Les affects de la politique

En philosophie politique, l’une des questions les plus fondamentales est de comprendre ce qui pousse à l’action et ce qui permet l’adhésion des individus à un pouvoir politique. Cette question a fait l’objet d’études par de nombreux philosophes. Parmi eux, Spinoza cherche à comprendre justement les interactions politiques. C’est ce que nous explique Frédéric Lordon, dans son livre Les affects de la politique (Seuil, octobre 2016, 208 pages, 15 euros), présenté par Paul-Henry Schiepan pour Esprit critique.

Les affects de la politique constitue le troisième ouvrage publié par Frédéric Lordon visant à introduire en sciences sociales la pensée spinoziste pour en résoudre certaines turpitudes, notamment la difficile conciliation des analyses macro et micro, l’impasse constituée par le concept d’homo rationalis qui, bien qu’ayant démontré son opérabilité dans la science économique, montre des limites assez claires dès lors que l’on touche à la matière politique. Et c’est bien de cette manière qu’il faut entreprendre la lecture de ce livre : la recherche d’un paradigme conceptuel robuste pour repenser les interactions dans le champ politique et plus spécialement les interactions entre gouvernants et administrés, dominants et dominés. De l’aveu même de son auteur, ce troisième opus est de « composition rhapsodique » et « à vocation apéritive ». La visée, annoncée d’emblée par l’auteur, ouvre donc au lecteur la possibilité d’appréhender les concepts présentés à grand renfort d’exemples et de cas concrets, avec une certaine fluidité dans l’écriture et la structure. La troisième partie consiste, à cet égard, presque en une déclinaison « pratique » des concepts présentés en première et seconde parties. Car Frédéric Lordon n’est pas Spinoza et son objectif n’est pas la construction d’un système totalisant mais bien de puiser dans la philosophie des passions de Spinoza des concepts et des axiomes nouveaux pour enrichir la science politique, la sociologie, voire l’économie.

La philosophie spinoziste postule une unité parfaite du corps et de l’esprit, à l’opposé du cartésianisme. De la métaphysique spinoziste, fondée sur l’unicité du concept de substance qualifiée de causa sui et aux attributs infinis (contrairement à Descartes) découle une unicité entre Dieu et Nature, deus sive natura, et une pensée de l’immanence, puisque de la Nature procède les lois uniformes et universelles par lesquelles elle est régie. De ce monisme est dérivée la caducité d’une distinction culture/nature. Jamais l’homme ne se trouve en mesure d’échapper à la causalité et par extension à la nécessité. D’où cette proposition de l’Ethique (III, préface) restée célèbre : « l’homme n’est pas un empire dans un empire » qui, revers de la médaille, rend illusoire l’existence d’un libre-arbitre.

Pourtant, Spinoza développe une philosophie des passions qui, paradoxalement, cherche à analyser rationellement cet anti-logos que sont les affects. C’est ce « morceau » de système que nous présente en première partie Frédéric Lordon via trois concepts centraux.

Le conatus, qui signifie littéralement « effort » et qui désigne la puissance de tout étant, comprise comme persévérance dans l’existence, en d’autres termes, le conatus est une puissance qui s’exerce perpétuellement par laquelle l’existence s’affirme sans qu’une fin ne lui soit nécessairement assignée. S’il n’est jamais cause première d’une action, il est ce par quoi l’action est rendue possible, au sens de puissance mettant en mouvement un corps en réaction à une affection.

Les affects désignent, au sens strict, « l’effet qui suit l’exercice d’une puissance ». L’affect est donc fondamentalement une force motrice qui constitue « l’étoffe du politique », la cause du mouvement de ré-action.

L’ingenium, qui peut se traduire par « complexion », désigne les prédispositions internes, forgées par l’expérience et la connaissance à travers le temps et qui nous « pousse » à réagir d’une certaine manière à un événement donné. En d’autres termes, l’ingenium est une détermination du conatus qui pousse à ré-agir d’une certaine manière à un affect.

Pour illustrer la « mise en œuvre » de ces trois concepts, imaginons qu’un gouvernement prenne une décision particulièrement néfaste au droit des salariés. Cette décision nous affectera justement en tant que salarié. Cet affect provoquera une réaction, dont le sens sera déterminé par notre complexion de salarié, c’est-à-dire les images et concepts que nous y rattachons et le danger que conséquemment nous percevons. Nous serons poussés à ré-agir, à nous « mettre en mouvement » et c’est cette force qui nous fait physiquement réagir que l’on appelle conatus et qui est cause « opérante » du mouvement.

Une fois livrées ces définitions fondamentales, Frédéric Lordon opère un détour pour justifier la primauté des affects sur les idées dans la matière politique, toujours en se référant et en citant inlassablement les propositions correspondantes de l’Éthique. Pour Spinoza, les idées appartiennent au mode de la Pensée qui diffère du mode de l’Étendue (physique) et une stricte frontière est érigée a priori entre les deux. Même l’imagination relève du mode de l’Étendue puisque faisant appel à nos expériences et nos perceptions. Ainsi les idées en elles-mêmes s’avèrent profondément inopérantes en politique, elles souffrent d’une incapacité à affecter. On pourrait dire qu’elles pâtissent de leur « pureté » idéelle. L’auteur nous enjoint donc à ne pas confondre « image » et « idée » comme nous le faisons trop souvent par abus de langage. Au contraire, dès lors que nous raccrochons une « image » à une « idée », c’est que celle-ci, inopérante en elle-même, a été « empuissantisée » et dispose désormais, en vertu de la modification de notre ingenium, de la faculté de nous affecter et c’est dans cette faculté d’« empuissantiser », dans cet espace entre l’idéel et le physique, que semble exister le politique.

De ces développements procède une définition qui donne son titre à la deuxième partie du livre : « la politique, un ars affectandi », la politique comme art d’empuissantiser certaines idées pour leur conférer un pouvoir d’affection. En plaçant les passions, au sens d’affect, au centre du jeu politique, comme principe moteur, Frédéric Lordon s’oppose frontalement aux tenants d’une conception rationaliste de la politique et du gouvernement. Autrement dit, il sauve le politique de la technocratie. D’où les diatribes successives de la seconde partie, qui après une première partie où sont présentés rigoureusement les concepts centraux du paradigme, citations de L’Éthique et du Traité politique de Spinoza à l’appui, consiste à démonter méthodiquement la construction d’un discours hégémonique. Celui du capitalisme néolibéral ainsi que les « voies et moyens » par lesquels ses thuriféraires affectent la multitude ou par lesquels la multitude se laisse affecter, à rebours de son intérêt bien entendu. Les médias, qualifiés de « machine méta-affectante », les sondages qualifiés d’« affectométrie du pauvre », sont au service de « l’hégémonie » qui conditionne jusqu’à l’auto-affectabilité du corps politique. Car c’est l’une des conséquences de son analyse : le corps politique peut être sujet à des affections de par les différentes complexions des sujets lorsque celles-ci convergent, mais ce même corps politique peut également s’autoaffecter en vertu du même principe.

Dans la troisième partie, il pose les limites du structuralisme bourdieusien qu’il accuse de soumettre de facto le sujet à la tyrannie du fatalisme et porte également un jugement sévère sur le retour en grâce de la liberté à l’occasion de mai 68, un humanisme confus. Faisant émerger en filigrane une opposition entre le tout-à-l’affect et le toutrationel dont il dérive l’opposition entre liberté et déterminisme, il s’impose de trouver une troisième voie réconciliatrice. Il prend ainsi ses distances avec la discipline dont il est un brillant représentant, l’économie, sans se jeter dans la gueule du loup, en cédant aux sirènes d’un humanisme dont les impensés mènent à l’impasse intellectuelle. Frédéric Lordon laisse Spinoza résoudre cette première contradiction en nous livrant stricto sensu une proposition de l’Éthique (II, 35, scolie) : « les hommes se trompent en ce qu’ils se pensent libres, opinion qui consiste seulement en ceci qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent. » Dès lors la liberté « pratique » est sauve, puisque l’illusion conceptuelle de la liberté ne gêne pas la mise en action de la volonté et in fine le mouvement de l’histoire. Tout au plus une confusion sémantique entre volonté et liberté est-elle définitivement tranchée.

Ce découplement est argumenté en convoquant les affects et l’ingenium : la balance des affects varie en fonction des événements, certains sont affectants et provoquent des réactions que l’on pense dictées par le libre-arbitre mais qui en réalité résultent d’une lente construction de l’ingenium des individus qui les rend sensibles à cet événement. S’il restaure le sujet, il ne saurait le faire sans oublier le poids des structures et c’est donc une dynamique qui s’enclenche entre des structures dont l’existence tient au consentement de la multitude et la multitude qui, passés certains seuils critiques, met à mal le déterminisme social et acquiert la capacité collective de renverser les institutions. Ce subtil équilibre de la balance des affects devient ainsi le fondement de la relation entre gouvernants, l’État et gouvernés, les citoyens. Il acte donc la caducité du concept de « légitimité », concept fumeux selon lui, pour lui préférer le puissance d’affection que manie l’État pour « faire adhérer » au projet qu’il poursuit, que ce soit par l’espoir ou la peur.

Enfin, les dernières pages du livre ont une visée plus pratique, que révèlent d’ailleurs les titres des sous-chapitres : « développer une imagination intellectuelle », « un nouveau pli de l’ingenium ». Frédéric Lordon commence donc par asseoir intellectuellement son paradigme d’analyse en utilisant force exemples au travers desquels il « teste » les concepts présentés en les illustrant : la crise grecque de la dette, la révolution tunisienne ou le mouvement protestataire de 2013 en Turquie. Puis, par un subtil glissement, son discours devient plus politique : il n’est plus question d’expliquer méthodiquement le « fonctionnement » du corps politique mais de comprendre comment empuissantiser des idées aujourd’hui impuissantes, changer les complexions des sujets pour pousser à la révolte contre le discours de l’hégémonie. Certains diront que le chercheur en sciences sociales sort ici de son rôle mais la « révolte » qui anime Frédéric Lordon est aussi le moteur qui semble le pousser hors des sentiers battus et le ferment de son originalité.

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