrutin.

Le vote coûte plus cher aux plus jeunes

Malheureusement, si les plus jeunes se décident finalement à se rendre aux urnes, rien ne sera fait pour leur faciliter la tâche. La date limite pour mettre à jour son inscription sur les listes électorales, six semaines précédant le scrutin, est désormais dépassée. Le corps électoral est donc figé et avec lui les anomalies d’un véritable « bug démocratique » du fait du phénomène de mal-inscription sur les listes électorales. C’est une particularité bien française, bien que les chocs de simplification soient devenus une mode. Ce frein au vote n’est pas qu’une question technique, elle est éminemment politique, car elle multiplie par deux les chances de s’abstenir comme l’ont montré Céline Braconnier, Jean-Yves Dormagen, Ghislain Gabalda et Xavier Niel dans l’enquête Sociologie de la mal-inscription et de ses conséquences sur la participation électorale1Céline Braconnier2, Jean-Yves Dormagen3, Ghislain Gabalda et Xavier Niel4, « Sociologie de la mal-inscription et de ses conséquences sur la participation électorale », Revue française de sociologie, vol. 57, n°1, 2016, pp. 17-44. DOI : 10.3917/rfs.571.0017.. Depuis 2022, on estime que près de 7,7 millions de personnes ne sont pas inscrites dans le bureau de vote proche de leur lieu de résidence principale. Cela concerne près de 16,5% du corps électoral et quatre jeunes sur dix, du fait des phénomènes de mobilité pour les études et pour la vie professionnelle. Cette injustice démocratique est aussi une injustice économique. L’économiste Vincent Pons met souvent en évidence qu’être mal inscrit engendre un « coût du vote » plus fort que celles et ceux qui sont inscrits dans le bureau de vote à moins de cinq minutes de chez eux. Pour un étudiant parisien encore inscrit chez ses parents à Toulouse, l’accès au bureau de vote lui vaudra un aller-retour coûteux pour entendre la formule républicaine « A voté ». À cet égard, la facilitation de la procuration et sa dématérialisation peuvent faire office de plan B si tant est que les plus jeunes soient impactés par la drôle de campagne qui se joue devant eux, ou plutôt sans eux. En effet, c’est peu dire que ce scrutin n’aide pas à comprendre les enjeux politiques du fonctionnement des institutions européennes. Tandis que certains font de cette campagne une primaire ouverte pour déterminer le leadership d’un bloc, d’autres ramènent cette élection à un référendum imaginaire pour ou contre le président de la République.

La montée en puissance des « votants de canapé »

Paradoxalement, la « netflixisation » de cette campagne semble faire naître de l’intérêt pour le scrutin. C’est l’autre originalité des résultats de cette nouvelle vague : si la participation stagne, l’intérêt des Français pour ce scrutin ne cesse d’augmenter. Près de 57% des Français déclarent porter de l’intérêt pour les prochaines élections européennes de 2024, soit plus de dix points par rapport à novembre 2023. Comme si les électeurs préféraient observer la campagne se dérouler plutôt qu’y participer. Les Norvégiens ont une expression qui résume assez bien cette tendance. Il existe, dans ce pays scandinave, deux termes pour parler de l’abstention : hjemmesittere, ceux qui restent chez eux, et sofavelger, les votants du canapé, expression intéressante pour résumer une opinion publique qui s’intéresse au scrutin, aux faits de la campagne, mais qui ne prévoit pas d’y participer. Preuve s’il en fallait que, malgré l’abstention grandissante, la France reste un pays de passion politique. C’est aussi l’air du temps, celui de la spectacularisation de la vie politique.

Cette incertitude quant à la participation des jeunes à ces élections européennes laisse deux options ouvertes dans ce match politique. La première, l’accident démocratique, est celle d’eurodéputés qui ne seraient pas ou peu représentatifs des aspirations européennes des jeunesses françaises. La seconde est qu’une remobilisation tardive de cet électorat peut considérablement changer les équilibres politiques au sortir des urnes. Il reste encore trois semaines aux 37 listes en lice pour convaincre de l’intérêt de participer à cette élection, véritable fête du vote, alors que plus de la moitié de la population mondiale a rendez-vous avec les urnes en 2024.

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