Depuis les confinements, pédiatres et pédopsychiatres alertent sur la dégradation de la santé mentale des adolescent·e·s. Rendu public le 17 novembre dernier, un rapport de la Défenseure des droits dresse le constat d’une augmentation des troubles dépressifs chez les jeunes. Afin d’en mesurer l’ampleur, la Fondation Jean-Jaurès s’est associée à Notre avenir à tous, entreprise à impact, et à la chaire Innovation et santé de l’Essec, pour mener une enquête sur 1 000 jeunes Français âgés de onze à quinze ans. Il s’agit d’un premier diagnostic fiable sur le public adolescent français considéré dans sa globalité.
Dans le bruit du monde
Le XXIe siècle nous façonne par l’ubiquité perpétuelle à laquelle il nous contraint : télévisions, ordinateurs, tablettes, smartphones, montres connectées, réseaux sociaux, sonneries et notifications nous relient au monde en faisant de l’obligation d’être joignable en permanence une norme sociale à laquelle il est mal vu et difficile de se soustraire. Nos jeunes adolescent·e·s sont les enfants de ces nouveaux usages et de ces nouvelles mœurs.
Si cette immersion permanente dans le bruit du monde peut servir une sensibilité accrue aux grands enjeux de demain et une conscience citoyenne plus éclairée, nous en connaissons aussi les écueils. Parmi eux, l’angoisse est un des grands maux qui ronge les esprits. Dans une France où la santé mentale de nos compatriotes est loin d’être au beau fixe, cela n’a rien d’anodin.
Ces constats posés, il faut s’interroger : comment les forces vives du pays que sont les collégiens se construisent-elles dans ce nouveau paradigme ? Notre enquête menée auprès de 1 000 jeunes âgés de onze à quinze ans permet d’apporter une première réponse.
S’ils font preuve d’un optimisme potentiellement salvateur en se disant confiants dans l’avenir, les chiffres de notre enquête révèlent néanmoins que les jeunes Français pâtissent d’une actualité anxiogène, omniprésente et souvent confuse. Dans le détail, les résultats sont édifiants : la santé psychique des adolescent·e·s est mauvaise.
Accepté cet état de fait, il convient de penser des solutions à la hauteur de l’enjeu : à l’heure du défi climatique et des crises à répétition, il s’agit de sauver cette jeunesse qui nous sauvera.
Comment vont nos adolescents ? À qui en parlent-ils ?
« L’adolescence est le temps où il faut choisir entre vivre et mourir. »
Hafid Aggoune, Quelle nuit sommes-nous ? (Tours, Farago, 2005)
Le mal-être adolescent
L’adolescent·e qui va mal, c’est presque un lieu commun de l’imaginaire collectif, un topos bien admis. Pour autant, parce que ce mal-être est cliniquement caractérisable comme relevant de la pathologie (anxiété généralisée, dépression), il s’agit de prendre la mesure de sa gravité parmi les jeunes adolescents et de réagir à la hauteur de l’enjeu sanitaire qu’il représente.
Au-delà des processus classiques liés à l’âge et à la puberté, cette adolescence qui va mal parce que la société lui fait mal doit devenir une cause collective.
Les chiffres de notre enquête appellent une profonde remise en question. Ils doivent entraîner la mobilisation des acteurs publics et privés pour, ensemble, modifier le cadre quotidien des jeunes adolescents. Il s’agit de faire en sorte que ce cadre soit plus soutenant et de développer une ambition : nos adolescents doivent aller mieux.
Une anxiété patente et cliniquement caractérisable
Le GAD7 (Generalized Anxiety Disorder-7) est un test psychologique éprouvé, conçu pour le dépistage du trouble de l’anxiété généralisée. D’après nos résultats, 43% des adolescents interrogés présentent une anxiété légère à sévère – anxiété, donc, cliniquement caractérisée par ce test.
Ce score d’anxiété légère à sévère est significativement plus élevé chez les filles. Mais contrairement à un a priori répandu, le résultat est invariant par catégorie socioprofessionnelle des parents ou par lieu de résidence de l’adolescent·e : il s’agit d’une donnée qui transcende les catégories habituelles et qui apparaît donc comme un premier diagnostic fiable sur le public adolescent français considéré dans sa globalité.
Un ado sur dix a été habité par des idées suicidaires, lors des deux semaines qui ont précédé l’enquête.
Il existe un test alternatif au GAD7 : il s’agit du PHQ-9 (Patient Health Questionnaire – 9). Conçu au sein de l’université Columbia à la fin des années 1990, ce test a originellement pour but de déceler la présence d’une dépression nerveuse chez le ou la patient·e et d’en évaluer la sévérité. Nous avons, très marginalement, adapté ce test à la cible de notre enquête en ajoutant deux items à la liste de questions habituellement posées.
Là encore, les résultats de notre enquête sont édifiants. Ils révèlent que les idées morbides en général ont accompagné près d’un·e adolescent·e sur cinq au cours des deux dernières semaines. Pire, ils nous apprennent que durant le même laps de temps, soit les deux semaines qui ont précédé l’enquête, un·e adolescent·e sur dix confie avoir songé au suicide.
Ces questions sont posées telles quelles pour la première fois à de jeunes adolescents. Les résultats confirment l’utilité de produire un baromètre annuel.
Ces résultats concernent tous les âges, avec un décrochage notable à partir de la classe de cinquième (où les chiffres accusent d’une aggravation de l’état de santé mentale des adolescents).
Sous réserve que nos résultats, tirés d’échantillons trop ténus, soient confirmés par une enquête ultérieure plus large, les chiffres semblent par ailleurs révéler une gravité accrue du problème chez les enfants d’agriculteurs : les chiffres y sont deux fois plus élevés pour ce qui concerne les idées suicidaires.
L’anxiété et la dépression sont donc patentes chez les adolescent·e·s. Il faudra répondre à ce constat par une action publique à la hauteur de l’enjeu sanitaire et social que cela représente. Investir pour créer diverses formes de lieux refuges pour adolescent·e·s, des lieux physiques d’écoute et d’échange, qui ne se cantonnent pas à l’unique dimension médicale, serait une première réponse à ce problème de taille.
Nous comprendrons dans la suite de notre propos pourquoi l’action publique doit se déployer, non seulement sur le terrain de l’institution scolaire, mais aussi sur celui d’un treillis d’accompagnement sociopsychologique situé en dehors des structures de l’Éducation nationale. L’école a un rôle à jouer, mais il lui faut une alternative.
En attendant d’en venir aux solutions, il convient de bien comprendre les chiffres que nous mettons à disposition du lecteur.
Le décrochage en cinquième peut être mis en regard de l’âge de la puberté (douze ans en moyenne), dont on sait qu’elle entraîne souvent un malaise psychologique chez l’adolescent·e, désemparé·e face aux changements brutaux de son corps. C’est là un fait parfaitement documenté dans la littérature psychologique, psychiatrique, ou psychanalytique.
L’éducation aux réalités somatiques du changement du corps à l’adolescence et la compréhension de ces chamboulements doivent donc devenir une des priorités de l’enseignement de la biologie au collège. De même, elles devront rester en ligne de mire des actions d’éducation engagées dans d’éventuels lieux dédiés à ces jeunes. L’adolescent·e doit avoir conscience que ses fragilités face à ces changements sont normales et attendues et que la psychologie et la psychiatrie sont des sciences à même de s’emparer et de répondre à ces problèmes : cela doit faire partie de son bagage de culture générale, de son éducation à son propre corps et à son propre bien-être psychique.
En ce qui concerne la prégnance de la question du suicide chez les fils d’agriculteur·rice·s, et sous réserve que ces chiffres soient confirmés ultérieurement par une plus large étude, une corrélation de bon sens saute aux yeux : les agriculteur·rice·s représentent la profession la plus touchée par le suicide. Plutôt qu’un atavisme, c’est une omniprésence de la question qui pèse sur les enfants : partageant leur quotidien, ils vivent par ricochet les conséquences de l’endettement, de la difficulté du métier, des aléas climatiques, de la stigmatisation et de l’isolement qui tenaillent leurs parents.
Un constat qui, s’il se confirme, plaide donc en faveur d’un resserrement du treillis d’accompagnement sociopsychologique des adolescent·e·s en milieu rural : un plan de déploiement de lieux dédiés, de lieux physiques et non pas de simples plateformes téléphoniques ou numériques, et qui ne doit donc pas passer à côté de cette nécessité impérieuse de ne pas oublier nos ruralités françaises.
Une anxiété dont on ne parle qu’aux proches
L’anxiété appelle la parole, la verbalisation. Mais encore faut-il avoir conscience du problème. Un trait saillant de notre enquête est l’absence de prise de conscience de la nécessité d’un suivi psychologique chez les adolescent·e·s : si le diagnostic d’un mal-être s’impose de par leurs réponses aux questionnaires cliniques, ils n’expriment pas pour autant le besoin d’être suivi par un·e psychologue ou un·e psychiatre.
Pire peut-être, ils ou elles déclarent même aller relativement bien. Comment comprendre cet écart entre l’évidence clinique et le ressenti subjectif de l’adolescent·e ?
Il est à craindre que cet écart entre le constat clinique d’un mal-être et les déclarations des adolescent·e·s sur leur état soit à mettre sur le compte d’une mauvaise éducation des jeunes à leur propre santé psychique. Cet écart peut s’expliquer en partie par une banalisation du mal-être, perçu comme relevant d’un spleen normal et attendu, dont il n’y a pas lieu de s’alarmer et face auquel une certaine fatalité serait de mise.
Que l’adolescent·e aille mal parce que c’est son âge qui le veut, c’est une réalité qu’il ne s’agit pas de nier – nous l’avons dit, une littérature fournie explore cette problématique. Pour autant, il ne faut pas céder au fatalisme, ni demeurer prisonnier de l’inaction. Or, pour agir, il faut nommer le mal. Comme les chiffres le montrent, les adolescents sont loin d’avoir cette lucidité sur leur propre santé psychique.
Cette cécité face à leur mal-être a pour conséquence un déni de la nécessité du soin.
Ainsi, les adolescent·e·s ne se confient d’abord qu’à leurs proches : plus de huit adolescent·e·s sur dix en situation de mal-être ne sont pas allés se confier à un·e psychologue, à un psychiatre, à un médecin, à l’infirmier·ère du collège ou à un·e professeur·e.
La raison de ce mutisme est double : la conviction de l’adolescent·e que son mal-être n’est pas suffisamment grave, et son absence d’envie d’aller voir un professionnel dédié. Seulement 6% des adolescents nécessitant un suivi clinique déclarent ainsi « ne pas aller bien du tout ».
Cependant, des dispositifs pourraient être mis en place pour libérer la parole : en effet, à la question : « Aimerais-tu aller parler de tes problèmes à un·e psychologue sans que tes parents soient prévenus ? », 38% des adolescents dont l’anxiété nécessite une évaluation clinique ont répondu « oui » !
Ainsi, si la santé mentale faisait l’objet d’un suivi à l’école sur le modèle de ce qui existe déjà pour la santé somatique, via des consultations psy systématiques qui ne dépendraient pas de l’accord des parents, peut-être la donne serait-elle différente. On peut en effet supposer que les jeunes adolescents, peut-être soucieux de ne pas inquiéter leurs parents, consulteraient davantage avec un dispositif qui leur permettrait de ne pas avoir à leur parler de leur démarche, et donc de leur mal-être.
Comme nous l’avons pointé, le recueil de la parole ne se fait pour l’instant pas chez un·e psychologue, mais dans les cercles familiaux ou amicaux : interrogés sur ce qu’ils font lorsqu’ils « se sentent mal dans leur tête », 56% des répondants affirment ainsi parler à leurs parents et 58% déclarent se tourner vers leurs amis.
Mais qu’est-ce que « parler » aujourd’hui ? Le temps d’écran déclaré dans cette étude suggère en effet que cette parole peut souvent se livrer par écrans interposés, via des services de messagerie ou les réseaux sociaux.
La détresse adolescente
Ce mal-être crée une véritable détresse. Celle-ci est d’autant plus grave que les adolescents peuvent se sentir mal sans pour autant parvenir à verbaliser leur mal-être ni savoir qu’ils ne vont pas bien.
Ce mal-être n’est pas étranger à l’école. Il en découle un besoin, parfois inconscient, de se confier malgré tout – ou de trouver des dérivatifs, au premier rang desquels on trouve les écrans.
La détresse face aux notes, l’enjeu de l’attention
Un adolescent qui va mal c’est, possiblement, un adolescent qui décroche à l’école. Le mal-être adolescent a des conséquences bien concrètes sur l’endormissement le soir : qui dit altération de la qualité du sommeil dit troubles de la concentration et donc baisse des résultats. Deux adolescent·e·s sur trois déclarent ainsi avoir du mal à se lever le matin pour aller en cours.
Malgré de bonnes relations avec leurs camarades et leurs professeurs, les adolescent·e·s déclarent en proportion non négligeable cerner des conséquences négatives causées par leur état psychique et leur fatigue : 31% reconnaissent un impact sur leurs résultats scolaires, 35 % y voient un lien avec leur capacité à se concentrer en classe et 34% disent en subir les conséquences dans leur intérêt pour les cours.
Il faut noter que si « seulement » 35% des adolescent·e·s sont angoissés à l’idée d’aller en classe, ils sont 64% d’entre eux à l’être avant une interrogation ou un rendu de notes.
Cette angoisse face à la note est, au-delà de ces disparités, un fait général dont les réponses rendent compte. Plutôt que de parler d’une peur de l’école, c’est donc plutôt d’une peur des notes dont il faut donc prendre la mesure : les relations avec les camarades et les professeurs étant au beau fixe, l’angoisse ne vise pas l’école en général, mais bien l’enjeu des résultats, d’une part, et la façon dont l’attention est mobilisée en classe (longueur et format des cours), d’autre part.
De ce constat, nous tirons une double conclusion. D’abord, le format des notes est peut-être à discuter. En France, la note sur 20 est une institution. Pourtant, cette pratique ne va pas sans problème, comme ce sondage l’indique une fois de plus. Sans vouloir tomber dans un militantisme anti-notes arc-bouté contre un refus strict, il est à souligner qu’une réflexion s’impose sur le mode d’évaluation mis en œuvre par les enseignants. C’est un chantier à ouvrir avec les professionnels de l’éducation et auquel les psychologues habitués au public adolescent doivent prendre part.
Ensuite, il nous semble que cette angoisse face à certains aspects de l’école, bien qu’elle ne relève pas d’un rejet en bloc de l’institution scolaire, ni même d’une défiance vis-à-vis de cette dernière, plaide en faveur de structures alternatives à l’institution scolaire. Des tiers-lieux, des lieux hors de l’enjeu de la performance et de la réussite, des lieux d’écoute et d’instruction, des lieux participatifs et visant le mieux-être.
Les écrans pour palliatifs, les écrans pour parler
Face à l’angoisse, que font les adolescent.es ? Comment réagissent-ils ? Ils parlent, d’abord. Nous l’avons vu, les amis et les parents sont leurs premiers interlocuteurs. Mais par quels biais communiquent-ils avec eux ? Que veut dire parler pour des collégien·ne·s d’aujourd’hui ?
Lorsqu’ils se sentent mal, les adolescent·e·s auront tendance à regarder les écrans (téléphone, télévision, tablette ou jeux vidéo) de manière massive : presque deux tiers d’entre eux regardent plus souvent l’écran que d’habitude en cas de mal-être. De même, plus d’un tiers des adolescent·e·s se rabattent sur les réseaux sociaux en situation de mal-être. Il est à parier que ces écrans sont autant d’interfaces de dialogue avec leurs amis et que « parler » peut aujourd’hui vouloir dire chatter ou échanger via les plateformes.
Avec en moyenne presque trois heures quotidiennes sur leur smartphone, les adolescent·e·s sont de grands consommateurs d’écran. Reste à savoir si ces dérivatifs ne contribuent pas en réalité à leur tour à l’angoisse à laquelle ils sont censés répondre, entretenant ainsi un cercle vicieux aux mécanismes retors.
Nous verrons à cet égard que l’actualité, qui arrive aux jeunes par l’intermédiaire de ces mêmes écrans, est également une source d’angoisse majeure.
Les espaces ouverts par Internet, les écrans et les réseaux sociaux sont donc des environnements ambivalents : à la fois miroir et foyer de la détresse, ils sont autant des outils d’épanchement et des lieux de refuge que des sources d’angoisse.
Loin de souhaiter céder à la tentative de la coercition, qui plaiderait pour une politique du tout-contrôle et de la confiscation, il s’agit ici de mettre l’accent sur la nécessité de lieux physiques où nos adolescent·e·s pourraient se retrouver, hors de l’école, pour échanger et se construire de façon saine et encadrée.
Comment nos adolescent·e·s regardent-ils le monde ? Le poids du fantasme de l’enfant parfait
« L’adolescence ne laisse un bon souvenir qu’aux adultes ayant mauvaise mémoire. »
François Truffaut
Avec l’ubiquité permise par leurs téléphones, les ados sont sans cesse immergés dans le bruit diffus de l’actualité. Le monde vient à eux en permanence, à portée de pouce. Il s’agit de comprendre dans le détail la nouvelle pression qui naît de cette consommation constante des médias et comment les adolescent·e·s arrivent malgré tout à se penser à la hauteur des défis qu’ils identifient.
Face à cette injonction au devenir heureux et à la réussite, il s’agit de les aider.
Les adolescent·e·s face à une actualité anxiogène
Les adolescent·e·s ont un réservoir de confiance
Les adolescent·e·s sont courageux. Courageux, d’abord, parce que malgré le poids des crises qui scandent l’actualité, ils restent optimistes. Courageux, ensuite, parce qu’ils érigent la valeur travail en priorité indispensable pour se construire un avenir.
Là encore, les chiffres sont éloquents. 78% des répondant·e·s affirment être confiants vis-à-vis de leur avenir et 53% d’entre eux estiment qu’ils arriveront à suivre les études et exercer le métier qu’ils désirent. On peut donc véritablement parler d’un réservoir d’optimisme et de confiance dans cette jeunesse française pourtant assaillie par les mauvaises nouvelles.
De même, lorsqu’il s’agit de prioriser ce qui compte le plus pour réussir dans la vie, le travail arrive en tête : il est classé comme première priorité par 51% des répondants. Loin du cliché éculé d’une jeunesse indolente et rêveuse, cigale plutôt que fourmi, ce chiffre montre le très fort sentiment de responsabilité qui s’empare des adolescent·e·s dès le plus jeune âge.
Pour autant, nos adolescent·e·s ne sont pas naïfs. Avoir des relations, avoir de la chance, avoir des parents riches, être beau ou belle : tout cela compte, disent-ils. Ainsi, 45% d’entre eux considèrent ces facteurs comme étant décisifs pour leur avenir.
Cette confiance dont nous parlons est donc empreinte de lucidité. C’est un optimisme qui n’est en aucun cas une naïveté et qu’il faut nuancer par la conscience accrue d’un déterminisme de fond.
Comment l’actualité mine les adolescent·e·s
Et puis, il y a l’actualité. Depuis trente ans, le champ sémantique de la « crise » irrigue les discours politiques et alimente les flashs infos. Depuis trente ans, à vrai dire, qu’il s’agisse d’économie, de terrorisme ou de pandémie, les crises se succèdent indéniablement. Les adolescent·e·s d’aujourd’hui sont les enfants de ces secousses. Ils sont les héritiers de ce fond diffus d’angoisse et d’inquiétude pour l’avenir. Avec la crise climatique qui s’amorce et s’accélère, cette anxiété des lendemains est plus que jamais d’actualité.
En dépit de leur optimisme, l’état de la planète et de la nature préoccupe en effet les adolescent·e·s : 54% d’entre eux se déclarent stressés lorsqu’ils en entendent parler.
Ce qui est intéressant, c’est que l’on peut supposer que cette inquiétude n’est pas purement théorique ou uniquement guidée par un principe éthique : elle vient du fait qu’ils se sentent directement concernés. Avec les violences faites aux enfants, le climat est en effet le sujet d’actualité anxiogène qui les inquiète le plus, loin devant les sujets de société ou la situation économique.
Notre défi collectif est de convertir cette inquiétude en actes. La charge négative de l’angoisse peut être sublimée, se transformer en une affirmation politique (noblement politique) positive. Elle peut se transformer en moteur pour provoquer des actes citoyens ancrés dans le quotidien.
Imaginer des lieux où les adolescent·e·s parlent et se retrouvent, c’est aussi penser des lieux à partir desquels ils peuvent agir. Revoir la collecte des déchets à l’école, s’initier à la consommation sobre, se sensibiliser à l’alimentation durable, comprendre le lien intime entre la santé du monde et leur santé de jeunes humains : au sein de lieux et de moments pensés pour eux, didactisme et souci du bien-être pourraient ainsi se conjuguer pour leur permettre de prendre soin d’eux tout en prenant soin de la planète, et réciproquement.
Si l’actualité est un sujet anxiogène pour nos adolescent·e·s, il s’agit donc de comprendre comment nous pouvons les aider à y faire face. Face au défi climatique, notre rôle est de les accompagner pour que leur angoisse se mue en volonté d’action.
À qui les adolescent·e·s font-ils confiance ?
Face à trop de mauvaises nouvelles, le besoin de comprendre
Face à cette actualité agressive et angoissante, l’adolescent·e est d’abord démuni·e. L’incompréhension est la réaction qui prime parmi les répondant·e·s : 51% d’entre elles·eux déclarent que c’est le sentiment qu’il·elle·s éprouvent le plus souvent. Viennent ensuite la colère, puis l’angoisse, l’ennui et la peur. Le découragement arrive en dernier : en plus d’être courageux, les adolescent·e·s sont donc également pugnaces.
Plutôt que le découragement, c’est donc une soif de comprendre qui les caractérise : cette incompréhension contre laquelle ils butent leur est intolérable.
Lorsqu’on leur demande pourquoi l’information peut être pour eux une source de stress, ils sont 64% à déclarer être stressés par les informations parce que celles-ci sont porteuses de mauvaises nouvelles, 34% à affirmer être stressés parce qu’il y a trop d’informations et 31% à être stressés par les informations lorsqu’ils ne les comprennent pas.
Face à ce trop-plein d’informations et d’incompréhensions, l’adolescent·e développe une angoisse liée à l’actualité. Une angoisse encore renforcée lorsqu’ils ne savent pas si les informations qui leur parviennent sont vraies ou fausses : près d’un tiers des adolescent·e·s citent cette incertitude comme une des causes du stress induit.
Les parents, acteurs clés de la compréhension de l’actualité
Comment faire le tri et se repérer face à ces informations trop nombreuses et trop peu lisibles ? Comment comprendre l’actualité et la digérer ?
Là encore, la réponse est claire : en ce domaine, les enfants font d’abord confiance à leurs parents ou à d’autres adultes, qu’il s’agisse de leurs grands-parents ou des amis de leurs parents. L’environnement familial est donc crucial pour pouvoir appréhender sereinement l’information. Sera considéré comme vrai un fait approuvé comme tel par les parents, et inversement.
On le voit nettement dans nos résultats : les professeurs, les scientifiques et les journalistes arrivent ici très loin derrière le premier cercle familial. Quant aux blogueurs ou influenceurs, ils sont bons derniers.
Cette dévaluation flagrante de la parole du sachant et de l’expert chez les jeunes est un fait clairement exposé par les résultats de l’enquête. Elle ne doit pas tout à fait nous surprendre : après la crise liée à la Covid-19 et les polémiques médiatiques ayant mis en cause aussi bien la fiabilité de la parole politique que celle des élites médicales, il apparaît logique que la confiance ait reculé.
Quant à la défiance vis-à-vis des professeurs, elle est également à interpréter au prisme de l’actualité. À l’heure d’une hyper-politisation des questions relatives à l’enseignement, on peut émettre l’hypothèse que les professeurs risquent d’être vus par les parents et leurs enfants comme une profession très marquée par son étiquette politique supposée : ainsi perçue comme idéologiquement biaisée, leur parole serait donc à relativiser.
Quoi qu’il en soit, un constat s’impose : la place centrale du socle parental dans la digestion de l’actualité. Si les faits bruts sont mis en cause dans leur véracité par les adolescent·e·s, on comprend que la décision finale quant à la recevabilité ou non d’une information est sans doute très largement imputable aux parents.
Travailler sur le rapport des jeunes adolescent·e·s à l’actualité, c’est donc commencer par prendre à bras-le-corps le problème des fausses actualités et des théories complotistes qui circulent chez les adultes qui les élèvent.
Proposer des alternatives attrayantes à l’écran, des lieux pour se connaître et se rencontrer
Dans le paradigme économique et social contemporain, le « connais-toi toi-même » repris par Socrate au temple de Delphes a peut-être laissé place au « fais-toi toi-même » : l’hyper-responsabilisation de l’individu, qui peut tout à condition de le vouloir, est une tendance de nos sociétés occidentales.
Mais qui dit responsabilité dit culpabilité en cas d’échec, ou même en cas de projection en situation d’échec.
Un poids énorme pèse sur l’adolescent·e, qui se projette dans sa vie d’adulte. On lui en demande trop. Accablé par une information anxiogène en continu, ou écrasé par le modèle de l’enfant parfait, il doit faire le choix d’une réussite dont il sera l’unique moteur. Et ce alors même qu’il a conscience que la donne de départ n’est pas tout à fait équitable : parmi les facteurs de réussite identifiés par nos répondants, nous avons noté la part non négligeable de critères comme la beauté ou la richesse des parents.
Ne faudrait-il alors pas d’abord revenir à l’injonction socratique et la considérer comme un indispensable moment premier de la construction des jeunes adultes ? Ce moment fondateur, c’est à l’État de l’accompagner : c’est en cela que le déploiement massif de lieux dédiés et de stratégies sur-mesure, dans et hors de l’école, apparaissent aujourd’hui comme une nécessité impérieuse.
Pour leur bien-être, nous devons penser et construire collectivement des lieux physiques où les adolescent·e·s rencontrent et parlent à des gens de leur âge, mais aussi à des adultes qui ont quelque chose à leur apprendre, ou à partager avec eux. Partout, nous devons créer des alternatives attrayantes à l’écran.
Cette injonction socratique vaut aussi pour les parents. On a cerné leur importance dans le processus d’appréhension de l’information et dans la gestion du mal-être par le dialogue : aider nos adolescent·e·s, c’est donc aussi aider leurs parents. Il faut atteindre ces derniers par tous les canaux. Il y a donc un enjeu d’éducation publique à la parentalité qui est spécifique aux parents d’adolescent·e·s.
Au-delà de l’institution scolaire, on peut ainsi imaginer un relais possible dans l’entreprise. Les initiatives visant le bien-être des salariés (initiation à la nutrition, salles de sport, comités d’entreprise, etc.) pourraient ainsi se doubler d’un effort de mise à disposition des savoirs clés à destination des parents (psychologie de l’enfant, de l’adolescent·e, etc.), via, par exemple, l’organisation de conférences dédiées.
Méthodologie
Enquête réalisée par Ipsos pour Notre avenir à tous, avec le soutien de la Fondation Jean-Jaurès et de l’Essec, à partir d’un échantillon national représentatif de 1 000 jeunes de onze à quinze ans, interrogés du 15 au 21 octobre 2021 par Internet via l’Access Panel Online d’Ipsos, construit selon la méthode des quotas : sexe, âge, profession de la personne de référence du foyer, région, catégorie d’agglomération.