Dans cette tribune en partenariat avec la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), Marianne Mikko, membre du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) aux Nations unies, alerte, dans le contexte de la guerre en Ukraine, sur les conséquences désastreuses des conflits armés pour les femmes.
La guerre fait rage en Europe. L’attaque menée par la Russie contre l’Ukraine continue. Des appels sont lancés en faveur des négociations de paix. Bien sûr, la paix est importante : mais doit-elle être une paix à tout prix ? Il n’est pas seulement question de l’occupation honteuse du territoire d’un État souverain que l’agresseur a initiée le 24 février, car l’annexion avait déjà commencé il y a huit ans lorsque la Crimée a été déclarée russe. À l’époque, le monde a fermé les yeux sur cette agression. Aujourd’hui, cette brutale action militaire n’est plus ignorée en Europe. Aujourd’hui, d’autres questions cruciales se sont ajoutées. À savoir : qui paiera, et comment, pour l’usurpation des âmes et des corps des femmes ukrainiennes ?
En novembre 2022, le nombre de réfugiés ukrainiens en Europe s’élevait à 7,8 millions. Si l’on ajoute à cela le nombre de réfugiés internes, un tiers de la population ukrainienne a été contraint d’abandonner son foyer à cause de la guerre. Neuf réfugiés de guerre sur dix sont des femmes et des enfants. Cela signifie que plusieurs dangers les guettent, même si la violence à l’égard des femmes peut parfois demeurer cachée. Les femmes, qui ont fui la guerre, risquent de se retrouver dans des situations exceptionnellement brutales.
En mars dernier déjà, des signaux alarmants ont été émis par des bénévoles qui travaillaient avec des réfugiés. Selon eux, des hommes se trouvant à proximité immédiate de la frontière ukrainienne semblaient assez « aimables » pour proposer à de jeunes Ukrainiennes de les transporter vers divers pays européens. Les yeux froids du crime organisé se cachaient derrière ce masque de gentillesse. Avant la guerre déjà, l’Ukraine était l’un des cinq principaux pays européens à partir desquels des femmes étaient introduites clandestinement dans l’esclavage sexuel. Malheureusement, la traite des êtres humains n’a pas disparu ; au contraire, dans une période de confusion, le crime organisé tente d’exploiter la situation à son profit.
La manifestation la plus brutale de la violence à l’égard des femmes est le viol. Utiliser le viol comme une arme, c’est commettre un crime de guerre. Selon les articles 7 et 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), il s’agit d’un crime contre l’humanité qui, par sa nature même, doit être considéré comme de la torture. L’une des images les plus dures de la guerre en Ukraine est une photographie montrant des femmes nues, à moitié brûlées, gisant sur la route à 20 kilomètres de Kiev. Cette photo s’est répandue comme une traînée de poudre dans les médias au début du mois d’avril. Kateryna Cherepakha, présidente de La Strada Ukraine, avait raison lorsqu’elle a déclaré que « ce que nous savons des viols n’est que la partie émergée de l’iceberg ». Une confession formulée par une jeune femme ukrainienne au cours des premiers mois de la guerre a donné matière à réflexion : lorsqu’elle a fui sa maison, elle a emporté des préservatifs et des ciseaux, juste au cas où.
Bien que le viol soit l’un des crimes les mieux dissimulables, nous devons croire que ces crimes de guerre ne resteront pas impunis. Il convient de saluer le procès de Mikhail Romanov, soldat violeur russe de 32 ans, qui s’est ouvert le 23 juin à Kiev. Bien entendu, Romanov, qui se trouvait en Russie, ne s’est pas présenté au tribunal et l’audience a eu lieu par contumace. À ce moment-là, le bureau du procureur ukrainien avait simultanément engagé des procédures pour 50 cas de viols commis par des soldats de l’armée russe. Malheureusement, les cas de viols commis par des soldats russes sont de plus en plus nombreux. La Cour pénale internationale a commencé ses opérations en Ukraine. Il faudra du temps pour identifier les crimes de guerre mais, tôt ou tard, les procès commenceront avec toute la sévérité requise.
Comme indiqué précédemment, les réfugiés de guerre sont, avant tout, des femmes et des mineurs. Il est impossible de dire combien d’entre eux ont été violés. Le viol des femmes, utilisé comme une arme dans la guerre russe, place de nombreux pays de l’Union européenne dans un dilemme éthique lorsqu’ils accueillent des réfugiés. La Pologne, qui a accepté le plus grand nombre de réfugiés de guerre, a interdit l’avortement. La Hongrie et la Slovaquie affichent une opposition similaire. Des centaines de milliers de réfugiées de guerre sont arrivées dans les pays limitrophes de l’Ukraine. L’interdiction nationale de l’avortement doit-elle vraiment être appliquée aux femmes ukrainiennes qui ont été violées par des soldats russes ? Ce, même si ces femmes sont des réfugiées de guerre ?
Il existe une autre spécificité concernant les femmes ukrainiennes qui demeure difficile à résoudre. Il ne s’agit pas des failles de la législation ukrainienne, législation dans laquelle le viol et l’exploitation sexuelle ne sont pas pleinement définis, mais de la gestation pour autrui (GPA) qui est légale en Ukraine. Les femmes ukrainiennes portant un enfant étranger dans leur utérus sont devenues une question problématique dès le mois de mars. Le nombre de mères porteuses en Ukraine s’élève à près de 2 500 par an. Cela conduit à questionner le statut juridique des enfants qui verront bientôt le jour au milieu d’une guerre agitée, mais pas seulement. Comment et où l’enfant naîtra-il pendant la guerre ? Comment s’assurer que les enfants parviennent à leurs parents légaux ? De nombreuses questions juridiques et pratiques restent sans réponse. En substance, les mères porteuses ne se sentent plus comme des citoyennes libres, mais comme des machines à accoucher. Elles ont dû signer un contrat les obligeant à accoucher en Ukraine. Or, selon le droit international, une personne a le droit de quitter une zone de guerre. Alors que les mères porteuses affrontent bien des obstacles, la Moldavie a exprimé sa crainte que la guerre en Ukraine n’entraîne une baisse des GPA en Ukraine, et une pression par conséquente accrue de la maternité de substitution en Moldavie, pays plus pauvre.
Que doit faire l’Union européenne ? Elle ne doit pas relâcher la pression sur la Russie. Outre la crise énergétique et sécuritaire, nous ne devons pas oublier que les principales victimes de cette guerre sont les femmes. C’est d’ailleurs ce qu’a rappelé la commissaire européenne aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, dans son plan de solutions pratiques en dix points proposé un mois après le début de la guerre. En mai, le Parlement européen a adopté une résolution sur l’impact de la guerre sur les femmes en Ukraine. Si les États membres restent ouverts aux réfugiés, ils sont de plus en plus réticents. Le nombre de réfugiés de guerre acceptés par la Pologne est égal à la population de l’Estonie, tandis que l’Estonie a accueilli des Ukrainiens, faisant du pays le quatrième de l’Union européenne avec un taux d’accueil par habitant aussi élevé.
Cependant, il faut dire haut et fort que la violence contre les femmes dans cette terrible guerre a pris une dimension terrifiante. Nous n’avons pas le droit d’oublier cette atrocité. Nous ne devons pas oublier un seul instant que des centaines, voire des milliers de soldats russes ont utilisé le viol comme une arme de guerre, que ce soit individuellement ou en groupe. L’espoir demeure que la CPI fera son travail avec dévouement et que les criminels de guerre recevront le châtiment sévère qu’ils méritent.
La traduction en français a été réalisée par Lola-Lou Zeller. L’article original en anglais est à retrouver ici.