La victoire de Fratelli d’Italia aux élections législatives italiennes de septembre 2022 et la nomination de sa dirigeante Giorgia Meloni au poste de présidente du Conseil des ministres ont consacré la prise du pouvoir par une formation politique parfois qualifiée de « néofasciste ». Si celle-ci était jusqu’ici dépourvue d’expérience gouvernementale à l’échelle nationale, elle est à la tête de la région des Abruzzes depuis 2019. Dans quelle mesure cette région est-elle devenue un « laboratoire » local de gouvernance pour l’extrême droite ?
Les élections législatives italiennes du 25 septembre ont consacré la victoire de la coalition de droite et d’extrême droite (à 43,82% des suffrages exprimés1Composé de Fratelli d’Italia, de Forza Italia et de la Lega, la coalition a remporté 43,79% des suffrages exprimés pour les élections à la Chambre des députés et 44,02% des suffrages exprimés pour les élections au Sénat. Fratelli d’Italia, quant à lui, a remporté 25,99% des suffrages exprimés pour les élections à la Chambre des députés et 26,01% des suffrages exprimés pour les élections au Sénat.) menée par le parti Fratelli d’Italia (Frères d’Italie) qui devient ainsi le premier parti politique italien avec un total de 184 sièges (119 sièges à la Chambre des députés sur un total de 400 ; 65 sièges au Sénat sur un total de 200). Ces résultats entraînent un scénario inédit où un parti d’extrême droite dépourvu de la moindre expérience gouvernementale se voit, par l’intermédiaire de sa dirigeante Giorgia Meloni, à la tête du gouvernement du pays. L’Italie se trouvait déjà dans une situation politique insolite depuis presque deux ans. La formation du gouvernement de Mario Draghi le 13 février 2021 s’était effectivement faite avec le soutien de la quasi-totalité des formations politiques représentées au Parlement : le Mouvement 5 Étoiles, la Ligue, le Parti démocrate, Forza Italia, Italia Viva et Libres et Égaux, soit un spectre politique alliant l’extrême droite, le centre-gauche, le centre-droit et même une formation populiste « attrape-tout ». La seule formation politique à s’inscrire délibérément dans l’opposition au gouvernement était Fratelli d’Italia, fort à l’époque de 37 députés et de 21 sénateurs. Ce parti nationaliste, eurosceptique et très conservateur sur les questions de société – parfois même qualifié de néofasciste2Francesco Maselli, « Italie : Giorgia Meloni, une irrésistible ascension ? », L’Opinion, 12 juillet 2021. –, bien que sans réelle possibilité de perturber l’action gouvernementale de l’époque du fait de la très large majorité de 518 députés et de 251 sénateurs dont la coalition disposait, a pu donc bénéficier d’une exposition médiatique renforcée. Ce nouveau statut a-t-il pu permettre au parti de se construire un rôle plus pionnier et de moteur de cette nouvelle coalition de droite et d’extrême droite3Olivier Tosseri, « La droite italienne prépare déjà l’après-Draghi », Les Échos, 8 juin 2021. ? Certainement. Fratelli d’Italia était dans tous les cas déjà en responsabilité dans la région des Abruzzes (en la personne de Marco Marsilio) depuis les élections régionales qui s’y sont tenues le 10 février 2019, peu de temps après les dernières législatives de 2018. Il s’agissait même alors de la seule région avec à sa tête un élu Fratelli d’Italia (il en est de même maintenant dans les Marches depuis les élections des 20 et 21 septembre 2020 et l’élection de Francesco Acquaroli). Cette région particulière est singulière en Italie car elle concentre beaucoup des atouts mais en même temps des difficultés et des nouveaux défis qui se présentent au pays.
Une région aux atouts variés mais aux difficultés tout aussi pesantes
D’une superficie de 10 831 km² et avec une population d’1 273 660 habitants (au 1er janvier 2022)4Chiffre issu du recensement annuel de l’Istituto nazionale di statistica., la région des Abruzzes se situe au centre de l’Italie, à l’est de Rome. Elle est, par bien des considérations, une région « tampon ». Si elle est géographiquement incluse dans le Mezzogiorno, partie sud de l’Italie moins prospère économiquement que l’Italie du Nord5Le Mezzogiorno, partie sud de l’Italie, présente beaucoup de fragilités économiques avec notamment un fort taux de chômage des jeunes de moins de 34 ans proche de 50%, un PIB en recul de 0,2% en 2019 contre une augmentation de 0,9% dans la partie nord du pays ou une démographie fragile. Alain Guillemoles, « L’Italie présente un plan pour le Mezzogiorno », La Croix, 18 février 2020., c’est la région qui se porte le mieux de toute cette partie centre-sud du pays6Le taux de chômage y est notamment plus bas : 9,6% en 2021 (quasiment à la moyenne nationale de 9,7%), chiffre issu de l’Istituto nazionale di statistica.. Cette bonne situation s’explique notamment par un tissu industriel divers mêlant l’industrie pharmaceutique7Présence de trois laboratoires pharmaceutiques à L’Aquila : Dompé, Menarini et Sanofi. « L’Aquila e il biotech, un settore strategico per ripartire », AboutPharma, 11 juin 2013., la présence sur place de certaines multinationales8La région des Abruzzes est par exemple le siège de l’entreprise agro-alimentaire De Cecco (basée à Pescara), de l’entreprise vestimentaire Ennedue (basée à Pescara) et même d’une antenne de Procter & Gamble (à Pescara également), importante multinationale américaine spécialisée dans les produits de consommation courante., le tourisme9« Turismo non torna a livelli prepandemia : in Abruzzo strada ancora in salita », Abruzzoweb.it , 13 janvier 2022. et même une industrie autour de l’aérospatial10Notamment par l’entreprise Esyen basée à L’Aquila qui conseille plusieurs projets aérospatiaux européens, classé en 2021 180e entreprise italienne à la plus forte croissance de chiffre d’affaires entre 2017 et 2020. « Aerospaziale Abruzzo vola alto. Esyen tra le imprese con piu’ crescita fatturato in Italia », Abruzzoweb.it , 26 mars 2022.. La région des Abruzzes présente également des spécificités diverses selon ses provinces (au nombre de quatre) qui sont ainsi très complémentaires. Si la province-capitale de l’Aquila est surtout caractérisée par la présence d’administrations et également de son université (la plus grande de la région11Quelque 18 000 étudiants en 2018, chiffre issu du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.), la province voisine de Chieti concentre surtout des activités relevant du secteur primaire telles l’agriculture ou des activités d’élevage, ainsi qu’une partie des activités industrielles évoquées ci-dessus qu’elle partage avec la province de Teramo. Cette dernière ainsi que la province voisine de Pescara regroupent la majorité des activités touristiques de la région du fait principalement des plages aménagées sur la mer Adriatique qui borde ces deux provinces. Ce dynamisme économique riche de la diversité ainsi apportée à la région permet aux Abruzzes d’être la « plus riche » du Mezzogiorno avec un taux de chômage plus bas que le reste des régions qui le composent mais surtout un revenu et un PIB par habitant plus hauts également12Le taux d’emploi était de 57,50% en 2020 contre 41,1 % en Calabre ou 40,9% en Campanie, autres régions du Mezzogiorno ; chiffres issus de Openpolis.it. En 2019, le PIB par habitant dans les Abruzzes était de 25 100 euros, chiffre plus important du Mezzogiorno (17 300 euros pour la Calabre). « Istat : Nord-Ovest top pil pro-capite, doppio del Mezzogiorno », Ansa.it, 22 décembre 2020.. Ce dynamisme est accentué par la relative proximité de Rome du fait de la présence de l’autoroute A24 reliant directement Rome à Teramo (en passant par L’Aquila) ainsi que de l’autoroute A25 reliant Borgorose (région du Latium également) à Pescara qui permettent à la région de ne pas être enclavée et d’offrir un accès relativement rapide à la capitale mais aussi de faciliter les échanges avec le reste de l’Italie.
Néanmoins, la région des Abruzzes, malgré ce dynamisme économique certain, n’est pas épargnée par les difficultés. Elles peuvent parfois même toucher plus fortement les Abruzzes avant de se généraliser au reste du pays. Une première difficulté sérieuse touche la population régionale victime d’une diminution continue et d’un vieillissement13Rien qu’entre 2019 et 2020, la région a perdu près de 13 000 habitants, dans l’ensemble des quatre provinces, chiffre issu du recensement annuel de l’Istituto nazionale di statistica).. La population est également très inégalement répartie sur l’ensemble du territoire régional. La région des Abruzzes a une densité de population très faible avec 118 habitants au km². Ce chiffre résulte d’un déséquilibre avec une densité de 255 habitants au km² dans la province de Pescara pour une densité réduite à seulement 58 habitants au km² dans la province-capitale de L’Aquila14Chiffres au 1er janvier 2021, issus de Tuttitalia.it.. Ces chiffres révèlent donc une concentration de la population dans les provinces maritimes (Pescara et Teramo) de la région. Si ce déséquilibre se confirme, cela pourrait être un problème pour l’économie régionale qui ne permettrait notamment pas à chaque emploi d’être correctement pourvu. En plus de ce problème démographique, la région des Abruzzes est également sujette à un souci plus structurel : sa vulnérabilité aux séismes. Elle se situe au croisement de la plaque africaine et de la plaque eurasienne, croisement qui expose particulièrement au risque de séisme. Ils peuvent ainsi être nombreux et, pour certains d’entre eux, particulièrement dévastateurs, tel le séisme de la Marsica en 1915 (avec près de 30 000 victimes). Le dernier séisme d’envergure est celui ayant touché L’Aquila le 6 avril 2009 et qui a causé la mort de près de 300 personnes, fait près de 1000 blessés et détruit près de 10 000 bâtiments. En plus d’endommager une grande partie des infrastructures, ces séismes se révèlent être de véritables gouffres pour les finances publiques de la région. Rien que pour la reconstruction de la ville après le séisme, quelque 7 milliards d’euros étaient jugés nécessaires15Matthieu Hoffstetter, « Les séismes constituent un gouffre financier pour l’Italie », Bilan, 29 août 2016.. La vulnérabilité historique des Abruzzes à ce risque et l’absence de plan d’État pour réagir rapidement constituent donc une faiblesse structurelle pour la région qui mobilise beaucoup de ses moyens dans les reconstructions, étant ainsi dans l’obligation de limiter les dépenses d’investissement pouvant lui être bénéfiques.
Une région en pleine mutation politique
Il est intéressant de se pencher sur le positionnement politique de la région des Abruzzes qui n’est pas sans particularité. De 1970 (année de généralisation de l’échelon régional en Italie) à 1995, la région a toujours eu un président issu de la Démocratie chrétienne (principal parti de la droite de gouvernement durant la Première République de 1948 à 1994, pro-européen, atlantiste et attaché à la doctrine sociale de l’Église). Depuis 1995 et l’élection du président de région au suffrage universel direct, la droite s’est maintenue au pouvoir entre 1995 et 2005, puis entre 2009 et 201416Sous la présidence d’Antonio Falconio de 1995 à 2000 puis de Giovanni Pace de 2000 à 2005.. Une alternance sous l’égide du Parti démocrate entre 2005 et 2009 puis entre 2014 et 201917Sous la présidence de Ottaviano Del Turco de 2005 à 2008, de Enrico Paolini de 2008 à 2009, de Luciano D’Alfonso de 2014 à 2018 puis de Giovanni Lolli de 2018 à 2019. n’a pas bouleversé fondamentalement le paysage politique de la région, ces deux formations étant par exemple très attachées à l’intégration à l’Union européenne. Il est cependant intéressant d’observer qu’à partir des élections législatives de 2013, le Mouvement 5 Étoiles (mouvement populiste fondé en 2009 sans fond idéologique clairement défini, anti-élites et eurosceptique), souvent qualifié d’« attrape-tout » et qui s’est avéré par la suite grand catalyseur des différentes formes de contestation, a très tôt de bons résultats dans la région des Abruzzes et s’y implante de manière effective. Dans un scrutin encore uniquement proportionnel, le Mouvement 5 Étoiles y réalise en 2013 un score de 29,89%18Il obtient un score de 25,56% des suffrages au niveau national. des suffrages pour l’élection à la Chambre des députés et arrive en tête dans la région. La répartition des différents sièges fait qu’il n’envoie que 3 députés sur 14 au total mais, au vu des résultats dans les autres régions italiennes, le quota de parlementaires 5 Étoiles issus des Abruzzes est l’un des plus élevés. Pour ce qui est des élections au Sénat, la dynamique est tout aussi favorable au Mouvement qui réalise dans la région un score de 28,37% des suffrages19Un score très peu éloigné de la coalition de centre-droit (autour du Peuple de la Liberté de Silvio Berlusconi), vainqueur avec un score de 29,62% des suffrages.. Ce score lui permet d’envoyer 2 sénateurs sur 7 au Sénat. Dans une région traditionnellement légitimiste favorisant les partis de gouvernement, cette donne favorisant un parti de contestation interpelle20Tous les résultats électoraux cités dans cette note sont issus de la comptabilité du ministère de l’Intérieur.. Cette tendance se confirme cinq ans plus tard lors des élections législatives de 2018. Cette fois-ci, les règles électorales ont été modifiées par la loi électorale de 201721Loi du 3 novembre 2017, n.165 ; promulguée le 3 novembre 2017. Les élections comportent toujours une part de scrutin proportionnel mais aussi une part de scrutin majoritaire puisque des circonscriptions ont également été instituées. Sur le bulletin de vote, il y a donc la possibilité de voter simultanément pour une liste présentée par un parti politique mais aussi pour un candidat individuel qui représentera une circonscription. Ces changements valent aussi bien pour la Chambre des députés que pour le Sénat.. La région des Abruzzes envoie dorénavant à la Chambre des députés 5 députés élus au scrutin uninominal majoritaire à un tour et 9 députés élus au scrutin proportionnel. Elle envoie parallèlement au Sénat 2 sénateurs élus au scrutin uninominal majoritaire à un tour et 5 sénateurs élus au scrutin proportionnel. Pour ce qui est du scrutin proportionnel, le Mouvement 5 Étoiles est arrivé en tête tant à la Chambre des députés qu’au Sénat, avec des scores respectifs de 39,84% et 39,30% des suffrages. La tendance s’est confirmée au scrutin majoritaire puisqu’à la Chambre des députés, le Mouvement 5 Étoiles a remporté 4 des 5 circonscriptions de la région (les circonscriptions de Teramo, de Pescara, de Chieti et de Vasto). Seule la circonscription de L’Aquila est restée fidèle à la coalition de droite et d’extrême droite emmenée cette fois-ci par Matteo Salvini (de la Ligue). Pour le Sénat, le Mouvement 5 Étoiles a remporté l’une des deux circonscriptions (la circonscription de Pescara) avec là encore une circonscription de L’Aquila restée fidèle à la coalition de droite et d’extrême droite. Ces bons résultats ont ainsi permis au Mouvement 5 Étoiles d’envoyer un total de 8 députés sur 14 pour la région à la Chambre224 envoyés pour la coalition de droite et d’extrême droite et 2 envoyés pour la coalition de centre-gauche emmenée par le Parti démocrate de Matteo Renzi, chiffres du ministère de l’Intérieur. et 3 sénateurs sur 7233 envoyés pour la coalition de droite et d’extrême droite et 1 pour la coalition de centre-gauche..
Cette tendance nouvelle pose l’hypothèse pour la population des Abruzzes d’une méfiance de plus en plus grande vis-à-vis des institutions et de l’État (le Mouvement 5 Étoiles ayant beaucoup capitalisé de suffrages par son discours sur l’absence d’efficacité de l’État actuel et par sa volonté de faciliter la participation directe des citoyens à l’élaboration des politiques publiques par le numérique notamment). Ce mécontentement peut peut-être en partie trouver une explication dans la non-résolution des difficultés évoquées ci-dessus, mais aussi dans le contexte compliqué que connaît la région depuis le séisme de L’Aquila de 2009. Les élections législatives de 2018 ayant ensuite amené la formation d’un gouvernement de coalition entre le Mouvement 5 Étoiles et la Ligue (extrême droite)24Premier gouvernement du président du Conseil des ministres Giuseppe Conte du 1er juin 2018 au 5 septembre 2019., le Mouvement étant une formation politique sans fond idéologique clairement défini comme indiqué ci-dessus s’est retrouvé happé assez rapidement et s’est aligné de fait sur les positions plus audibles de la Ligue, qui a ainsi pu récupérer une part non négligeable du vote contestataire que recueillait jusqu’alors le Mouvement 5 Étoiles25Tanguy Berthemet, « Le Mouvement 5 Étoiles pris au piège de son alliance avec la Ligue », Le Figaro, 12 août 2019.. Ce report semble s’être fait de manière assez immédiate puisque, à peine un an plus tard, lors des élections régionales du 10 février 2019, c’est le représentant de Fratelli d’Italia, Marco Marsilio, qui est désigné chef de file de la coalition de droite et d’extrême droite toujours composée de la Ligue (et de Forza Italia) malgré son alliance avec le Mouvement 5 Étoiles pour former le gouvernement Conte. Sans doute une manœuvre de Matteo Salvini pour ne pas subir l’usure dont souffrent parfois les partis de gouvernement lors d’élections intermédiaires, mais également pour privilégier la frange contestataire de la coalition et continuer d’être un réceptacle des votes protestataires pour effacer le Mouvement 5 Étoiles. C’est dans ce contexte que la coalition autour de Marco Marsilio remporte très largement l’élection avec 48,03% des suffrages exprimés et 299 949 voix. Derrière, la coalition de centre-gauche autour du Parti démocrate recueille 31,28% des suffrages et 195 394 voix. La stratégie posée ci-dessus semble s’être révélée payante puisque le Mouvement 5 Étoiles est très largement devancé avec 20,20% des suffrages et 126 125 voix. Le Mouvement paie de cette façon son statut de pur mouvement de contestation mais surtout son absence d’idéologie claire et précise, le forçant au sein du gouvernement à suivre les orientations politiques initiées par la Ligue. Seulement, depuis la formation du gouvernement de Mario Draghi le 13 février 2021 et le ralliement de quasiment l’ensemble des forces politiques présentes au Parlement (dont la Ligue), Fratelli d’Italia a souhaité se positionner en premier opposant à la politique gouvernementale pour pouvoir récupérer éventuellement une part non négligeable du vote contestataire ayant d’abord alimenté le Mouvement 5 Étoiles puis la Ligue. Les Abruzzes deviennent ainsi la seule région du pays dirigée par un opposant résolu à Mario Draghi. Marco Marsilio s’attache dans tous les cas à affirmer cette opposition. Jusqu’à faire des Abruzzes une région laboratoire pour une contre-offre politique ?
Les compétences des régions italiennes sont principalement limitées à des missions techniques et de gestion (les transports, les travaux publics, la culture, le tourisme, la police locale ou encore l’organisation et la prestation des soins de santé). Une fois que Fratelli d’Italia a choisi de se situer dans une opposition frontale au gouvernement Draghi, Marco Marsilio a multiplié les mises en scène pour exprimer son opposition à l’exécutif, y compris sur des sujets pouvant paraître secondaires. C’est ainsi que, le 16 mars 2022, il indique avoir rédigé une lettre manuscrite à l’attention de Mario Draghi pour s’inquiéter de la non-nomination du nouveau « commissaire extraordinaire à la sécurité antisismique et le rétablissement de la fonctionnalité des autoroutes A24 et A25 » évoquées plus haut26 « A24-A25 ; Marsilio, preoccupazione per ripercussioni in attesa nomina nuovo commissario », Regione.Abruzzo.it ; 16 mars 2022. Il s’agissait de remplacer le précédent commissaire Maurizio Gentile, démissionnaire le 13 décembre 2021. Le décret de nomination du nouveau commissaire Marco Corsini est finalement émis le 23 mars 2022.. Le nom du nouveau commissaire ayant déjà été dévoilé avant le décret de nomination et le mandat du commissaire démissionnaire prolongé en attendant la validation du décret (les décrets doivent toujours être validés juridiquement), la situation était maîtrisée. Marco Marsilio cherchait, à travers cette initiative, à pointer du doigt le désintérêt pour le sort des Abruzzes qu’aurait ainsi manifesté le gouvernement Draghi, allant même jusqu’à évoquer un possible blocage des investissements annoncés pour la sécurité des deux autoroutes en cas de non-nomination rapide et formelle d’un nouveau commissaire. Toujours au sujet des autoroutes A24 et A25 – qui constituent de solides atouts de désenclavement de la région –, Marco Marsilio renvoie un courrier à l’attention du gouvernement le 5 avril 2022 pour dénoncer une impasse à la suite des discussions tenues avec l’ancien ministre des Infrastructures et des Transports Danilo Toninelli en 2019 sous le premier gouvernement de Giuseppe Conte. Ces discussions visaient à élaborer un plan de financement à plus long terme pour la rénovation des autoroutes. Le nouveau gouvernement n’y a jamais donné suite27Redazione, « A24 e A25, l’immobilismo relativo alla situazione delle Autostrade « è grave e dura ormai da troppo tempo. Uscire dall’impasse, l’Abruzzo rischia di pagare le conseguenze delle condizioni di fragilita dell’autostrada ». Marsilio scrive a Draghi e al Ministro Giovannini », IlCapoluogo.it, 6 avril 2022.. Là encore, l’hypothèse d’une simple volonté de Marco Marsilio de dénoncer un manque d’intérêt du gouvernement pour le sort des Abruzzes peut se tenir.
Et c’est encore lors d’une visite de Mario Draghi dans la région des Abruzzes le 16 février 2022 que Marco Marsilio interpelle le président du Conseil des ministres sur la sécurisation de l’aquifère28Nappe d’eau souterraine. du Gran Sasso, massif montagneux s’étendant dans les provinces de Teramo et de l’Aquila. Le sujet est là encore un manque de financement29« Draghi visita Infn : Marsilio, mettere in sicurezza sistema acquifero Gran Sasso », Regione.Abruzzo.it, 16 février 2022.. Un peu plus de deux mois après cette visite, Marco Marsilio tient à souligner le non-avancement du dossier dans une interview accordée le 2 mai 2022 au journal de droite radicale Secolo d’Italia. Dans cette même interview, il cible nommément Mario Draghi qu’il ne juge pas intéressé par les relations avec les régions, « éloigné des activités de la région » mais surtout à qui il reproche de déléguer beaucoup de ses compétences à ses ministres « qui ne sont pas à la hauteur »30Valter Delle Donne, « Marsilio al Secolo : « Con Draghi rapporti distanti. A Milano FdI ha fatto un altro salto di qualità », Secolo d’Italia, 2 mai 2022.. Tous ces faits montrent bien que Marco Marsilio cherchait avant tout à s’affirmer comme un opposant clair au gouvernement en place. Après trois ans de présidence de la région, le parti Fratelli d’Italia pourrait vouloir s’appuyer sur cet ancrage territorial de longue date pour montrer sa capacité à se muer en un parti de gouvernement apte à diriger un exécutif dans la perspective des négociations gouvernementales qui s’annoncent.
Mais surtout, Marco Marsilio s’est distingué en novembre 2021 par son soutien à une proposition de loi régionale souhaitant instaurer une inhumation obligatoire des fœtus avortés dans les Abruzzes. Il s’agissait concrètement de rendre ces inhumations automatiques mais surtout sous la supervision directe des autorités locales de santé pour tout avortement avant vingt-huit semaines et après quatre-vingts jours et quel que soit l’avis des familles concernées. Il s’agit clairement d’une attaque frontale envers le droit à l’avortement que combat farouchement Fratelli d’Italia. Marco Marsilio déclarait même à propos de cette proposition de loi : « Je suis absolument favorable à la proposition de loi régionale de Fratelli d’Italia visant à créer un cimetière pour les bébés à naître dans les Abruzzes. À mon avis, c’est l’occasion pour de nombreuses familles qui connaissent le triste malheur de l’avortement de choisir entre traiter le fœtus comme un déchet spécial jeté parmi les autres déchets ou de l’enterrer dans un espace réservé. Je crois qu’il s’agit d’une proposition qui respecte la liberté de chaque individu et la dignité humaine. Je ne comprends pas, au contraire, l’attaque qui est faite contre une proposition que, je crois, beaucoup accueilleraient favorablement. Il est alors difficile d’argumenter avec ceux qui se barricadent derrière l’idée qu’il est normal de jeter un fœtus dans la poubelle sans alternative et sans y réfléchir31« Aborto, proposta Fdi obbligo sepoltura feti in Abruzzo: è polemica”, AdnKronos, 19 novembre 2021.. » Dans un contexte où l’accès à l’avortement médicamenteux est déjà limité dans les Abruzzes à sept semaines (contre neuf semaines dans le reste du pays) et où plus de 80% des gynécologues sont recensés par les services régionaux comme des « objecteurs de conscience »32« Italie : inquiétude sur le droit à l’IVG après la victoire des « postfascistes » », What’s up doc ? Le magazine des jeunes médecins, 28 septembre 2022. (cette réalité vaut aussi dans les Marches dont Fratelli d’Italia a pris la tête après les élections des 20 et 21 septembre 2020, la région ayant également refusé d’autoriser les cliniques à fournir la pilule abortive), cette proposition de loi régionale illustre la position du parti Fratelli d’Italia, qui est profondément contre le droit à l’avortement. Elle n’a pas été adoptée ni mise en application de par sa non-recevabilité par la Commission régionale de l’égalité des chances33Instance prévue par l’article 81 du Statut régional des Abruzzes et qui « œuvre pour la valorisation des différences de genre et pour le dépassement de toute discrimination ; elle exerce des fonctions consultatives et de proposition en ce qui concerne le Conseil et l’exécutif dans les matières de sa compétence ; est chargé d’évaluer l’impact de l’égalité des genres sur les politiques régionales ; émet un avis consultatif obligatoire sur les dispositions relatives à la mise en œuvre des matières relevant de sa compétence, et en tout cas chaque fois qu’il est nécessaire de mettre en œuvre les principes d’égalité et de non-discrimination. » qui l’a jugée contraire à la Constitution et à la Convention européenne des droits de l’homme34Nello Avellani, « Abruzzo, ‘stroncato’ il ddl per la sepoltura dei bambini mai nati », Newstown, 11 novembre 2021.. Cette posture nous montre que Fratelli d’Italia reste une formation politique d’extrême droite aux positions rétrogrades attaquant les droits humains fondamentaux. Cette atteinte aux droits risque de s’affirmer d’une manière ou d’une autre à l’échelle nationale, Giorgia Meloni elle-même ayant déclaré qu’elle souhaitait notamment créer « un fonds pour supprimer les causes économiques et sociales qui peuvent pousser les femmes à ne pas terminer leur grossesse » et apporter une aide financière aux « centres d’aide à la vie » face aux « multinationales de l’avortement » qui désignent ici les organismes internationaux de planning familial35Marie Fiachetti, « Giorgia Meloni, une menace ambiguë mais réelle sur l’accès à l’IVG en Italie », L’Obs, 25 septembre 2022..
En tout cas, aux élections du 25 septembre, c’est donc Fratelli d’Italia qui est arrivé en tête dans la région avec un total de 27,89% des suffrages exprimés pour les élections à la Chambre des députés pour le scrutin proportionnel (il distance largement ses alliés de la coalition avec 11,10% des suffrages exprimés pour Forza Italia et 8,05% des suffrages exprimés pour la Ligue). Sur les 9 députés élus dans les Abruzzes, Fratelli d’Italia a remporté à lui seul 2 des 6 sièges pourvus au scrutin proportionnel et 2 des 3 sièges pourvus au scrutin uninominal majoritaire (dans les circonscriptions de Pescara et de L’Aquila). C’est d’ailleurs dans la circonscription de L’Aquila que Giorgia Meloni s’est elle-même présentée. Elle y a été élue avec 51,49% des suffrages exprimés, un score très fort qui lui fait devancer très largement son concurrent de la coalition de centre-gauche réunissant 20,94% des suffrages exprimés. Le choix pour la dirigeante du parti de se présenter cette fois-ci dans les Abruzzes (elle était élue du Latium jusque-là) peut être interprété comme symbolique, permettant de consacrer la région comme nouveau bastion de la formation. Pour les élections au Sénat, Fratelli d’Italia réunit 27,25% des suffrages exprimés au scrutin proportionnel et remporte donc 1 siège sur les 3 à pourvoir (contre 1 pour le Parti démocrate et 1 pour le Mouvement 5 Étoiles). Il remporte surtout le seul siège de sénateur à pourvoir dans la région au scrutin uninominal majoritaire dans la circonscription de Pescara. Sur les 4 sénateurs de la région, 2 sont issus de Fratelli d’Italia. Forte de ce succès, Giorgia Meloni pourrait être amenée à prendre appui sur les Abruzzes pour asseoir sa crédibilité dans la gestion du gouvernement dont elle a pris la tête. La vie politique abruzzienne sera donc assurément un point d’observation intéressant dans ce contexte.
- 1Composé de Fratelli d’Italia, de Forza Italia et de la Lega, la coalition a remporté 43,79% des suffrages exprimés pour les élections à la Chambre des députés et 44,02% des suffrages exprimés pour les élections au Sénat. Fratelli d’Italia, quant à lui, a remporté 25,99% des suffrages exprimés pour les élections à la Chambre des députés et 26,01% des suffrages exprimés pour les élections au Sénat.
- 2Francesco Maselli, « Italie : Giorgia Meloni, une irrésistible ascension ? », L’Opinion, 12 juillet 2021.
- 3Olivier Tosseri, « La droite italienne prépare déjà l’après-Draghi », Les Échos, 8 juin 2021.
- 4Chiffre issu du recensement annuel de l’Istituto nazionale di statistica.
- 5Le Mezzogiorno, partie sud de l’Italie, présente beaucoup de fragilités économiques avec notamment un fort taux de chômage des jeunes de moins de 34 ans proche de 50%, un PIB en recul de 0,2% en 2019 contre une augmentation de 0,9% dans la partie nord du pays ou une démographie fragile. Alain Guillemoles, « L’Italie présente un plan pour le Mezzogiorno », La Croix, 18 février 2020.
- 6Le taux de chômage y est notamment plus bas : 9,6% en 2021 (quasiment à la moyenne nationale de 9,7%), chiffre issu de l’Istituto nazionale di statistica.
- 7Présence de trois laboratoires pharmaceutiques à L’Aquila : Dompé, Menarini et Sanofi. « L’Aquila e il biotech, un settore strategico per ripartire », AboutPharma, 11 juin 2013.
- 8La région des Abruzzes est par exemple le siège de l’entreprise agro-alimentaire De Cecco (basée à Pescara), de l’entreprise vestimentaire Ennedue (basée à Pescara) et même d’une antenne de Procter & Gamble (à Pescara également), importante multinationale américaine spécialisée dans les produits de consommation courante.
- 9« Turismo non torna a livelli prepandemia : in Abruzzo strada ancora in salita », Abruzzoweb.it , 13 janvier 2022.
- 10Notamment par l’entreprise Esyen basée à L’Aquila qui conseille plusieurs projets aérospatiaux européens, classé en 2021 180e entreprise italienne à la plus forte croissance de chiffre d’affaires entre 2017 et 2020. « Aerospaziale Abruzzo vola alto. Esyen tra le imprese con piu’ crescita fatturato in Italia », Abruzzoweb.it , 26 mars 2022.
- 11Quelque 18 000 étudiants en 2018, chiffre issu du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
- 12Le taux d’emploi était de 57,50% en 2020 contre 41,1 % en Calabre ou 40,9% en Campanie, autres régions du Mezzogiorno ; chiffres issus de Openpolis.it. En 2019, le PIB par habitant dans les Abruzzes était de 25 100 euros, chiffre plus important du Mezzogiorno (17 300 euros pour la Calabre). « Istat : Nord-Ovest top pil pro-capite, doppio del Mezzogiorno », Ansa.it, 22 décembre 2020.
- 13Rien qu’entre 2019 et 2020, la région a perdu près de 13 000 habitants, dans l’ensemble des quatre provinces, chiffre issu du recensement annuel de l’Istituto nazionale di statistica).
- 14Chiffres au 1er janvier 2021, issus de Tuttitalia.it.
- 15Matthieu Hoffstetter, « Les séismes constituent un gouffre financier pour l’Italie », Bilan, 29 août 2016.
- 16Sous la présidence d’Antonio Falconio de 1995 à 2000 puis de Giovanni Pace de 2000 à 2005.
- 17Sous la présidence de Ottaviano Del Turco de 2005 à 2008, de Enrico Paolini de 2008 à 2009, de Luciano D’Alfonso de 2014 à 2018 puis de Giovanni Lolli de 2018 à 2019.
- 18Il obtient un score de 25,56% des suffrages au niveau national.
- 19Un score très peu éloigné de la coalition de centre-droit (autour du Peuple de la Liberté de Silvio Berlusconi), vainqueur avec un score de 29,62% des suffrages.
- 20Tous les résultats électoraux cités dans cette note sont issus de la comptabilité du ministère de l’Intérieur.
- 21Loi du 3 novembre 2017, n.165 ; promulguée le 3 novembre 2017. Les élections comportent toujours une part de scrutin proportionnel mais aussi une part de scrutin majoritaire puisque des circonscriptions ont également été instituées. Sur le bulletin de vote, il y a donc la possibilité de voter simultanément pour une liste présentée par un parti politique mais aussi pour un candidat individuel qui représentera une circonscription. Ces changements valent aussi bien pour la Chambre des députés que pour le Sénat.
- 224 envoyés pour la coalition de droite et d’extrême droite et 2 envoyés pour la coalition de centre-gauche emmenée par le Parti démocrate de Matteo Renzi, chiffres du ministère de l’Intérieur.
- 233 envoyés pour la coalition de droite et d’extrême droite et 1 pour la coalition de centre-gauche.
- 24Premier gouvernement du président du Conseil des ministres Giuseppe Conte du 1er juin 2018 au 5 septembre 2019.
- 25Tanguy Berthemet, « Le Mouvement 5 Étoiles pris au piège de son alliance avec la Ligue », Le Figaro, 12 août 2019.
- 26« A24-A25 ; Marsilio, preoccupazione per ripercussioni in attesa nomina nuovo commissario », Regione.Abruzzo.it ; 16 mars 2022. Il s’agissait de remplacer le précédent commissaire Maurizio Gentile, démissionnaire le 13 décembre 2021. Le décret de nomination du nouveau commissaire Marco Corsini est finalement émis le 23 mars 2022.
- 27Redazione, « A24 e A25, l’immobilismo relativo alla situazione delle Autostrade « è grave e dura ormai da troppo tempo. Uscire dall’impasse, l’Abruzzo rischia di pagare le conseguenze delle condizioni di fragilita dell’autostrada ». Marsilio scrive a Draghi e al Ministro Giovannini », IlCapoluogo.it, 6 avril 2022.
- 28Nappe d’eau souterraine.
- 29« Draghi visita Infn : Marsilio, mettere in sicurezza sistema acquifero Gran Sasso », Regione.Abruzzo.it, 16 février 2022.
- 30Valter Delle Donne, « Marsilio al Secolo : « Con Draghi rapporti distanti. A Milano FdI ha fatto un altro salto di qualità », Secolo d’Italia, 2 mai 2022.
- 31« Aborto, proposta Fdi obbligo sepoltura feti in Abruzzo: è polemica”, AdnKronos, 19 novembre 2021.
- 32« Italie : inquiétude sur le droit à l’IVG après la victoire des « postfascistes » », What’s up doc ? Le magazine des jeunes médecins, 28 septembre 2022.
- 33Instance prévue par l’article 81 du Statut régional des Abruzzes et qui « œuvre pour la valorisation des différences de genre et pour le dépassement de toute discrimination ; elle exerce des fonctions consultatives et de proposition en ce qui concerne le Conseil et l’exécutif dans les matières de sa compétence ; est chargé d’évaluer l’impact de l’égalité des genres sur les politiques régionales ; émet un avis consultatif obligatoire sur les dispositions relatives à la mise en œuvre des matières relevant de sa compétence, et en tout cas chaque fois qu’il est nécessaire de mettre en œuvre les principes d’égalité et de non-discrimination. »
- 34Nello Avellani, « Abruzzo, ‘stroncato’ il ddl per la sepoltura dei bambini mai nati », Newstown, 11 novembre 2021.
- 35Marie Fiachetti, « Giorgia Meloni, une menace ambiguë mais réelle sur l’accès à l’IVG en Italie », L’Obs, 25 septembre 2022.