Pierre Birnbaum, Léon Blum : un portrait, Editions du Seuil, février 2016, 261 pages
De nombreuses biographies et études ont été consacrées à Léon Blum, en France comme à l’étranger et le quatre-vingtième anniversaire du Front populaire va susciter de nouvelles publications. Jean Lacouture, Ilan Greilsamer, Serge Berstein ont rédigé de grandes biographies. Plus récemment, Dominique Missika comme Julia Bracher se sont intéressées à l’attitude courageuse du leader socialiste, juif, poursuivi par Vichy. Son action politique, depuis le Congrès de Tours à sa mort en 1950, et le Front populaire ont été largement analysés selon des angles très divers. On peut se référer à l’ouvrage ancien de Pierre Renouvin et René Rémond, Léon Blum, chef de gouvernement, aux travaux de Pascal Ory sur l’action culturelle du Front populaire, d’Alain Bergounioux et Gérard Grunberg comme de Tony Judt sur les socialistes français. Nicolas Rousselier a écrit un article important sur la culture économique du leader de la SFIO et la liste n’est pas close. Le « personnage » Léon Blum apparaît dans de nombreuses fictions et il a donné son nom à nombre de bâtiments publics et de toponymes, une présence dans l’espace public qui peut donner une impression de grande proximité. Que peut-on écrire encore sur lui ?
Pierre Birnbaum s’attaque donc au sujet. Universitaire, auteur d’une œuvre majeure – Les Fous de la République. Histoire politique des Juifs d’Etat – et de livres qui ont continué à creuser ce sillon – Le Moment antisémite. Un tour de France en 1898 et Sur un nouveau moment antisémite. Son nouvel ouvrage s’intitule Léon Blum : un portrait. S’il raconte la vie du leader politique en moins de 300 pages, il propose bien une représentation originale mettant en valeur quelques traits majeurs.
Le rapport entre Léon Blum, les Juifs et le judaïsme constitue un des axes du livre. Né en 1872 dans une famille juive aux origines alsaciennes de petits entrepreneurs, n’appartenant pas aux « milieux qui se qualifient d’Israélites, profondément socialisés à la culture dominante et reçus sans grande difficulté par l’aristocratie et la grande bourgeoise française ». Brillant, il est admis au lycée Henri IV, réussit le concours de l’ENS – où il n’est guère assidu – avant d’intégrer le Conseil d’Etat. L’auteur note que si, comme la plupart des Juifs français, Blum suit la voie royale de l’assimilation républicaine, il demeure un « jeune Juif attentif à respecter les valeurs des femmes qui veillent sur lui », sa grand-mère et sa mère, attachées au respect des rituels. Jeune homme, il construit un personnage très différent des Juifs d’Etat à la française. Dressant de lui-même une silhouette proustienne, il est un dandy, un danseur confirmé, fréquentant les salons, rédigeant de nombreuses critiques littéraires. Il affectionne « les poses qui sont davantage celles des Juifs de cour, riches, que celle des Juifs d’Etat ».
Durant toute son existence, il subit des attaques antisémites, notamment en 1936 où l’extrême droite et une partie de la droite ne supportent pas, comme le dit à la Chambre Xavier Vallat, que « pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain (soit) gouverné par un juif ». L’image de dandy le suivra toute sa vie et « il en viendra ainsi à incarner pour les antisémites, le corps du Juif éternellement fragile, incapable d’affronter la force, un personnage fuyant, faible larmoyant, un personnage féminin ». Parmi les tombereaux d’injures reçues, on peut rappeler « l’être hybride » de Henri Béraud, « la fleur-Blum, baptisée au sécateur » de Charles Maurras, « la jument palestinienne » de Pierre Gaxotte. Avant le Front populaire et après sa fin, l’extrême gauche communiste n’est pas en reste : Thorez qualifie Blum de « répugnant reptile ».
Pour Pierre Birnbaum, Léon Blum, grand admirateur de Stendhal, a le courage de ses héros. En 1912, il affronte en duel à l’épée le critique théâtral Pierre Weber, participe à des bagarres lors de l’Affaire Dreyfus. La dimension proprement juive de l’Affaire ne lui échappe pas, au-delà de l’engagement au nom de la justice, des droits de l’homme et des idéaux de la République. C’est bien l’intégration des Juifs dans la société française qui est remise en cause. Le 13 février 1936, il échappe au lynchage des Camelots du roi rassemblés lors des funérailles de l’historien de droite Jacques Bainville, grâce à l’intervention d’ouvriers et de policiers. Dans les jours qui suivent, il fait preuve d’un grand sang-froid alors que l’émotion gagne le pays comme en témoigne la grande manifestation du 16 février. En 1940, homme de gauche et juif, il est particulièrement menacé mais refuse de quitter son pays. Il se rend à Vichy où il fait partie des 80 parlementaires qui sauvent l’honneur de la représentation nationale. Les Juifs d’Etat sont alors rejetés de la fonction publique et Vichy apparaît comme « la revanche sur Dreyfus ». Mais, face à ses juges à Riom, dans une « Europe allemande » il proclame son identité juive, défend son action politique et d’accusé se transforme en procureur de l’Etat français.
L’auteur met aussi l’accent sur un aspect moins évoqué dans nombre d’ouvrages : Blum est favorable au sionisme, alors que la plupart des dirigeants juifs français sont plus réservés. En 1923, il est le président de l’Union sioniste française. Pour lui, la Palestine juive moderne est « la rencontre inouïe et unique des plus vieilles traditions de l’humanité et (de) ses recherches de liberté et de justice sociale les plus neuves ». Après le génocide, il intervient pour faciliter l’entrée en Palestine de réfugiés, défend l’Exodus et proteste auprès de Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères, contre une éventuelle abstention de la France lors du vote crucial à l’ONU.
Le socialisme de Blum est influencé par sa rencontre avec Jaurès, connu grâce à Lucien Herr, intellectuel, bibliothécaire de la rue d’Ulm, qui l’a convaincu de rejoindre le combat pour Dreyfus. Dans un texte de jeunesse, « il revendique haut et fort un lien entre judaïsme, justice et socialisme ». Le jaurésisme représente un « effort de synthèse entre idéalisme et matérialisme, valeurs démocratiques et marxisme, entre individualisme et collectivisme, valeurs de la Révolution française et théories de la lutte des classes, révolution et réforme ». Jaurès n’hésite pas à dire que Marx se trompe. Il n’est pas besoin de passer par l’étape de la dictature du prolétariat pour s’imposer, cela par la conquête pacifique de l’Etat, via le suffrage universel. Les réformes de la propriété, de l’impôt sur le revenu, l’amélioration des retraites, l’éducation conduisent au socialisme. Jaurès ne rejette donc pas l’idée d’une participation socialiste et soutient en 1899 l’entrée d’Alexandre Millerand au gouvernement.
Lorsque l’unité des socialistes se fait sur des bases qui ne sont pas celles de Jaurès, Blum reste à l’arrière-plan des luttes idéologiques et se consacre davantage à ses activités littéraires. Après son entrée, durant la guerre, au cabinet de Marcel Sembat, il va cependant être de ceux qui vont reprendre l’héritage du socialisme démocratique face à la tentation bolchevique. Sa longue intervention au Congrès de Tours marque les esprits. Son rejet du bolchevisme est total et son analyse de la « cruauté » liée à la logique centralisatrice et autoritaire du léninisme témoigne de sa lucidité avant même que des témoignages venus de Russie ne valident ses craintes. Si la conquête de l’Etat à la manière bolchevique n’est pas souhaitable, le simple réformisme sans prise du pouvoir politique à la manière d’Eduard Bernstein lui apparaît inefficace. A partir de 1926, il précise la différence entre l’exercice et la conquête du pouvoir, entre le réformisme dans la société capitaliste et la révolution. Cette distinction se retrouve dix ans plus tard au moment du Front populaire. Avec son programme négocié entre trois partis de gauche très différents, il s’agit bien d’un « moment de rupture historique » mais aussi de la « réforme sans la révolution ».
Pour Pierre Birnbaum, cette « distinction » est aussi liée à son rapport à l’Etat. Socialiste doté d’une solide culture juridique, conseiller d’Etat jusqu’en 1919, ayant rédigé 1800 conclusions devant la section du contentieux, il ne cesse de réfléchir au rôle de l’Etat. « Comme tous les Juifs français, il voue un culte sans réserve à la révolution française, à son Etat émancipateur. Dans ce sens, la centralisation étatique fait office davantage que la révolution sociale, de vecteur de libération des individus, agit selon une logique propre et ne s’interprète pas en termes de rapports de classe. » Il est donc loin d’une vulgate marxiste faisant de l’Etat le valet de la bourgeoisie. Après « l’expérience du Front populaire » et la guerre, en 1947, à l’ENS, il explique que « l’Etat moderne se détache progressivement du capitalisme et c’est pourquoi il est possible à des Socialistes de le manier sans l’asservir (…) et sans s’asservir eux-mêmes au capitalisme. » Dès la première après-guerre, il est partisan d’une réforme politique renforçant la démocratie parlementaire des partis, menant à un système bi-partisan à l’anglaise, donnant une grande latitude d’action au président du Conseil, qui peut agir pour la transformation sociale. « La nature de l’Etat dans la France, comme institution forte et centralisée, lui permet de résoudre la contradiction, réconciliant exercice et conquête du pouvoir à travers la logique de l’avion étatique à portée égalisatrice et réformatrice. »
Certes, cette approche est intéressante et originale mais l’auteur sous-estime le poids des contingences politiques dans la mise en avant de cette fameuse distinction par Léon Blum. Comme leader socialiste, il sait que sa formation est concurrencée par le maximalisme du PCF alors même que les socialistes progressent aux dépens des radicaux. Son parti est toujours menacé d’éclatement entre deux ailes opposées, notamment sur la question du pouvoir. Dans le chapitre « L’impossible évitement du pouvoir », les auteurs des Socialistes français et le pouvoir. L’ambition et le remords notent que « pendant plusieurs années, Blum maintient un équilibre instable. Mais, à partir de cette année 1933, la division du parti sur cette question – la participation – devint trop profonde pour que l’unité pût être sauvegardée. »
Evitant l’hagiographie, l’ouvrage de Pierre Birnbaum demeure cependant particulièrement riche, érudit, reposant sur une connaissance remarquable des archives et de sources diverses, abondamment citées. L’auteur s’appuie aussi sur de nombreux études et travaux, français et anglo-saxons. Les parties consacrées à Léon Blum jeune, son implication dans l’Affaire, comme le chapitre intitulé « De l’amour » qui évoque aussi bien l’influence de la littérature sur son évolution que ses liens avec les femmes dévoilés par son livre Du mariage (1907), constituent les meilleurs aspects de l’ouvrage. L’analyse du rapport à l’Etat expliquant la distinction entre exercice et conquête du pouvoir apparaît originale. La sous-estimation de l’antisémitisme populaire est bien montré, expliqué par la « vision idéale du peuple » qu’en a Léon Blum. Birnbaum ne cache pas ses erreurs en politique étrangère. Toutefois, les relations internationales sont un peu la partie congrue de l’ouvrage. De manière plus globale, les pages consacrées à Blum au pouvoir ne sont ni les meilleures, ni les plus originales. Les analyses économiques manquent, les rapports avec les autres forces politiques sont trop rapidement vus : le propos est descriptif. On peut aussi regretter que l’auteur ne mette pas plus l’accent sur le rôle joué par le Front populaire dans le réarmement, même si ce n’était pas son objectif majeur, alors qu’il fait pourtant référence aux travaux de Robert Frank. Le choix d’une approche à la fois thématique et chronologique permet des développements intéressants et argumentés mais est à l’origine de répétitions, fréquentes dans un ouvrage relativement court.
Pierre Birnbaum nous livre donc bien une vision de Léon Blum, riche, intéressante et souvent inspirée. Mais pour avoir une vision plus complète de cet homme majeur du XXe siècle français, il est bon de croiser cet ouvrage avec les autres études qu’il cite.