Les « États frugaux » et le projet européen : comment protéger l’Europe des effets de la crise ?

La pandémie de Covid-19 a d’ores et déjà des conséquences sociales et économiques importantes, mettant à l’épreuve le projet européen. Dans ce contexte, comment faire face à cette crise économique au niveau européen, où les pays du sud de l’Europe sont particulièrement touchés? En partenariat avec la Fondation Friedrich-Ebert, Peter Bofinger, professeur d’économie à l’Université de Würzburg et ancien membre du Conseil allemand des experts économiques, plaide pour un nouveau fonds sous forme d’obligations qui pourrait lever entre 10 et 15% du PIB de l’Union européenne et permettre que les dettes supplémentaires contractées le soient au niveau européen. Pour cela, les quatre « États frugaux » – l’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède – doivent cesser de s’y opposer.

Dans ses dernières Perspectives de l’économie mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) livre une première évaluation systémique des répercussions économiques engendrées par la pandémie de coronavirus : cette dernière a provoqué la plus terrible récession mondiale depuis la Grande Dépression.

En Europe, les pays du Sud sont dans une situation particulièrement préoccupante. La Grèce (-10%), l’Italie (-9,1%), le Portugal (-8,0%) et l’Espagne (-8,0%) font partie des économies avancées dont la croissance chutera sans doute le plus brutalement en 2020. Pour ce groupe de pays, le FMI prévoit une contraction moyenne de la croissance de 6,1%. Sévèrement frappée par l’épidémie dans un premier temps, l’Europe du Sud souffrira, dans un second temps, de sa forte dépendance au secteur du tourisme, sans doute à l’agonie cette année.

Taux d’endettement

La récession et l’augmentation des déficits budgétaires liée aux effets des « stabilisateurs automatiques » et des plans de soutien des États ont inévitablement provoqué une montée en flèche des taux d’endettement (tableau 1). Cette hausse est particulièrement marquée dans les pays d’Europe du Sud : en 2020, le ratio de la dette publique en pourcentage du produit intérieur brut dépassera sans doute 200 % en Grèce, 150 % en Italie et 100 % en Espagne, en Belgique, en France et au Portugal.

 

Tableau 1 : ratio dette brute/PIB – projection de la progression sur un an et niveau en 2020
 
Augmentation du ratio 2019-2020 (pourcentage)

Ratio en 2020 (pourcentage)

Pays-Bas

10,0

58,3

Irlande

4,7

63,3

Allemagne

8,9

68,7

Finlande

10,3

70,0

Slovénie

6,4

73,2

Autriche

13,9

84,6

Espagne

18,0

113,4

Belgique

15,8

114,8

France

16,9

115,4

Portugal

17,4

135,0

Italie

20,8

155,5

Grèce

21,6

200,8

Japon

14,5

251,9

Royaume-Uni

10,3

95,7

États-Unis

22,1

131,1

Zone euro

13,3

97,4

G7

19,0

137,7

 
Source : FMI.
 

Ce niveau d’endettement élevé semble d’ores et déjà contraindre la politique budgétaire des pays concernés. Selon les calculs du FMI, l’assouplissement budgétaire mis en place par la France, l’Italie et l’Espagne (dépenses publiques et allégements fiscaux supplémentaires) est bien moins important que celui de l’Allemagne ou des grands pays hors zone euro (tableau 2).

 

Tableau 2 : mesures portant sur les recettes et dépenses (en pourcentage du PIB)

 

Les mesures de stabilisation budgétaire de ces pays risquent donc de ne pas être à la hauteur des enjeux. Dans le même temps, ils poussent les États dont la situation budgétaire est solide (tels que l’Allemagne) à réduire leurs plans d’aide, de peur que la compétitivité de leurs propres entreprises n’en pâtisse. Résultat : même les économies les plus résilientes risquent de ne pas aller suffisamment loin en matière de stabilisation budgétaire.

En outre, la hausse de l’endettement en Europe du Sud pourrait raviver la peur des marchés d’une crise de la dette souveraine susceptible de précipiter une autre crise de la zone euro.

Paroles en l’air

Quelle réponse les États membres de l’Union européenne ont-ils apporté jusqu’à maintenant à cette crise historique, qui menace jusqu’à l’existence même de l’Union et de la zone euro ? À première vue, l’enveloppe de 540 milliards d’euros, qu’ils ont réussi à débloquer en un temps record, peut être considérée comme impressionnante. En l’examinant de plus près, force est pourtant de constater que la plupart des mesures qu’elle contient ne sont que de façade.

Près de 200 milliards d’euros seront mobilisés via le Mécanisme européen de stabilité (MES). Contrairement à auparavant, ces fonds ne sont désormais plus couplés à des conditions en matière de politique économique. Cependant, le cadre de financement du MES n’ayant pas changé, il ne s’agit pas de moyens supplémentaires. De facto, chaque euro investi dans les mesures de lutte contre le coronavirus réduira d’autant les fonds disponibles pour faire face à une éventuelle crise de l’euro.

Un budget de 200 milliards d’euros sera par ailleurs mis à disposition des entreprises sous forme de prêts accordés par la Banque européenne d’investissement (BEI). Pour ce faire, les États membres se sont engagés auprès de la BEI à couvrir un fonds paneuropéen de garantie Covid-19 à hauteur de 25 milliards d’euros – un pari particulièrement optimiste dans la mesure où l’effet de levier du dispositif est censé mobiliser huit fois son montant initial. 

Enfin, ces mesures ont été complétées par la création de l’instrument SURE (instrument de soutien temporaire à l’atténuation des risques de chômage en situation d’urgence). Il fournira une assistance financière allant jusqu’à 100 milliards d’euros au total, sous forme de prêts octroyés par l’Union européenne (UE) aux États membres fragilisés.

Au total, les financements supplémentaires ne s’élèvent donc qu’à 125 milliards d’euros, soit 1% du PIB de la zone euro. En outre, l’ensemble de ces fonds ne sont que des prêts, ce qui ne résout en rien le problème d’endettement des États membres du Sud. Si la solidarité européenne dans cette crise sans précédent se réduit à une levée de fonds trop faible alors même que ces fonds ne constitueraient pas des transferts budgétaires, il ne sera guère étonnant de voir les partis eurosceptiques accroître encore davantage leur influence politique.

Solution optimale

Quelle serait alors la solution optimale ? Les dettes supplémentaires devraient être contractées autant que possible à l’échelon européen. Il faudrait instaurer un nouveau fonds permettant de lever entre 10 et 15% du PIB de l’Union européenne sous forme d’obligations (soit 1,4 à 2,1 milliers de milliards d’euros). Ces moyens devront ensuite être alloués aux États membres par le biais de transferts financiers, afin que cela n’ait pas d’incidence sur les niveaux d’endettement nationaux.

Il serait possible d’imaginer une répartition de ces fonds en fonction des parts de PIB de chaque pays, afin d’éviter les transferts entre États membres. Une solution hybride serait d’octroyer une partie des financements selon le niveau de gravité atteint par l’épidémie dans chaque pays.

Comme pour le mécanisme SURE, l’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne pourrait servir de base juridique. Les fonds pourraient prendre la forme d’obligations perpétuelles et le paiement des intérêts serait financé par le budget de l’Union.

En émettant l’hypothèse d’une émission sur le marché à un taux d’intérêt qui pourrait actuellement s’élever à 2%, ces obligations représenteraient une charge annuelle de 0,2 à 0,3% du PIB. Cette somme serait financée par une augmentation des contributions nationales des États membres au budget européen.

« Coronabonds »

Jusqu’à maintenant, les ministres des Finances de la zone euro ont rejeté l’option des « coronabonds », mais ils se sont montrés ouverts à la possibilité d’un fonds de relance. Si ce dernier était doté d’une architecture correspondant aux principes exposés ci-dessus, la mise en place de cet instrument serait un grand pas en avant. En revanche, si les quatre pays dits « frugaux » (l’Autriche, le Danemark, la Suède et les Pays-Bas) n’infléchissent pas leur position, rien de bon n’en ressortira pour l’Europe.

Les solutions comme celles visant la restructuration des dettes publiques en Europe du Sud mèneraient tout droit au désastre car elles anéantiraient l’épargne d’une grande partie de la population. Une réduction des dettes au moyen d’un impôt sur la fortune ne serait efficace que s’il ne s’étendait pas uniquement aux plus aisés, mais aussi aux classes moyennes supérieures. Or, réduire la richesse de ces dernières compromettrait les garanties de prêt et limiterait de fait les capacités d’investissement dont nous avons cruellement besoin pour l’après-crise.

Un premier pas pour soulager les Européens du Sud serait d’abandonner enfin le critère totalement obsolète d’une dette publique inférieure à 60% du PIB, fixé par le traité de Maastricht. Ce critère n’a aucun fondement scientifique et aurait été écarté depuis bien longtemps si la politique économique reposait sur une approche factuelle. Lorsqu’on analyse les niveaux d’endettement des plus grandes économies (tableau 1), on voit bien que des taux d’endettement beaucoup plus importants ne posent pas problème : celui du Japon est quatre fois plus élevé que le seuil de Maastricht.

La BCE à la rescousse

En fin de compte, les ministres des Finances appelleront sans doute la Banque centrale européenne (BCE) à la rescousse, comme ils l’ont fait durant la crise de la zone euro. La BCE a, en effet, envoyé un signal fort en annonçant son programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP), doté d’une enveloppe de 750 milliards d’euros. Sa présidente, Christine Lagarde, l’a réaffirmé le 30 avril dernier : « Ces achats continueront d’être effectués de manière flexible au fil du temps, entre les différentes catégories d’actifs et juridictions ».

Cependant, il est dangereux que les États membres se dérobent ainsi à leurs responsabilités. Les détracteurs de la BCE peuvent ainsi remettre en question la légitimité démocratique d’un plan d’aide aussi vaste et en appeler à un examen constitutionnel.

En conséquence, les quatre États frugaux doivent à tout prix arrêter de s’opposer à un instrument de financement commun à l’échelle de l’Union européenne. C’est la seule manière de garantir la survie du projet européen et de mettre l’UE en capacité de répondre à cette crise effroyable de manière aussi efficace que les États-Unis le font. En effet, comme l’économiste américain Paul Krugman l’a rappelé en paraphrasant Franklin Roosevelt : « En matière budgétaire, la seule chose à craindre est la peur du déficit elle-même ».

 

L’article original en anglais a été publié le 4 mai 2020 sous le titre « The ‘frugal four’ should save the European project » et est disponible ici.
L’article traduit en français est aussi disponible sur le site de la Fondation Friedrich-Ebert à Paris ici.

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