Quelles sont les perspectives d’élargissement pour les pays des Balkans occidentaux? Retour, dans le cadre des travaux de l’Observatoire des Balkans de la Fondation, sur les enseignements à tirer du sommet de Sofia sur les Balkans occidentaux qui s’est tenu les 15 et 16 mai dernier avec l’analyse de Loïc Trégourès, chercheur spécialiste des Balkans, chargé d’enseignement à l’Institut catholique de Paris.
Le sommet de Sofia sur les Balkans occidentaux qui s’est tenu les 15 et 16 mai 2018 était le premier du genre depuis le grand sommet Union européenne-Balkans de Thessalonique en 2003 au cours duquel l’Union européenne (UE) avait fait la promesse aux pays des Balkans que ceux-ci avaient vocation un jour à rejoindre la famille européenne.
Après plusieurs années marquées par un désintérêt relatif et une fatigue mutuelle dans le processus d’élargissement entre une Union tournée vers d’autres priorités et des pays candidats lassés d’être éconduits, le sort des Balkans occidentaux est timidement réapparu sur les radars européens au début de l’année 2018 à la faveur de plusieurs éléments dont la présidence bulgare, qui en a fait une priorité, mais aussi la publication début février 2018 de la nouvelle stratégie de la Commission européenne en vue de l’élargissement de l’Union.
Néanmoins, le sommet de Sofia n’aura pas satisfait les attentes qui étaient placées en lui par les rares optimistes, à la fois dès avant sa tenue au cours de sa préparation, puis à son issue au moment du bilan et des perspectives.
Un sommet vidé de sa substance avant même sa tenue
Dans les semaines qui ont précédé le sommet, plusieurs éléments ont semé le doute sur la possibilité d’aboutir à des résultats substantiels. Le premier d’entre eux est la série de rapports d’avancement des pays candidats ou aspirants publiés par la Commission européenne en avril 2018, deux mois après la publication de sa nouvelle stratégie pour l’élargissement. Entre autres, cette stratégie présentait une nouveauté, une interrogation et un défaut majeur. La nouveauté était que la Commission appelait enfin « un chat un chat » en évoquant des situations de capture de l’État, de corruption au plus haut niveau de l’État, ou encore d’influence politique du crime organisé. Paradoxalement, le même document rappelait que la Serbie et le Monténégro étaient les candidats les plus en avance dans le processus, ce qui est formellement vrai, alors que la description de capture de l’État et de poids politique du crime organisé leur correspond fort bien. Une contradiction qu’il faudra lever. Cette nouveauté de vocabulaire aurait dû être suivie d’effet mais il n’en a rien été dans les rapports d’avril. Dans cette optique, il reste à voir si les mots forts du commissaire à l’Élargissement Johannes Hahn tenus début mai, après la énième agression par arme à feu contre une journaliste au Monténégro, trouveront un écho dans l’appréciation que la Commission donnera des avancées du Monténégro sur le chemin de l’UE.
L’interrogation de la nouvelle stratégie est en effet celle-ci. En quoi est-elle nouvelle ? Quelles différences avec l’ancienne ? En quoi l’ancienne avait-elle échoué, autant sur la finalité que sur les moyens ? Les rapports d’avril n’ont répondu à aucune de ces questions et n’ont pas semblé différer des anciens. On ne sait toujours pas quelle « boîte à outils » la Commission va utiliser pour sa nouvelle stratégie. S’appuyer davantage sur les sociétés civiles locales ? Revoir les priorités et insister sur l’application réelle des transpositions plutôt que par leur adoption formelle par des Parlements aux pouvoirs atrophiés ? Pratiquer le « name and shame » ou « praise » le cas échéant, c’est-à-dire ne plus hésiter à dire les choses qui fâchent ? Tout cela n’a pas vraiment été clarifié, ce qui laisse chacun sur sa faim.
Quant au défaut majeur, il concerne les pays les plus en retard, Bosnie-Herzégovine et Kosovo. La stratégie a insisté sur les deux pays les plus avancés, allant même jusqu’à donner la date tout à fait indicative de 2025, mais rien ou si peu n’est pensé pour les deux cas particuliers de Sarajevo et Pristina. Or, de deux choses l’une : ou bien l’on admet que la Bosnie et le Kosovo sont des cas spécifiques pour lesquels il faut trouver des formules adaptées par-delà le processus classique, ou bien l’on considère que ce sont des candidats comme les autres, ce qui revient à admettre que leur processus va encore prendre quinze à vingt ans au mieux, ce qui, à l’échelle d’une vie humaine, confine à l’absurde. Là encore, la question n’est pas tranchée, ni dans la stratégie de la Commission, ni dans les positions des États membres, décideurs en dernier ressort en la matière.
Or, l’attitude d’un État membre, l’Espagne, a également été un facteur négatif dans la préparation du sommet, puisqu’elle a exigé que le Kosovo ne soit pas présenté comme un État au même titre que les autres pays des Balkans occidentaux. À court terme, cette position intransigeante de Madrid a obligé les organisateurs à parler de « partenaires » et non de pays ou d’États, ce qui n’a pas empêché le Premier ministre espagnol Mariano Rajoy de boycotter le sommet. À plus long terme, si cette position n’évolue pas, il s’agira très clairement d’une fin de non recevoir vis-à-vis du Kosovo dans sa trajectoire d’intégration euro-atlantique, ce qui aurait de très lourdes conséquences pour la stabilité et le développement de la région dans son ensemble.
Le troisième élément négatif fut le bouleversement de l’ordre du jour par la décision américaine de sortir de l’accord nucléaire conclu avec l’Iran. De fait, toute la première partie du sommet, de même que toute la couverture médiatique et les esprits étaient tournés vers cette actualité brûlante et la réunion des chefs d’État et de gouvernement allait être le moment idéal pour faire le point sur ce sujet. Ainsi, il était bien difficile de se souvenir que le sommet de Sofia était initialement censé être consacré aux Balkans.
Enfin, l’ordre du jour consacré aux Balkans lui-même était limité, principalement au sujet de la connectivité. En raison du Conseil européen des 28 et 29 juin prochain au cours duquel les États membres devront se prononcer sur l’ouverture ou non des négociations d’adhésion avec la Macédoine et l’Albanie, la question de l’élargissement, et ce mot même, a été sciemment éliminé de toute la communication écrite et verbale autour du sommet, pour parler d’ancrage, de rapprochement, d’infrastructures communes. La question de l’élargissement allait donc être, en quelque sorte, éludée de ce sommet, puisqu’elle serait dans les esprits de chacun sans qu’elle ne soit jamais traitée en tant que telle.
Les mots d’Emmanuel Macron
Tous ces éléments accumulés dès avant sa tenue conduisaient donc à anticiper que le sommet de Sofia se conclurait vraisemblablement sans substance pour les Balkans. Néanmoins, malgré les déclarations rassurantes et consensuelles de Donald Tusk et Jean-Claude Juncker sur l’avenir commun et réunifié de l’Europe avec les Balkans, c’est le discours du président français Emmanuel Macron qui aura retenu les esprits dans la région. Celui-ci a indiqué, dans son style direct, que l’élargissement de l’UE n’avait aucun sens tant que celle-ci ne se serait pas réformée de l’intérieur, reprenant ainsi la dialectique de l’approfondissement contre l’élargissement.
Ainsi, dans la perception des pays des Balkans et de leurs opinions publiques, non seulement le sommet de Sofia n’a débouché sur rien de substantiel, mais il a en plus été l’occasion pour un président europhile d’une grande puissance de leur faire savoir qu’ils n’étaient pas franchement les bienvenus, quand bien même on serait conscient à Bruxelles qu’il convient de ne pas laisser d’autres puissances comme la Russie, la Turquie ou la Chine s’installer dans la région, ni laisser ressusciter les démons du nationalisme (qui n’ont jamais disparu).
Du point de vue de sa réception locale, il faut espérer que cette déclaration n’aura pas le même effet délétère que celle de Jean-Claude Juncker, qui avait insisté dès 2014 pour dire qu’aucun élargissement ne se produirait pendant son mandat. Depuis lors, le découragement dans les réformes, les mouvements massifs d’émigration vers l’UE, de même que les reculs démocratiques étaient très visibles. Conscient de ces écueils, la chancelière allemande Angela Merkel avait initié en 2014 le processus de Berlin, une série de rencontres annuelles plus informelles avec un agenda resserré entre les pays des Balkans occidentaux et six États de l’UE (Allemagne, Autriche, Italie, France, Slovénie, Croatie). Ce processus a pour objectif de maintenir, par des canaux plus informels, la flamme de l’intégration européenne en misant sur des projets concrets et en facilitant l’expression des organisations de société civile et de la jeunesse, ce que le prochain sommet de Londres en juillet 2018 devra poursuivre.
Ce sera aussi le rôle du Conseil européen des 28 et 29 juin prochain qui décidera ou non d’aller dans le sens de la Commission dans l’ouverture des négociations avec l’Albanie et la Macédoine. Un rejet serait alors un très mauvais signal, sans équivoque, envoyé à toute la région, alors même que des élections périlleuses se profilent en Bosnie et que le dialogue Belgrade-Pristina n’en finit plus de reprendre pour finalement reculer sur fond de tensions permanentes entretenues par les responsables politiques. Il ne faut pas non plus oublier que la majorité actuelle en Macédoine, volontaire dans le dossier du nom avec la Grèce, seule véritablement europhile de la région et qui a donné beaucoup de gages depuis un an, ne tient qu’à un fil. Lui fermer la porte serait absolument catastrophique.
Ce Conseil sera donc l’occasion de saisir la position exacte de la France en la matière, et de mieux comprendre la déclaration du président Macron. Malgré son impact négatif réel dans la région, on peut faire l’hypothèse que son message ne s’adressait pas tant aux pays des Balkans eux-mêmes qu’à l’Allemagne, principal partenaire d’une refonte de l’Europe qui est en effet le principal objectif d’Emmanuel Macron. Son discours de réception du prix Charlemagne fut une autre occasion de faire la même chose. On peut aussi imaginer que sa sortie sur les Balkans était une réponse à Laurent Wauquiez qui a curieusement choisi comme argument pour la campagne européenne à venir de marteler qu’avec lui au moins, les Balkans ne rentreraient pas.
Restent deux questions ouvertes. La première porte sur la pertinence de la dialectique entre approfondissement et élargissement. Cette dialectique est très compréhensible si l’on parle d’un grand pays candidat comme la Turquie, mais elle est tout à fait discutable s’agissant de petits pays peu peuplés. À qui voudrait-on faire croire qu’intégrer le Monténégro, ses 650 000 habitants et ses six députés européens modifierait en quoi que ce soit l’équilibre institutionnel et politique de l’UE, y compris dans les domaines encore régis par la règle de l’unanimité ? Qui peut prétendre que l’intégration de la Croatie a changé quoi que ce soit dans la vie de l’UE de ce point de vue ? L’argument juste consisterait peut-être à s’intéresser à la façon dont ces pays sont gouvernés et refuser l’élargissement en raison même des valeurs démocratiques européennes qui y seraient bafouées, mais ce n’est pas la piste suivie, ni par Emmanuel Macron, ni par Laurent Wauquiez.
Cette piste ouvre la voie à la seconde question, celle de la raison d’être de l’élargissement. Ni la publication de la nouvelle stratégie de la Commission en février, ni les discussions entre États membres qui ont suivi n’ont été accompagnées d’un véritable débat sur ce que devrait être une véritable politique d’élargissement et à quoi elle devrait servir. Or, il est indispensable de comprendre ce qui est fait, pourquoi cela est fait et convaincre que ces raisons sont de bonnes raisons, et non pas des raisons par défaut comme empêcher que la région ne retombe dans la guerre ou dans l’escarcelle russe turque ou chinoise. Un projet d’élargissement positif et exigeant aurait alors toute sa place dans le projet de refonte de l’Europe voulue par le président Macron sur la base de valeurs européennes rappelées à l’article 2 du Traité de Lisbonne que bien des États, et pas seulement issus de l’élargissement de 2004, ont eu tendance depuis des années à fouler au pied.