Les conséquences européennes d’une cohabitation française  

En cas de nouveau gouvernement de cohabitation le 8 juillet 2024, quelle sera la place de l’Europe en France et celle de la France en Europe ? Dans cette note, Sylvain Kahn, professeur agrégé à Sciences Po et chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, analyse les programmes européens du Nouveau Front populaire et du Rassemblement national. Si un retour au pouvoir de la gauche française permettrait d’obtenir des concessions symboliques de la part de nos partenaires européens, l’arrivée à Matignon de l’extrême droite risquerait quant à elle de faire basculer la France dans le camp illibéral.

L’Europe et le Nouveau Front populaire : le retour d’une configuration ambiguë bien connue

En 2024, le souverainisme de La France insoumise (LFI) ne débouche plus sur un plan B de sortie de l’euro, voire de l’Union européenne (UE). C’est-à-dire que le souverainisme de LFI n’est plus europhobe. Dans programme de la nouvelle union des gauches intitulée Nouveau Front populaire (NFP), le point d’équilibre entre les différentes forces qui le composent est celui, bien documenté, du « non de gauche » de type 2005 : oui à la construction européenne, mais non à plusieurs de ses politiques publiques supranationales. 

La gauche de 2024 propose ainsi le retour du rejet de l’Union économique et monétaire (UEM, les fameux critères de Maastricht) et l’appel (incantatoire ?) à la souveraineté nationale budgétaire. C’est aussi le retour du rejet de la politique commerciale européenne, et l’appel au retour aux politiques commerciales extérieures nationales. Le programme européen du NFP est donc ce qu’on appelle un programme eurosceptique. 

Déjà, en décembre 1973, à son congrès extraordinaire sur l’Europe de Bagnolet, le nouveau PS (tous courants confondus) fustigeait « l’Europe des marchands » tout en se prononçant pour la CEE (dont la SFIO avait été l’une des conceptrices, via le gouvernement de Guy Mollet, signataire du traité de Rome). Si le NFP gagne les élections, et arrive au pouvoir, il faudra, une fois encore, sortir de la contradiction et choisir : ce sera un retour à la séquence bien connue de mars 1983 ; ce sera aussi, autre référence, un retour à la séquence 1954 rejet de la CED / 1957 ratification de la CEE. 

Dans le programme du NFP, les anciens europhobes de la gauche radicale ont donc trouvé un point d’accord avec les eurocritiques de la gauche socialiste – sur l’Europe, cette dernière est en effet de longue date travaillée par des divisions et son hétérogénéité ; dans la gauche socialiste de 2024 partie prenante du NFP, on trouve même des acteurs de la gauche socialiste de gouvernement qui se caractérise par sa contribution engagée à la construction européenne et à la supranationalité. C’est en raison de cette hétérogénéité et de ces ambiguïtés sur l’UE que la gauche socialiste peut trouver sur l’Europe dans le programme du NFP un point d’équilibre et de compromis avec la gauche radicale qui se dit aujourd’hui eurosceptique après avoir été europhobe. Cette configuration actuelle est en écho à celle du programme commun de 1980 entre un PCF alors europhobe et un PS déjà tiraillé entre un soutien très critique à la CEE (les courants mitterrandiste et rocardien) et le souverainisme (le courant Ceres chevènementiste). 

On peut envisager le tour que prendrait la politique européenne d’un gouvernement du NFP : comme à plusieurs reprises par le passé, celui-ci, esseulé dans sa critique et sa contestation de l’UEM, serait en minorité à la table du Conseil de l’Union européenne ; il obtiendrait éventuellement des concessions symboliques à son programme ; et, en raison de son attachement de principe à l’UE, et à l’insertion de la France dans celle-ci, il se rallierait au fonctionnement supranational de la construction européenne – d’autant plus qu’il serait en situation de cohabitation avec un président européiste comme Emmanuel Macron.

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La conversion du RN à l’Europe est une conversion à l’illibéralisme

Sur l’Europe, la grande nouveauté de ces années 2020, bien visible durant la double campagne électorale de 2024 en France, est donc à l’extrême droite. Celle-ci s’est convertie à l’Europe : elle ne veut plus en sortir, ni ne veut plus la briser. Cette conversion se caractérise dorénavant par sa critique permanente de la supranationalité au nom de la souveraineté nationale et de sa conception de la souveraineté populaire, ainsi que par sa critique radicale de la Commission européenne au nom de son rejet des élites.

Sur l’Europe, le Rassemblement national (RN) est donc à la fois souverainiste et populiste. Mais il n’est plus, formellement et à proprement parler, europhobe. C’est l’une des significations du changement de nom de ce parti, de Front national en Rassemblement national. Ce renoncement à la sortie de l’UE et, plus encore, le renoncement à la sortie de l’euro jouent un rôle clé dans l’élargissement de l’électorat du RN et le bris du plafond de verre contre lequel il se cognait. Sur l’Europe, que se passerait-il toutefois si l’extrême droite arrivait au pouvoir en France ? Il n’y a pas de précédent historique de cette situation…

Au vu du paysage politique européen, on peut se risquer à avancer une hypothèse probable : la France pourrait devenir une démocratie illibérale. 

L’illibéralisme politique est la doctrine de la famille politique européenne des droites radicales et extrêmes dont le Rassemblement national est un membre actif. Cette doctrine est par exemple exposée dans une déclaration de juillet 2021 signée par quatorze partis de treize pays. Cette mouvance illibérale siège au Parlement européen soit dans l’eurogroupe parlementaire d’extrême droite Identité & démocratie (ID), soit dans l’eurogroupe parlementaire de droite radicale CRE (Conservateurs et réformistes européens). Elle se réunit régulièrement, comme à Milan, peu avant les élections européennes de 2019. Son dernier sommet, Europa Viva 24, s’est tenu à Madrid le 19 mai dernier, à l’invitation du parti espagnol Vox. Les députés du RN siègent dans ID avec ceux du PVV de Geert Wilders, du Vlaam Belangs belge, du FPÖ autrichien, de la Lega italienne de Matteo Salvini, de Chega de Andre Ventura (Portugal)… L’AfD allemande y était jusqu’en mai dernier. Dans CRE, siègent notamment Vox de Santiago Abascal, l’Alliance pour l’unité des Roumains (AUR), Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, au pouvoir, le PiS polonais de Jarosław Kaczynski et Mateusz Morawiecki, au pouvoir de 2015 à 2023, les Démocrates de Suède, membres de la coalition parlementaire majoritaire. 

Le Fidesz de Viktor Orbán fait lui aussi partie de cette grande famille des droites radicales et extrêmes européennes.

Viktor Orbán est le pionnier de cette nouvelle configuration européenne. Il n’a jamais envisagé de faire sortir son pays de l’UE. Il s’agit au contraire de demeurer dans l’UE pour en tirer partie au nom d’une unité supposée de la civilisation européenne vue comme une communauté culturelle, voire ethnique – famille traditionnelle, foi ou racines chrétiennes, mythe historique du peuplement d’origine pur de tout mouvement migratoire, dénonciation du métissage et du cosmopolitisme, esprit national. Cette promotion nouvelle d’une convergence européenne des nationalisme (en Europe, les nationalismes se soutiennent, se serrent les coudes et mènent des combats communs ; ils ne se combattent plus entre eux) se méfie de la supranationalité qu’elle combat lorsqu’un gouvernement nationaliste accède au gouvernement, ce qui est le cas de Orbán et de son parti le Fidesz depuis 2010. S’opposer à la supranationalité, c’est s’opposer à la mutualisation de la souveraineté qu’opère le système politique européen depuis sa création en 1950 (déclaration Schuman, CECA) et 1957 (CEE, traité de Rome).

Ce faisant, ce souverainisme et cet euroscepticisme détestent la Commission européenne qui est l’instrument le plus connu car le plus visible de la supranationalité ; ils se méfient ou ils méprisent les valeurs du libéralisme politique qui fondent le système politique de l’Union européenne avec ses organes délibératifs que sont son Parlement et son Conseil des États membres, son exécutif responsable devant eux (la Commission), son État de droit et son équilibre des intérêts et des pouvoirs garantis par le droit et les institutions, dont la Cour de justice de l’UE (CJUE) est une clé de voûte. Dès lors, dans la vie politique de l’UE, le pluralisme, l’indépendance de la justice, l’indépendance des médias, l’indépendance des universités, la séparation des pouvoirs et le respect des minorités et des libertés individuelles sont fondamentaux. 

Cette attitude politique a progressivement été adoptée par tous les grands partis de droite radicale et extrême de l’UE, dont plus aucun ou presque ne met la sortie de l’UE à son programme, et qui, dès qu’ils sont au pouvoir, érodent le pluralisme et l’humanisme. En 2024, le RN a indiqué qu’il comptait domestiquer le Conseil constitutionnel, ou encore privatiser le service public audiovisuel (ce qui lui permettrait de le vendre à ses proches), par exemple. 

Dans l’illibéralisme européen, la préférence nationale, le rejet de l’étranger, la discrimination et la diminution ou la privation des droits à l’encontre d’habitants et de citoyens considérés de seconde zone sont transférés à l’échelle de l’Union européenne : les nations y sont appelées à se soutenir dans leur objectif convergent de fantasme d’un peuple national homogène et sans minorités (politiques aussi bien que culturelles et ethniques). L’expression de « double frontière » mise en avant par le RN durant la campagne pour les élections européennes rend clairement compte de cette évolution.

Dans son programme pour les élections législatives 2024 (section « Préserver le peuple français de la subversion migratoire », p. 10), le RN propose ainsi d’exclure de la libre circulation au sein de l’espace Schengen les ressortissants non européens légalement établis dans l’un des pays de l’UE et d’exclure des prestations sociales les ressortissants non français établis en France. L’engagement de mettre en place d’un principe général dit « constitutionnel » et nommé « priorité nationale » (nouveau nom donné à l’ancienne expression de préférence nationale) suggère que toute politique publique pourra (devra ?) discriminer les citoyens, entre ceux qui ont une citoyenneté complète et accès aux droits liés à la vie en société en France et ceux qui ne les auront pas.

Dans cette manière de voir la vie en société, la majorité est le peuple, tandis que les différences et les oppositions, les nuances et les divergences, sont considérées comme des menaces pour l’unité, au lieu d’être organisées dans le vivre-ensemble, la délibération et le débat démocratiques institués. Dans son programme pour les élections législatives 2024 (section « Remettre le peuple au cœur de la décision politique », p. 15), le Parlement et le Conseil constitutionnel sont exclus des procédures de modification de la Constitution, au profit du référendum.  

Sous les gouvernements et les majorités parlementaires de Orbán en Hongrie, et de Moraviecki et Kaczynski en Pologne, Hongrie et Pologne sont devenues des démocraties illibérales. Les majorités parlementaires sont issues d’élections pluralistes. Elles sont l’émanation du peuple. Les minorités ne doivent pas mettre en danger l’unité et l’homogénéité du peuple : qu’elles soient politiques, sociales, culturelles ou ethniques, on les tolère mais on les encadre et on leur assigne une place circonscrite. C’est également au nom de ce principe majoritaire que la justice doit être contrôlée par et soumise au parlement et au gouvernement qui est, non pas le représentant du peuple, mais son émanation. Il n’y a aucune raison que les juges soient en situation de contredire le parlement ou de lui opposer un ordre juridique et constitutionnel supérieur : le peuple a toujours raison, et le parlement procède du fait majoritaire et d’élections régulières. Dans cet esprit, il est à la fois logique et légitime de réduire institutionnellement et par le vote d’une loi l’indépendance de la justice en Pologne, celle des médias et des ONG en Hongrie, comme de mettre en place un système électoral par lequel 40% des suffrages aux élections législatives assurent une majorité parlementaire des deux tiers en Hongrie. 

On rejette les minorités culturelles, ethniques et religieuses, car elles menacent les us et coutumes, l’habitus, du peuple national. Il est préférable qu’elles restent « chez elles » et ne rejoignent pas le territoire européen : le différentialisme est constitutif de l’illibéralisme à l’européenne de ce XXIe siècle.  C’est ce qui justifie et légitime, là encore, d’autres entorses à l’État de droit : on réserve les droits universels aux nationaux. C’est ainsi que les mouvements illibéraux et xénophobes prônent des politiques publiques de discrimination et de restriction des droits humains, tout en soutenant à tort que leurs politiques sont en conformité avec la charte de l’UE des droits fondamentaux et le droit européen. Ils prônent tout autant l’érosion du pluralisme en économie, par des réglementations qui, au nom d’un soi-disant patriotisme économique ou de la moralité, faussent la concurrence, rendent légaux le népotisme, le favoritisme et la corruption, et érodent les droits des salariés.

Le programme du RN, lorsqu’il propose que la priorité nationale devienne la clé de voûte des politiques publiques, s’engage aussi à rétablir une forme de protectionnisme français dans l’UE de façon à éviter aux producteurs basés en France d’être en compétition avec leurs homologues européens (sur l’agriculture p. 17, sur l’énergie p. 15, sur l’industrie p. 13) ; cela n’est pas dit, mais cela reviendrait à limiter le choix des consommateurs français et, pour leur approvisionnement, des entreprises basées en France. La « priorité nationale » aux entreprises contreviendrait à la législation qui encadre les aides d’État. La sortie du marché européen de l’électricité contreviendrait au marché intérieur. La diminution de la contribution de la France au budget de l’UE contreviendrait au traité qui régit l’UE – et ruinerait la confiance de ses partenaires envers la France, tout en fragilisant le budget de l’UE.

Tout cela est illégal. Pour que ce soit légal, il faut faire le Frexit, c’est-à-dire sortir la France de l’Europe. Mais cette option n’est plus dans le programme du RN depuis qu’elle lui a fait perdre les élections en 2017. En même temps que les conséquences économiques et sociales de l’application de ce programme, il y aurait donc un bras de fer entre le reste de l’UE (Commission, CJUE, Conseil des États membres) et la France.

Meloni, Bardella, même combat ?

Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, certains commentaires estiment qu’il conviendrait de relativiser ce type de scénario au motif que le RN au pouvoir se comporterait comme Fratelli d’Italia (FdI) de Giorgia Meloni en Italie. Cette hypothèse repose pourtant sur une appréciation inexacte de la situation de FdI en Italie.

Ce dernier participe en effet à l’exercice du pouvoir depuis le milieu des années 1990, dans le cadre de l’invention des coalitions dites de « centre droit » initiées par Silvio Berlusconi sur les ruines de la démocratie chrétienne. Celle-ci comprend Forza Italia, la Ligue du nord de Umberto Bossi (devenue la Ligue dirigée par Matteo Salvini) et le courant post-fasciste modernisé par Gianfranco Fini et son parti Alliance nationale dont FdI de Giorgia Meloni est le dernier avatar. Avant d’être une jeune cheffe de gouvernement, Giorgia Meloni, députée depuis 2006, a été une très jeune vice-présidente de l’Assemblée nationale et une très jeune ministre.

Depuis 2022, la coalition dite de centre droit gouverne une fois de plus l’Italie, avec FdI en principal parti pour la première fois, et un Premier ministre post-fasciste pour la première fois. À la différence du RN et de la Lega, FdI, souverainiste, n’a jamais été europhobe. Il n’a pas été un parti protestataire, tribunicien ou antisystème ; il est un parti de gouvernement. Sa sympathie pour le régime de Vladimir Poutine s’explique par sa vision du monde fondé sur un clash entre monde chrétien et monde arabo-musulman, et par une connivence réactionnaire et illibérale sur certaines questions de société, dont le mépris des minorités culturelles, ethniques et sexuelles et du libre choix des femmes.

Cette caractéristique va de pair avec, en politique étrangère, un attachement à l’atlantisme. Cela n’empêche pas, au contraire, Giorgia Meloni d’œuvrer dans l’UE à la mise en place d’un rapport de force politique à l’italienne : une alliance de toutes les droites, si possible dirigée par la droite radicale réactionnaire, illibérale et souverainiste. Le groupe des Conservateurs et réformistes européens (CRE) qu’elle dirige à l’échelle de l’Europe vient d’ailleurs fin juin 2024 d’accueillir au Parlement européen les députés roumains du parti AUR, irrédentiste, pro-russe et proche de Poutine.

A contrario de cet atlantisme, le penchant du RN pour l’illibéralisme qui caractérise l’extrême droite moderne rencontre, dans son cas comme dans celui du Fidesz de Orbán, de la Lega de Salvini, du FPÖ de Kinkl, du PVV de Wilders, de l’AfD de Krah… un tropisme de politique étrangère qui est crucial par les temps qui courent : l’anti-américanisme, la détestation de l’Otan, l’attirance pour la Russie et l’admiration idéologique et politique du régime de Poutine. Il est désormais établi que au moins deux de ces partis, le RN et le FPÖ, ont été stipendiés par la Russie.

L’éventuelle arrivée du pouvoir du RN en France ouvrirait de facto la porte de l’État régalien à l’influence et à l’ingérence russes et poutiniennes. On peut toujours se rassurer en affirmant que les politiques étrangères et de défense sont du domaine réservé au président de la République, en l’espèce un président pro-ukrainien et européiste, jusqu’en 2027 au moins ; à part ceux de Hongrie et de Slovaquie, et dans une moindre mesure d’Italie qui souhaite renforcer la droitisation de l’UE et marginaliser les forces libérales et centristes européistes, les gouvernements des 26 États membres associés à la France au sein de l’UE ne sont pas du tout rassurés par cette perspective, bien au contraire.  

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