La revendication de la Bible, à des fins politiques et économiques, a été et demeure souvent instrumentalisée. Ainsi en Amérique latine, où nombre d’évangélistes sont devenus des acteurs politiques de plus en plus prépondérants et souvent liés aux forces et autorités politiques conservatrices et réactionnaires. Allen Dwight Callahan, professeur universitaire de théologie et pasteur baptiste états-unien, en fait ici une analyse.
« Lire le monde précède la maîtrise de l’abécédaire, même si sa lecture postérieure nécessite l’usage des mots. Langage et réalité sont dynamiquement liés. La compréhension du texte permise par une lecture critique implique la perception des rapports du texte avec son contexte »
Paulo Freire
La cohorte de la droite religieuse protestante en Amérique latine qui s’est récemment engagée en politique dans différents pays porte divers noms — « évangéliques », chrétiens évangéliques, protestants évangéliques, pentecôtistes, néo-Pentecôtistes. Mais ces termes cachent plus qu’ils ne révèlent. L’activisme récent à base ecclésiastique aide, encourage et habilite désormais les régimes de droite et les politiques économiques néolibérales qu’ils servent. Les églises évangéliques qui composent cette cohorte sont une « souche mutante » de la piété petite-bourgeoise, genre qui a toujours servi le capital. Et un genre qui a toujours été conservateur quand il n’était pas carrément réactionnaire, avec une posture pharisaïque, en fin de compte amorale et opportuniste.
[Historiquement], le christianisme évangélique considère la Bible comme le guide faisant autorité pour la foi et la pratique. Ces questions doivent être jugées à la lumière de la Bible, arbitre ultime de toute vérité. Les évangéliques, pour asseoir leur vérité, devaient en trouver le témoignage dans les Écritures. C’est ainsi que la Bible figurait en bonne place dans les controverses sur l’esclavage américain. Les anti-esclavagistes comme les pro-esclavagistes ont collecté des textes bibliques à l’appui de leur position. Les arguments des deux côtés de la question de l’esclavage aux États-Unis étaient parfois ingénieux, parfois pervers, myopes, farfelus, mais toujours « bibliques », en ce qu’ils revendiquaient toujours le texte biblique pour argumenter. Le polémiste et le propagandiste évangélique, en dernière analyse, offraient une exégèse comme substrat indispensable à leur argumentation.
L’évangélisme a subi une mutation à l’approche du XXIe siècle, ajustant à nouveau son orientation biblique vers le capital. La Bible ne sert pas de base à des discours, elle est un objet de vénération. La Bible cesse de fait d’être un livre, en ce sens qu’elle n’est pas lue. Elle n’est même pas ouverte. Elle ne soutient aucun argument. Elle est un article de foi, croyance en un objet matériel. La Bible est considérée, vénérée, elle n’est pas lue. La Bible est donc un livre fermé. Le capitalisme tardif a poussé la religion évangélique dans un coin encore plus étroit de l’espace public, avec une expression plus restreinte, une existence dépendante du pouvoir de l’élite. Les concessions de l’évangélisme au capital relèvent d’une capitulation complète.
Les évangéliques du XXIe siècle ne lisent plus la Bible et ne se réfèrent pas à son contenu. La Bible pour eux n’est pas un livre mais une icône. Une icône, pas un talisman ni un fétiche. Car le talisman et le fétiche sont des objets que l’adepte manipule pour faire bouger quelque chose. En fait la Bible, entre les mains des évangéliques [d’aujourd’hui], ne fait rien. C’est le pasteur et le croyant, évangéliques, qui agissent. La Bible est un objet instrumentalisé, qui autorise les évangéliques à faire des choses qui n’ont apparemment rien à voir avec le contenu du Livre, mais qui s’accordent avec l’hégémonie du capital. La Bible, en livre fermé, donne l’image d’un instrument de pure fonction autoritaire. Elle assume publiquement l’apparence d’une lecture impossible. Sans texte, ni contexte, simplement un objet, au contenu englobé par sa couverture, aux pages prisonnières, aux mots incarcérés. La Bible devient icône, tiroir, idole ; l’engagement avec ce livre fermé ne relève alors pas de la lecture, mais de l’idolâtrie.
L’anti-lecture fasciste de la Bible est un livre muet qui donne l’impression de parler, un livre fermé qui paraît être ouvert. La théologienne allemande, Dorothée Sölle, a inventé l’expression « christo-fascisme », à l’époque du nazisme allemand. En forgeant le terme, Sölle cherchait à comprendre la relation des membres du parti nazi avec les églises chrétiennes, au moment où l’état d’exception nazi prenait corps et où le gouvernement nazi instrumentalisait une terminologie chrétienne. Hitler jargonnait en chrétien dans ses discours, usant de formules cheville comme « Ouvrez-vous à la vérité et la vérité vous libérera » (Jean 8.32). Dans la Bible, le texte est parole de Jésus, et le contexte est la promesse de Dieu. Mais ici, il n’y a ni parole, ni promesse, seulement une menace, une propagande perverse contre ceux qui s’opposent à l’état d’exception. Les mots viennent de la Bible, mais la parole n’a rien à voir avec la Bible. Le verbe est biblique, mais la phrase n’a rien à voir avec la Bible.
Le tout accompagné de racisme virulent là où l’hégémonie blanche est la plus précaire. Le philosophe et historien français Élie Halévy a soutenu que la classe ouvrière anglaise n’avait pas réussi à développer la conscience sociale révolutionnaire attendue, comme en France et en Allemagne, parce que les « intellectuels organiques » de la classe ouvrière anglaise avaient été captés par l’évangélisme. L’évangélisme raciste du Nouveau Monde, enraciné aux États-Unis, est un facteur endémique de l’évangélisme mondial. C’est cette souche d’évangélisme qui s’est répandue en Amérique latine. Alors que le néolibéralisme entrait dans une phase de concentration galopante, de richesses entre de moins en moins de mains, dépouillant la planète et surexploitant les travailleurs, la thèse socio-religieuse de Halévy s’est appliquée en Amérique latine. L’Amérique latine a été mise au niveau nord-américain, mettant un gant de velours religieux sur la main de fer de la révolution industrielle.
On voit des leaders avec une Bible à la main, bien serrée et fermée, montrant le livre sacré avec orgueil, confiance et assurance. Donald Trump, quand il était président des États-Unis, a fait une apparition polémique, une Bible en main, devant un temple près de la résidence présidentielle, après avoir fait disperser de façon répressive une manifestation proche de ce lieu.
En Colombie, les évangéliques ont joué un rôle central contre la ratification de l’Accord de paix de La Havane lors du plébiscite de 2016 [signé entre l’État colombien et les FARC]. Ils se sont alliés au sénateur et ancien président Álvaro Uribe, qui a placé des pasteurs de l’Église du réveil sur ses listes au Congrès, comme l’église Ríos de Vida, des adventistes et autres. Ils ont été appelés à voter contre l’Accord de paix, car celui-ci aurait violé le concept de « famille ».
C’est en ayant en mains deux exemplaires de la Bible que la sénatrice de droite Jeanine Añez a pris ses fonctions à la présidence par intérim de la Bolivie [le 12 novembre 2019]. Marginalisés et exclus du pouvoir par l’accession à la présidence d’Evo Morales et des autochtones, pendant plus d’une décennie, les milieux d’affaires de la riche province de Santa Cruz ont alors saisi l’opportunité de prendre leur revanche. Avec Luis Fernando Camacho, leader politico-religieux de Santa Cruz, les évangéliques et les ultraconservateurs catholiques du gouvernement provisoire sont parvenus à imposer un gouvernement intérimaire ultraconservateur. Camacho, qui se présente comme un « chrétien conservateur », a martelé : « Nous allons retirer la Pachamama (Terre-Mère, centrale dans la cosmologie andine) des lieux publics et la remplacer par la Bible. »
Dans un pays où ce changement est le plus spectaculaire, au Brésil, les évangéliques constituent la principale base électorale du président Jair Bolsonaro. Le président Jair Bolsonaro s’est dit guidé par la Bible et par la Constitution pour ses quatre ans de mandat ; il a qualifié la Bible de « boîte à outils » pour ajuster l’homme et la femme. Bolsonaro, qui se vante d’être un « président chrétien dans un pays laïc », a placé la pasteure évangélique Damares Alves au ministère des Femmes, de la Famille et des Droits de l’homme. Alves a lancé des propositions controversées, tel que le plan pour éviter les grossesses chez les adolescentes basé sur l’abstinence sexuelle. Avant le coup d’État parlementaire contre la présidente Dilma Rousseff, Eduardo Cunha a dirigé le banc des évangélistes pour empêcher l’établissement de normes en faveur des droits reproductifs des femmes. Il a été le chef de file du processus parlementaire qui a fini par expulser la présidente pourtant élue par un vote populaire.
Le programme commun à ces Églises évangéliques [du XXIe siècle] inclut la lutte contre l’avortement et contre les droits de la communauté LGBTI+, la participation aux médias ultra-conservateurs défenseurs de la famille, et la critique des libertés sociales. Elles défendent sans réserve le néolibéralisme et la société de consommation. Elles popularisent leurs convictions dans leurs medias, stations de radio, chaînes de télévision et réseaux sociaux. L’agenda politique des évangéliques à travers le continent s’apparente à celui du mouvement « Tradition, famille et propriété » qui a émergé dans les années 1960 dans le cône sud, lié aux dictatures. Ce groupe s’oppose au protestantisme mais ils s’accordent tous sur le même conservatisme contre toute altération de l’ordre patriarcal, sur le rôle des femmes et des hommes, contre tout aspect sexuel autre que la reproduction. Ils refusent toute idée libérale ou progressiste de la famille, et les réformes visant à élargir les droits et la démocratisation de la société.
Cet évangélisme est une religion qui appuie les pouvoirs en place. Il présuppose et préserve la domination du capital et de ses catalyseurs politiques bourgeois. La tendance générale est donc pour eux d’ajuster la foi et la pratique à l’économie politique de l’hégémonie capitaliste, reconnaissant parfois ses contradictions mais ne les contestant pas. Négocier ces contradictions est l’œuvre pieuse de cette religion évangélique, bien qu’elle soit maintenant confrontée à un capitalisme plus rapace et destructeur. Les évangéliques sont moins une force qu’un acteur contraint, chair à canon idéologique de guerres déclarées par leurs maîtres capitalistes. Ils sont les marionnettes sanctifiantes du capital. Plus les crimes du capital deviennent flagrants, plus violemment serrées seront les ficelles liant ces pieuses marionnettes évangéliques.
Comment peut-on lutter contre cette vague de lecture implacable et fondamentaliste de la Bible ? La lecture fondamentaliste n’est pas une lecture, c’est l’anti-lecture du monde, du texte et de son contexte. Cette anti-lecture est une plaie, une pandémie intellectuelle des Amériques, du Nord et du Sud, empêchant et interdisant « toute lecture critique », et quelque perception que ce soit des rapports entre texte et contexte. La Bible dans les espaces publics est un support d’anti-lecture : une Bible fermée, un livre fasciste, un livre bavard.
Il existe des groupes évangéliques qui soutiennent des gouvernements progressistes, comme au Nicaragua et dans une moindre mesure au Salvador, adoptant un discours pragmatique et fonctionnel avec le gouvernement. Ces secteurs évangélistes interprètent la fonction sociale de l’Église autrement. Pour eux, la Bible ne reste pas fermée, n’est pas fasciste, et ne parle pas. La loi ne peut pas être un justificatif à la mise en place d’un État d’exception. La parole ne peut pas être la matière de base de la propagande. La parole est le texte qui surgit dans le contexte d’un mouvement populaire.
La Bible ne parle pas, elle est le support de la parole de ses lecteurs, de leurs questionnements vis-à-vis des autres, d’eux-mêmes, et surtout et principalement de Dieu. Le plus grand défi de la Bible, donc, n’est pas d’écouter la parole de Dieu, mais de se faire entendre par Dieu lui-même. « Écoute Israël, le Seigneur, notre Dieu, et l’unique Seigneur » (Deutéronome 6 :4) est le premier acte de foi des Israélites, et l’apôtre Paul ajoute : « de sorte que la foi est écoute, écoute de la parole de Dieu » (épître aux Romains 10:17). La foi est audition et par conséquent pour acquérir sa maturité, ceux qui croient doivent apprendre, doivent gravir les sommets, parler avec Dieu.
Les esclaves africains et leurs descendants ont vu dans la Bible quelque chose qui n’était pas au centre de leurs cultures ancestrales, ni évident dans leur nouveau foyer américain, une garantie de justice en ce monde. Ils ont trouvé tissé dans les textes de la Bible un fil carmin de justice divine antithétique de l’injustice qu’ils avaient appris à très bien connaître. Les Afro-Américains ont commencé à suivre ce fil à la fin du XVIIIe siècle.
Les Africains [déportés en Amérique du Nord] ont rencontré la Bible initialement comme des étrangers sur la terre étrangère des États-Unis, en tant qu’étrangers esclaves, via une langue étrangère et au travers de la religion étrangère du protestantisme évangélique. Ils ont été confrontés à la Bible, texte écrit, dont les pages accueillaient en silence des lecteurs noirs analphabètes. La littérature afro-américaine primitive est marquée par l’apparition de la page silencieuse, ce que le critique littéraire Henry Louis Gates Jr., dans une analyse devenue classique, a qualifié de tropisme du Livre qui parle.
Ce tropisme apparaît dans le récit autobiographique du marin nigérian, ex-esclave et abolitionniste, Olaudah Equiano, ou Gustavus Vassa, Ma véridique histoire (Éditions Mercure de France, 2008), livre publié en 1789. Esclave fait prisonnier au cours d’un voyage de Barbade à l’État de Virginie, aux États-Unis, Equiano raconte sa stupeur à l’égard de la pratique européenne de la lecture ; « je voyais souvent mon maître en train de lire ; et j’ai eu une grande envie de converser avec les livres, pour faire, dans mon idée, comme lui ; […] très souvent, j’ai pris un livre, je lui ai parlé pour ensuite coller mes oreilles sur lui espérant une réponse ; et j’étais très préoccupé de voir qu’il gardait le silence ».
Notre fidélité à notre foi exige un pèlerinage d’apprentissage vers la « montagne du Seigneur ». Le curriculum de cet apprentissage, c’est la Loi, la Torah, comme principe divin, et la Parole, le Devoir, comme pratique divine. Tous deux, le principe divin de la Torah et la pratique divine du Devoir, sont les fins dont la Bible est le support privilégié. L’éducation pour trouver dans les paroles de l’Apôtre « la clef puissante qui donne l’abondance au-delà de ce que nous demandons ou avions pensé ». La formation pour apprendre des paroles du poète, Thiago Mello, qu’en « vérité, ce qui importe / avant que la vie ne pourrisse / c’est de travailler à changer ce qui doit l’être / chacun à son tour / chacun là où il est. L’éducation cultive, développe et renforce la capacité d’évaluer, analyser, voire de comprendre intuitivement texte et contexte. Mais de nos jours, si difficiles et provocants, cette capacité n’est pas aussi évidente, elle est menacée. Il ne suffit pas de corriger le programme des études. Il faut un changement de conscience. « La formation », c’est assumer son propre profil, lui donner forme, ne pas le laisser informe. Dans le premier chapitre de la Genèse, le monde est informe : « la terre était sans forme, vide ; et il y avait des ténèbres sur la surface de l’abyme ; et l’Esprit de Dieu glissait sur celle des eaux » (1.2). L’Esprit de Dieu allait, formant, « éduquant » le monde.
Les outils de guerre et le capital doivent être mis à disposition de projets de vie, et non de mort. Nous pourrons mettre fin à l’histoire des inégalités et de l’injustice structurelle le jour où chacun aura les moyens les meilleurs de subsistance, la démocratie économique et une authentique démocratie.
En conclusion, cet extrait d’une chanson de Gilberto Gil :
« Si je veux parler avec Dieu
Je dois m’aventurer
Je dois monter vers les cieux
Sans corde où m’assurer
Je dois dire adieu
Tourner le dos et marcher
Avec décision sur la route
Qui au final, ne débouche sur rien
Rien, rien, rien, rien
Rien, rien, rien, rien
De ce que je pensais trouver. »