Après avoir contribué à théoriser et déconstruire le concept d’économie collaborative, OuiShare s’intéresse à l’impact des pratiques issues de ce concept à l’échelle locale. Pour sortir de la morosité ambiante et des “vitrines vides” accolées aux villes moyennes, OuiShare propose un nouveau récit et des perspectives de transformation concrètes sur ces territoires. Expliquée ici par Samuel Roumeau, connector OuiShare, designer d’alternatives urbaines, l’exploration Sharitories livre une série d’enseignements pour redynamiser les centres-villes, tirés de l’observation de ces usages émergents sur le terrain, au service des territoires et au service des habitants, pour l’Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales de la Fondation.
Face au syndrome des vitrines vides et au sentiment de déclassement des habitants, la succession de « plans » des trente dernières années n’a jamais permis de penser un modèle engageant hors des centres métropolitains. En parallèle, le Front national s’empare du sujet en agitant les chiffons rouges avec un succès certain au regard des derniers résultats électoraux. Pourquoi ne pas s’inspirer des usages émergents dans l’économie collaborative pour écrire collectivement un nouveau récit pour les villes moyennes ?
Les récentes recherches menées au travers de l’exploration Sharitories montrent que les pratiques issues de l’économie collaborative peuvent constituer un levier puissant de lien social et d’attractivité économique. Ces pratiques englobent quatre grands piliers : la consommation collaborative, la production distribuée, le financement participatif et la gouvernance partagée.
Les quatre types de pratiques collaboratives
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Des enjeux spécifiques aux villes moyennes
Si les villes moyennes recouvrent des réalités très différentes, elles n’en connaissent pas moins des enjeux communs liés à leur histoire et leur place dans la hiérarchie urbaine. Si certaines villes moyennes se portent très bien, en particulier celles où l’économie présentielle est forte (villes touristiques en particulier), pour la plupart les défis à relever sont multiples sur les plans démographique, économique et du cadre de vie. Sur le plan de l’attractivité démographique, les villes moyennes affichent des courbes monotones, voire décroissantes, et beaucoup font face à un vieillissement accéléré de leur population (notamment dans les villes proches du littoral). L’enjeu est donc de maintenir la population présente face à la captation démographique des métropoles, et donc d’attirer une population plus jeune en modernisant leur image.
Sur le plan du dynamisme économique, les villes moyennes à dominante industrielle présentent une situation dégradée liée à la désindustrialisation, et celles à dominante administrative (sous-préfectures et préfectures) souffrent d’une recomposition territoriale qui s’accompagne d’une réduction drastique de l’emploi public. Les villes moyennes pâtissent par ailleurs de la dispersion des activités vers la périphérie qui s’exprime à travers le phénomène de vacance commerciale, du départ des classes moyennes et supérieures vers la périphérie et de la paupérisation des centres anciens. L’enjeu est donc d’assurer la diversité des sources d’emploi dans les villes hyperspécialisées et de freiner la dévitalisation des centres-villes. Sur le plan du cadre de vie, les villes moyennes voient leur environnement se dégrader à cause des différents phénomènes décrits plus haut (étalement urbain, dévitalisation commerciale, chômage). Elles doivent donc préserver leurs atouts en misant sur les ressources locales et lutter contre le sentiment de déclassement des habitants.
Carte des terrains de l’exploration Sharitories
Les huit villes moyennes analysées à l’échelle européenne facilitent l’émergence de pratiques collaboratives à des degrés divers. Les initiatives portées par les acteurs publics, entreprises privées et collectifs citoyens transforment la façon de travailler, produire et vivre à l’échelle locale.
Un levier puissant de cohésion sociale et de développement économique
Nos observations de terrain dans huit villes en Europe permettent de tirer plusieurs enseignements. Certains sont liées aux caractéristiques des territoires, d’autres concernent la recomposition du jeu d’acteurs.
Les villes dites moyennes ont intrinsèquement un atout : leur taille justement. Elles sont le point de rencontre entre une masse critique d’habitants nécessaire pour mobiliser des communautés et le niveau de proximité adéquat pour créer de la confiance. Ni trop denses comme les métropoles, ni trop diffuses comme les zones rurales. L’arrivée de plateformes de l’économie collaborative atteste d’un nouvel attrait. La plateforme de financement participatif Bulb in Landes a permis de faire éclore douze projets en deux ans, notamment le lancement d’un festival de chorales à Aire-sur-l’Adour, le maintien d’une épicerie dans le village de Moustey, ou encore la production d’huiles de tournesol et de colza locales à Mugron. De son côté, le réseau social de voisinage Smiile compte près de cinq cents utilisateurs et dix-sept réseaux de voisins à Lorient pour une cinquantaine de partages d’objets et de services au cours de l’année écoulée. Si le volume paraît insignifiant, une dynamique est enclenchée et s’étend à d’autres aspects de la vie quotidienne.
Du marketing territorial aux stratégies de coopération régionale
Ce faisant, une ville, moyenne ou non, ne peut plus être entendue comme un bassin économique isolé. La vitalité d’un espace urbain tient aujourd’hui moins à ses dimensions qu’à ses connexions. Cette réalité conduit à sortir d’une stricte logique de marketing territorial et de compétition entre villes, au profit d’une stratégie de coopération. Par exemple, Lorient, Vannes et Quimper ont décidé de sortir d’une démarche purement concurrentielle en s’alliant à l’échelle de la Bretagne Sud. Les trois villes collaborent autour de jobconjoints.bzh, une plateforme pour aider les conjoints des cadres récemment recrutés sur le territoire à trouver un emploi à la hauteur de leurs qualifications. Le site revendique quatre-vingt-cinq entreprises partenaires pour douze cents offres d’emploi.
L’enjeu pour un territoire ne consiste pas seulement à renforcer ses atouts historiques pourvoyeurs d’emplois, comme la filière bois à Épinal ou la base militaire à Mont-de-Marsan. Il s’agit aussi d’attirer et de révéler un public d’entrepreneurs pour diversifier le tissu économique. Le maillage de tiers-lieux sur un territoire permet d’activer des communautés de travailleurs et de les faire fonctionner en réseau. Les interactions rendues possibles par ces lieux sont décisives pour recréer une économie de proximité. À Narbonne, la collectivité a ouvert l’IN’ESS, un espace dans un « quartier prioritaire de la politique de la ville » qui comprend un espace de coworking, un fablab et un lieu de restauration. Il s’adresse notamment aux 25 % de jeunes au chômage en proposant formation et accompagnement. Depuis l’ouverture, en décembre 2014, plus de douze cents emplois y ont été créés et sur les vingt-quatre apprenants de la Fabrique Simplon sur place, quatorze sont aujourd’hui sous contrat.
Vers la mise en place de corps intermédiaires souples sur les territoires
Une fois les projets lancés, il convient de favoriser le dialogue et la connexion entre acteurs du territoire. Pour redynamiser leur centre-ville, certaines villes s’appuient sur des « connecteurs », des individus capables de faciliter les relations entre les collectivités, acteurs économiques et habitants. Ces « connecteurs » sont des corps intermédiaires capables d’avoir le bon niveau de dialectique avec des interlocuteurs très différents. À Hilversum, aux Pays-Bas, des « liaison officers » font le lien direct entre les habitants, leurs initiatives de quartier et la municipalité, qui finance les projets dans une logique d’attractivité résidentielle. Ces agents sont les premiers acteurs d’une participation citoyenne globale encouragée par la ville. Ils animent notamment le projet Urban Farming 35, un réseau de jardins partagés pédagogiques, dont un sur deux est situé dans une école. À terme, ce rôle de « connecteur » pourra s’étendre entre les différentes villes afin de permettre aux meilleures innovations locales d’être reproduites à grande échelle.
Au-delà des discours alarmistes ou larmoyants, les pratiques collaboratives commencent à changer la donne dans les villes plus si moyennes. « Nous n’habitons pas des territoires, nous habitons des habitudes », affirme le philosophe Peter Sloterdijk. Prenons conscience qu’il est grand temps de changer nos habitudes pour nous autoriser à explorer d’autres possibles.
Les huit enseignements de terrain du rapport Sharitories I) Valorisation des atouts des villes moyennes 1. Maintenir l’équilibre entre volume d’activité et niveau de proximité 2. S’appuyer sur les pôles universitaires comme relais des collectivités 3. Faire de l’alimentation le catalyseur d’une approche systémique 4. Préférer au marketing territorial une stratégie de coopération régionale II) Mise en mouvement des différents acteurs du territoire 1. Acculturer des leaders politiques aux pratiques collaboratives 2. Renforcer l’implication des habitants, motif de cohésion et de fierté 3. Engager des connecteurs de centres-villes pour lier les parties prenantes 3. Créer un environnement favorable aux entrepreuneurs grâce aux tiers-lieux |
Au delà des tiers-lieux : du coup d’éclat au coup d’État
La deuxième saison de l’exploration Sharitories qui débute en avril 2018 vise à analyser et mettre en lumière les externalités positives des tiers-lieux sur les territoires. Pour rendre compte de l’évolution des tiers-lieux, l’exploration propose de créer un nouveau concept autour des lieux hybrides et ouverts qui contribuent aux communs urbains. Au travers de plusieurs expériences et indicateurs, l’exploration objective l’impact de ces lieux dans la ville en termes d’inclusion, de développement économique et de transition écologique. Ce travail permet de passer de « coups d’éclat », initiatives séduisantes et réussies à l’échelle locale, à un « coup d’État », sur la base d’un passage à l’échelle des meilleures innovations sociales qui permet d’orienter les politiques publiques.
Sur les territoires, des lieux hybrides se développent pour catalyser des initiatives citoyennes. Ils sont le point d’ancrage d’un grand nombre de pratiques collaboratives telles que le travail décentralisé, la production en circuits courts et la mobilité partagée, et cristallisent l’émergence de communs sur les territoires. Malheureusement, ils sont souvent limités à deux niveaux : leur rayonnement à une échelle très locale et leurs modèles économiques bancals (vente de boisson, privatisation). Ces lieux révèlent des usages émergents et comportent de nombreuses externalités. Les externalités de ce type d’espaces sont réduites à l’état d’intuitions et souvent observées à l’aune du sacro-saint « nombre d’emplois créés », forcément réducteur. Le Lab s’appuie sur des outils méthodologiques (entretiens semi-directifs, résidences et cartographies) pour caractériser l’impact des lieux étudiés. La mesure d’impact est utile aussi bien pour les lieux que pour les territoires et leurs habitants. Les nouveaux modèles économiques de ces lieux peuvent ainsi s’articuler autour des principaux flux de valeurs et renforcer leur action en termes d’inclusion et de transition sur les territoires. L’exploration Sharitories II est pensée comme une boîte à outil pour l’émergence de lieux ouverts qui visent à repenser les modes de gouvernance, structurer de nouveaux modèles économiques et réorienter les politiques de développement territorial.