Les « enjeux politiques », soit la position des partis et des électorats sur les thématiques publiques, sont souvent mis de côté dans le débat public. Pourtant, ce sont d’authentiques ressources dans la compétition électorale et leur « rendement » peut éclairer le succès ou l’échec électoral potentiel. À cette aune, Antoine Bristielle, directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation, Lorenzo de Sio, professeur de science politique et directeur du Centre italien d’études électorales, et Jacques Gerstlé, professeur émérite de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, proposent de moderniser l’observation et l’action électorales afin de tenir compte des transformations majeures des scrutins en France.
Les commentaires médiatiques lors des campagnes électorales laissent souvent entrevoir une situation éloignée de la réalité des électeurs. Centrés sur les éléments de « jeu politique », soit l’interaction stratégique entre les différents candidats, ces commentaires laissent penser que les élections ne seraient que des choix de personnes. On ne dénombre ainsi plus les articles de journaux essayant de dégager lequel des candidats est le plus détesté ou le plus aimé dans la population. Cette vision laisse donc largement de côté les « enjeux politiques », soit la position des partis et des électorats sur les thématiques publiques.
Les enjeux constituent pourtant d’authentiques ressources dans la compétition électorale. Quel aurait été l’agenda électoral le plus profitable à chacune des listes qui concouraient aux élections européennes du 9 juin dernier ? C’est-à-dire quelle sélection d’enjeux aurait procuré le meilleur résultat électoral pour chaque liste ? En ce sens, on peut parler de « rendement électoral des enjeux » qui peut éclairer le succès ou l’échec électoral potentiel. Les données de sondages d’intentions de vote et relatives aux perceptions des enjeux électoraux permettent de calculer des scores de rendement électoral qui révèlent les potentialités différentielles des configurations d’enjeux propres à chaque formation.
Le texte qui suit se propose de moderniser l’observation et l’action électorale afin de tenir compte des transformations majeures de la compétition électorale dans les démocraties occidentales. En effet, sont apparues des formations partisanes qui transgressent les cadres de l’espace partisan décrit par les clivages traditionnels et notamment le clivage droite-gauche, formations que l’on appelle partis de niche, partis challengers, partis entrepreneurs ou partis populistes. Ces nouvelles organisations viennent modifier les conditions du jeu électoral en affaiblissant sa prévisibilité par l’augmentation de la volatilité électorale qu’elles autorisent et par la redistribution des électorats dans des loyautés de configuration et de durabilité variables.
Pour s’adapter à ces nouvelles conditions, il convient de prendre en considération l’extension de la compétition politique. Ceci passe à court terme par l’abandon du modèle de marketing politique électoral fondé sur la résonance directe des campagnes électorales avec les besoins, les préoccupations et priorités des opinions publiques. Ceux-ci fondent les propositions de politiques publiques présentées dans les programmes électoraux des partis. Or les transformations de la compétition électorale liées à son ouverture conduisent à intégrer l’interdépendance stratégique entre les partis pour mener la compétition1Voir, sur le plan de la communication politique, les manifestations de l’interdépendance stratégique dans Jacques Gerstlé, Christophe Piar, La communication politique, Paris, Colin, 2020, pp. 113-114..
On ne peut plus aujourd’hui se fonder sur une approche statique et monopartisane de la distribution des préférences publiques. Il faut nécessairement considérer la concurrence et ses positions pour calibrer de façon optimale une offre politique. Il faut accepter l’idée que la stratégie partisane est contrainte par l’interaction entre l’opinion de masse et l’opinion intra-partisane. Cette interaction exprime la logique des choix stratégiques à propos des mesures mises en avant par un parti.
Dès lors, les sondages d’opinion doivent pouvoir renseigner les acteurs partisans sur l’état de l’opinion face à la concurrence pour maximiser leurs chances de succès. De leur côté, les électeurs ne peuvent que bénéficier d’informations qui allègent leur charge cognitive dans la connaissance des propositions électorales pour optimiser leur choix de vote.
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Pour éclairer cette demande, nous allons nous appuyer sur l’exemple des élections européennes du 9 juin 20242Enquête électorale française. Élections européennes – vague 4, Ipsos-Steria-Sopra (terrain du 19 au 24 avril 2024 à partir d’un échantillon de 11 691 personnes) pour Le Monde, le Cevipof, la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut Montaigne.. Sur les 38 listes présentées lors de ces élections européennes, nous avons sélectionné cinq listes considérées comme majeures qui totalisent plus de 76% des intentions de vote en avril 2024 et donneront plus de 77% des voix le 9 juin. Dans les données et tris croisés d’Ipsos, nous avons pu isoler une question sur les sujets déterminants dans le choix de vote3« Parmi les sujets suivants, quels sont les tris dont vous tiendrez le plus compte pour les élections européennes du 9 juin prochain ? En premier ? Et ensuite ? » (base : ensemble de l’échantillon) ; trois réponses possibles..
Le rendement électoral résume par un indice la combinaison de risques et d’opportunités offerte par la politique d’un parti. La promotion d’un enjeu par un parti est associée à un risque de voir se désolidariser un certain nombre d’électeurs, comme elle peut lui procurer de nouvelles opportunités sous formes de gains électoraux. La construction de ce nouvel indice nécessite trois données quantitatives :
- les intentions de vote pour les différentes listes ;
- le degré de préférence pour chaque enjeu politique dans l’opinion publique en général ;
- le degré de préférence pour les enjeux à l’intérieur de l’électorat du parti.
Ces données fournies par le sondage Ipsos du 24 avril dernier permettent de construire l’indice à partir de trois quantités agrégées : soit i (la proportion de l’échantillon qui est favorable à l’enjeu), p (la proportion de l’échantillon qui soutient le parti) et f (la proportion de l’échantillon qui soutient les deux). L’indice est calculé d’après la formule fournie par Lorenzo De Sio et Till Weber4Lorenzo De Sio, Till Weber, « Issue Yield: A Model of Party Strategy in Multidimensional Space », American Political Science Review, 108(04), 2014, pp. 870–885..
Le rendement électoral différencié des enjeux politiques
Les potentiels électoraux indiqués par le score de rendement révèlent de profondes différences entre les listes (tableau 1). Tout se passe comme si chaque liste avait intérêt à se spécialiser sur différents enjeux de politique publique. C’est une tendance croissante dans les campagnes électorales récentes où les candidats semblent se focaliser sur des enjeux qui leur sont favorables pour mobiliser un électorat transversal sans égard pour d’autres enjeux plus risqués quant à leur soutien.
Tableau 1. Rendement électoral d’enjeux présentés comme déterminants dans la campagne pour les élections européennes
YI= rendement électoral de l’enjeu. Plus ce score est élevé, plus le parti a intérêt à faire campagne sur cet enjeu, pour à la fois mobiliser son électorat et élargir sa base électorale. Plus ce score est négatif, moins il a intérêt à faire campagne sur cet enjeu.
LFI Rang= rang du rendement électoral de LFI sur l’enjeu.
Une illustration de cette tendance réside dans la symétrie entre les enjeux de prédilection du Rassemblement national (RN) (« l’immigration » 0.50 et « le pouvoir d’achat » 0.36) et ceux de Renaissance (« la place de la France dans le monde » 0.18 et « l’Ukraine » 0.17) qui sont limités à deux occurrences. Les deux premiers constituent des enjeux de position qui font appel à de la mobilisation, les deux derniers à des enjeux de résolution de problème où la compétence est davantage sollicitée.
La liste du RN n’apparaît en tête que sur un seul enjeu (l’immigration (0.50)5Elle serait néanmoins davantage présente si plus d’enjeux « démarcationnistes », pour parler comme Hanspeter Kriesi (c’est-à-dire qui comprend les problèmes de l’intégration européenne), avaient été proposés dans le questionnaire.. Cet enjeu premier traduit son positionnement primordial de parti de niche. Les scores du RN sont certes plus importants que ceux de la liste Renaissance avec « la place de la France dans le monde » (0.18) et « l’Ukraine » (0.17) qui occupe les mêmes rangs. On y lit la trace de l’action présidentielle pour qui la politique internationale est une prérogative constitutionnelle bien « illustrée » par la défense de « l’Ukraine ».
La liste La France insoumise (LFI) possède un rendement électoral de première place sur le pouvoir d’achat (0.54), sur les inégalités (0.40), la santé (0.37) sur l’éducation (0.19), sur les retraites (0.11) et sur la fiscalité (0.01). Il s’agit d’un groupe d’enjeux assez typiques d’une réputation de gauche dans la politique française. La cohérence idéologique est ici la caractéristique essentielle de l’offre. La liste Les Républicains (LR) dispose de cinq enjeux à fort rendement électoral potentiel : le chômage (0.37), la sécurité (0.22), le terrorisme (0.21), les déficits (0.17), et l’agriculture (0.08). En deuxième rang de rendement électoral, figure « la place de la France dans le monde » (0.17), mais au total, on y voit le partage entre préoccupations économiques fortes en particulier si on y associe le pouvoir d’achat, les inégalités et les retraites avec un rendement de deuxième rang et ce qu’il est convenu d’appeler des enjeux de valence, c’est-à-dire consensuels (sécurité et terrorisme). Quant au Parti socialiste (PS), il ne présente qu’un seul enjeu à fort rendement électoral (l’environnement), porté notamment par le concept de « puissance écologique européenne ».
Considérer l’aspect interactionniste des campagnes électorales
Il faut également préciser qu’un score de rendement électoral doit être considéré en relation avec le score des autres candidats conformément à l’approche « interactionniste » de la campagne électorale. Il faut donc considérer le rang correspondant au score de l’enjeu parmi les autres rangs (deuxièmes colonnes du tableau). En effet, un enjeu peut avoir obtenu un très bon score chez un candidat mais un score encore meilleur chez un autre. En conséquence, il est difficile pour un candidat d’être en compétition sur cet enjeu alors qu’un autre sera mieux positionné. Par exemple, LR a un bon score (deuxième rang) sur « les inégalités » (0.37) mais se heurte à LFI qui lui est supérieur (0.40) et accède donc au premier rang. Il en va de même pour l’environnement en ce qui concerne la concurrence entre le PS et LFI, ou bien la place de la France dans le monde pour ce qui est de Renaissance et LR ou bien encore le soutien à l’Ukraine pour Renaissance et la liste Glucksmann. Or, on sait que c’est un point d’attrait pour les électeurs Renaissance tentés par un vote Glucksmann6Antoine Bristielle, De Macron ou Mélenchon à Glucksmann : vers un renouveau de la social-démocratie, Fondation Jean-Jaurès, 28 mars 2024..
C’est l’immigration qui est le thème le plus discriminant en opposant clairement, d’une part, le RN et LR aux deux premiers rangs avec un score respectif de 0.50 et 0.42 à, d’autre part, Renaissance (0.05), le PS (0.07) et LFI (-0.01). Mais c’est le modèle typique d’un « enjeu-pont » qui bénéficie d’un soutien supérieur à l’électorat du parti et qui bénéficie d’un soutien supérieur à l’intérieur du parti. Cet enjeu offre l’opportunité de gagner des voix sans perdre d’électeurs : il sert donc de pont entre le parti et de nouveaux électeurs acquis. Et c’est pourquoi d’un point de vue stratégique, ce type d’enjeu doit recevoir la plus grande publicité de la part du parti en question.
Chacune des listes a un ensemble d’enjeux à plus fort rendement. LFI présente six enjeux à rendement électoral supérieur (contre cinq pour LR, deux pour Renaissance et un seul pour le RN et le PS). On note que, pour dix enjeux sur quinze, le RN présente le score le plus faible de rendement électoral : c’est dire combien est étroite la perception de sa crédibilité pour une offre éclectique. On remarque également que le RN a fait une percée sur un enjeu qui, a priori, ne lui était pas associé : le pouvoir d’achat (0.36). Il en va ainsi pour la santé, les retraites et l’environnement qui ne figuraient pas au premier plan de ses préoccupations il y a peu. Au total, il apparaît que la configuration d’enjeux la plus propice au RN lui enjoint de pratiquer le « cherry-picking »7Nicola Maggini, Elie Michel, Lorenzo De Sio, « Ideology or « cherry-picking »? The issue opportunity structure for candidates in France », Centro Italiano Studi Elettorali (CISE), 18 avril 2017. plutôt que de se conformer au clivage idéologique droite-gauche.
Un agenda électoral propice au Rassemblement national
Il est, par ailleurs, intéressant de contraster le tableau des rendements avec la distribution des préférences dans les opinions publiques générales et dans les opinions intra-partisanes (tableau 2). On constate combien le commentaire des observateurs est en phase avec l’opinion publique à tel point qu’on se demande lequel des deux influence l’autre : ainsi la prééminence des enjeux sécuritaires et du pouvoir d’achat paraît écraser l’agenda électoral. Par ailleurs, cette prééminence correspond très profondément à la hiérarchie des priorités des électeurs du RN et de LR, même si la logique de la « cueillette » évoquée précédemment n’est pas étrangère à cette hiérarchie, comme le montre l’enjeu du pouvoir d’achat soigneusement instillé dans le discours du RN depuis quelques années. On notera la proximité des opinions intra-partisanes qui alimentent les électeurs du RN et de LR par opposition aux autres formations, hormis le thème transversal du pouvoir d’achat qui inspire toutes les formations, y compris celle de la majorité.
Tableau 2. Enjeux jugés les plus importants dans l’ensemble de la population et au sein des sous-électorats
- 1Voir, sur le plan de la communication politique, les manifestations de l’interdépendance stratégique dans Jacques Gerstlé, Christophe Piar, La communication politique, Paris, Colin, 2020, pp. 113-114.
- 2Enquête électorale française. Élections européennes – vague 4, Ipsos-Steria-Sopra (terrain du 19 au 24 avril 2024 à partir d’un échantillon de 11 691 personnes) pour Le Monde, le Cevipof, la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut Montaigne.
- 3« Parmi les sujets suivants, quels sont les tris dont vous tiendrez le plus compte pour les élections européennes du 9 juin prochain ? En premier ? Et ensuite ? » (base : ensemble de l’échantillon) ; trois réponses possibles.
- 4Lorenzo De Sio, Till Weber, « Issue Yield: A Model of Party Strategy in Multidimensional Space », American Political Science Review, 108(04), 2014, pp. 870–885.
- 5Elle serait néanmoins davantage présente si plus d’enjeux « démarcationnistes », pour parler comme Hanspeter Kriesi (c’est-à-dire qui comprend les problèmes de l’intégration européenne), avaient été proposés dans le questionnaire.
- 6Antoine Bristielle, De Macron ou Mélenchon à Glucksmann : vers un renouveau de la social-démocratie, Fondation Jean-Jaurès, 28 mars 2024.
- 7Nicola Maggini, Elie Michel, Lorenzo De Sio, « Ideology or « cherry-picking »? The issue opportunity structure for candidates in France », Centro Italiano Studi Elettorali (CISE), 18 avril 2017.