Les jeux sont faits. Rien ne va plus. Toute la France bruisse des rumeurs. Qui sera Premier ministre ? Retour avec Chloé Morin, directrice de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation, sur les conséquences des choix de Premier ministre sous la Ve République.
L’histoire de la Ve République ne recèle en réalité guère de véritable surprise en cette matière. Seuls Jacques Chirac pour Valéry Giscard D’Estaing et Michel Rocard pour François Mitterrand peuvent évoquer la volonté du coup politique. Le président, ici, est à la fois jouet des circonstances et joueur d’équilibres, fût-ce au prix de ses inimitiés. Dans les deux cas, cela a été un échec.
L’observation des popularités croisées à travers le baromètre Kantar Sofrès depuis 1978 nous rappelle que, depuis cette date, tous les présidents ont connu un affaiblissement significatif pendant leurs six ou sept premiers mois de mandat, indépendamment du Premier ministre choisi : -19 points pour François Hollande, -14 pour Nicolas Sarkozy, -17 pour François Mitterrand en 1981. Seuls Jacques Chirac en 2002 et François Mitterrand en 1988 parviennent, par le jeu des cohabitations ou les circonstances de leur élection, à échapper à cette loi de la pesanteur présidentielle.
On dit souvent que le Premier ministre est le fusible du président, alors même que cela fait dix ans – depuis le passage au quinquennat, les conditions de l’élection de Jacques Chirac en 2002 en faisant l’exception à cette règle nouvelle – que l’adage ne s’est plus vérifié. En effet, ni François Fillon sous Nicolas Sarkozy, ni Jean-Marc Ayrault puis Manuel Valls n’ont véritablement empêché leur président de subir les foudres de l’opinion. Les fusibles ici n’ont pas fonctionné. Qu’il soit vu comme complémentaire – tel Manuel Valls, ou François Fillon – par son caractère et son positionnement politique, et le Premier ministre parviendra, au moins un temps, à rester plus populaire que le président. Qu’il soit trop semblable, tel Jean-Marc Ayrault, et la cote de popularité du couple exécutif sera indéfectiblement liée.
Pour autant, le choix du Premier ministre est crucial. On sait combien les relations du président de la République et du Premier ministre sont connues en France pour être souvent difficiles. Deux mécanismes sont à l’œuvre qui conduisent à voir les frictions grandir dans ce couple institutionnel sous la Ve République. Si l’Élysée isole, Matignon éreinte. Il faut avoir entendu Michel Rocard parler de ses limbagos et des infiltrations pour les calmer, avoir vu François Fillon plié en deux par les douleurs dorsales pour comprendre les effets de la somatisation politique.
Quels enseignements de l’histoire pour le président fraîchement élu ? Tout d’abord, l’importance du choix du Premier ministre comme signal politique. Le choix du Premier ministre par le président de la République tout juste élu est en effet son premier vrai choix politique. Un symbole politique, social, territorial, économique. Choix cardinal qui engage plus encore la bonne tenue du quinquennat qu’à l’époque du septennat. L’inversion du calendrier des élections oblige à ne pas décevoir, trahir ses électeurs qui seront maîtres aux législatives. Que le pays juge un faux pas et tout peut être compromis. Nous voyons bien ici quelle est l’attente des opposants du président Macron : que son choix leur permette d’espérer le mettre en minorité dès le mois de juin, lui imposant la cohabitation qui le condamne à l’impuissance.
Choix éminemment politique et personnel, donc. Mais pas seulement. Au-delà de l’entente humaine et politique, c’est un signal adressé à la population. Michel Debré pour De Gaulle, c’est un homme fort pour le monstre politique qu’est De Gaulle. La proximité et l’absolue compétence du père de la République sur mesures construite alors. Georges Pompidou, le moderne, choisit Jacques Chaban-Delmas, porteur de la nouvelle société, marqueur de la modernité de droite du moment. François Mitterrand donne le signal à la gauche avec Pierre Maurroy… Rupture.
Cela nous conduit à entrevoir l’importance des images, des caractères, et des intentions prêtées au Premier ministre et au président par l’opinion publique. Lorsque les agendas et les caractères s’entrechoquent, l’intérêt de la France semble passer après celui des gouvernants, et les Français le feront payer aux deux protagonistes. François Bazin a démontré combien ce fut vrai dans le cas de François Mitterrand et Michel Rocard. Mais lorsque, à l’inverse, le Premier ministre semble trop en ligne avec le président, par son tempérament comme par sa ligne politique, il ne lui apporte guère d’oxygène en termes d’opinion: ce fut le cas de Jean-Marc Ayrault pendant la première phase du quinquennat de François Hollande.
Les Français valorisent d’autant plus les traits de caractère d’un Premier ministre lorsqu’ils semblent contrebalancer les défauts prêtés au président : un Manuel Valls qui tranche, sachant où il va et prônant une ligne claire, tire sa popularité lors de sa nomination du contraste qu’il semble apporter avec un président vu comme indécis, louvoyant, qui a tardé à réformer un pays englué dans le chômage et la crise, et dont le cap n’était alors pas clairement perçu. Un François Fillon qui eût pu passer pour terne et passif fut au contraire apprécié par contraste avec un « omniprésident » alors jugé trop interventionniste et impulsif. Il sortit de Matignon avec une cote de popularité exceptionnelle, notamment au sein de sa famille politique.
On mesure donc bien à quel point l’équilibre entre cohérence sur la ligne politique et complémentarité des caractères est difficile à trouver. Il est autant le fruit des individus que des circonstances.
Le choix que s’apprête à faire le président de la République est d’autant plus stratégique que l’histoire montre qu’un mandat mal parti peut difficilement se redresser. Le premier signal donné colle à la peau du président. Trop de tactique, trop de divergences et c’est la faillite. Trop de proximité de vues et c’est l’incapacité de réellement débattre des choix… la cohérence étouffe alors la créativité. Le président est vu comme décidant seul, il payera donc lui-même cash chacune de ses erreurs. Pour l’opinion, le chef de la majorité gouvernementale doit ainsi être en capacité de rassurer son camp car c’est lui qui est au front, devant le Parlement, chaque semaine. Il doit avoir la capacité d’apaiser les disputes à l’intérieur de la famille comme de ne pas braquer inutilement l’adversaire. Assez fort pour s’imposer, sauf à voir les parlementaires remonter leurs doléances directement à l’Élysée. Mais pas trop, pour ne pas constituer une menace, donner le sentiment d’avoir un agenda personnel, ou étouffer une équipe gouvernementale qui peine parfois à exister médiatiquement.
Choix stratégique, symbole politique majeur, donc. Au vu de l’histoire politique, existe-t-il une martingale ? En réalité, on peut douter qu’il existe un « bon choix » en la matière.
Mais les circonstances actuelles ne sont pas « normales ». Elles sont extraordinaires. La phase de « démolition » de la vie politique entamée au premier tour de cette élection présidentielle doit maintenant céder la place à une phase de « recomposition », dont les élections législatives seront un passage crucial. Dans cette perspective, et compte tenu de la composition de l’électorat qui a convergé vers Emmanuel Macron au premier tour – deux tiers d’électeurs venus de la gauche, et notamment du Parti socialiste, près de 15% de centristes, et autant d’électeurs venus de la droite – le choix du Premier ministre va revêtir une dimension supplémentaire par rapport à ce qu’il a été dans l’histoire politique récente.
Du point de vue de l’opinion, les risques sont nombreux et contradictoires. Que le Premier ministre soit trop « de droite », et les électeurs de gauche y verront un mauvais signal. Qu’il soit trop « de gauche », et les électeurs de droite pourraient être tentés d’aller chercher des garanties auprès des députés Les Républicains quant à la ligne politique du quinquennat qui s’ouvre. Qu’il soit perçu comme « issu du vieux système », et c’est un levier de vote majeur pour Emmanuel Macron qui pourrait être touché.
L’équation est sans doute plus compliquée qu’elle n’a jamais été pour ses prédécesseurs. Il appartiendra au président Macron, non seulement de trouver l’équilibre idoine pour lui, mais aussi de le faire partager par l’opinion.
À l’occasion de cette élection présidentielle « hors norme », la Fondation Jean-Jaurès s’associe au Huffington Post pour apporter son éclairage sur la campagne électorale : rapport de forces, thèmes et enjeux structurants, opinion des Français. La Fondation mobilise un certain nombre de chercheurs et de personnalités pour fournir des analyses jusqu’au scrutin, et après.