Le populisme peut-il devenir un fascisme ?

Absence de programme, culte du leader, négation totale de la réalité, éloge de la violence, diabolisation de l’adversaire, attaques contre la presse, refus de s’engager à céder le pouvoir en cas de défaite : à un peu plus d’un mois de l’élection présidentielle, Donald Trump et le Parti républicain font sauter une à une les normes qui régissent habituellement le jeu démocratique américain. Jusqu’où ? Federico Finchelstein, historien argentin et professeur à la New School for Social Research de New York, analyse pour la Fondation les enjeux de long terme du jeu dangereux que pratiquent les nouveaux populistes. 

Roman Bornstein : La Convention républicaine a donné lieu à un spectacle et à des discours qu’il aurait été difficile d’imaginer il y a encore seulement quelques années. En analysant leur contenu, que disent ces discours sur l’idéologie actuelle du parti au pouvoir de la plus puissante démocratie du monde ? 

Federico Finchelstein : La Convention républicaine symbolise les options électorales actuelles des Américains : il faudra choisir entre démocratie et antiracisme d’un côté, ou entre autoritarisme et racisme de l’autre. Les actes de célébration et d’élévation de la personne de Donald Trump observés à la Convention symbolisent la deuxième option. Ceux-ci nous posent une question qui paraissait impensable il y a encore quelques années : le populisme peut-il devenir un fascisme ? La démocratie américaine peut-elle s’auto-détruire et devenir une dictature ? 

En étant autant marquée par la propagande et autant centrée sur la loyauté à un leader mythique qui se prétend omniscient et qui se présente comme le propriétaire de l’État, la Convention républicaine était atypique à bien des égards. Les Républicains ont cherché à y présenter une version de la réalité qui relevait de la fantaisie. La Convention a été définie par leur utilisation de techniques fascistes de propagande visant à d’abord nier la réalité, puis à lui substituer un univers alternatif. Il s’agissait d’un grand acte de représentation de la réalité. Mais rien de ce qu’ils racontaient ne se reflétait dans la perception empirique et les faits. Il s’agissait de construire le monde idéal du Trumpisme : le monde n’est pas tel qu’il est, mais tel que Trump et ses adeptes voudraient qu’il soit. 

Dans ce cadre, de nombreux participants et intervenants ne portaient pas de masques, car la crise de la Covid-19 n’existe pas dans le pays prospère et sans maladies proposé par Trump. Si un Martien avait assisté à la Convention, il n’aurait pas pu imaginer une seule seconde qu’un virus constitue notre plus grand danger actuel. Outre la fantaisie selon laquelle l’état de l’économie constitue une aubaine à saisir et l’alerte donnée sur les dangers d’un socialisme fantasmé, les principaux thèmes mis en avant au cours de la Convention ont été la bonté et la sagesse dont Trump ferait preuve en privé, quand nous ne sommes malheureusement pas là pour en être témoins. 

L’idée centrale, c’était qu’il fallait être loyal envers le chef et se fier de façon aveugle à sa promesse prophétique que tout irait parfaitement bien. Pour résumer, cette Convention républicaine a rompu avec le moule politique américain traditionnel. Nous avons assisté à la place à un culte rituel du leader, plus typique des dictatures fascistes que des démocraties représentatives. 

Autre étrangeté : pour la première fois de son histoire, le Parti républicain se présente devant les électeurs sans aucun programme officiel. Dans quelle mesure est-il possible de qualifier l’idéologie d’un parti qui ne verbalise rien de ce qu’il compte faire du pouvoir ?

La Convention républicaine constitue la preuve la plus éclatante et le point culminant de la transformation d’un parti programmatique en un véhicule « caudillista ». Historiquement, le Parti républicain proposait un mélange de valeurs conservatrices, de néolibéralisme et de libre-échange. Aujourd’hui, il est un simple récipient passif du racisme, de la xénophobie, du protectionnisme et des mesures ploutocratiques de Trump. Cette Convention s’est inscrite dans le mensonge, l’illégalité et le népotisme. Pour la première fois de l’histoire de toutes les Conventions, les membres de la famille du candidat ont prononcé plus de la moitié des discours. 

Le programme de gouvernement a été remplacé par l’idée que Trump personnifie ce que le peuple veut.

Mais comme votre question le suggère, le fait le plus notable demeure l’absence de programme. Le programme de gouvernement a été remplacé par l’idée que Trump personnifie ce que le peuple veut, quand bien même les électeurs ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils veulent exactement. En ce sens, l’absence de propositions concrètes a été remplacée dans les discours par la réitération ad nauseam de l’idée que Trump lui-même était la proposition centrale. La personne de Trump devient le message. 

Le président est le peuple. Il est le pays. Sa volonté à lui est donc celle de tous. Cette idée trinitaire du « un homme, un peuple, une nation » a des racines fascistes, mais elle a plus tard été reprise par les leaders populistes dans une optique démocratique. En d’autres termes, ces leaders de l’après-guerre comme Juan Perón en Argentine, ou Getulio Vargas après 1945 au Brésil, ont détaché cette trinité de la dictature pour lui donner un cadre électoral personnaliste qui était à la fois autoritaire et démocratique. 

Dans ce modèle, le leader minimise la dimension démocratique mais ne la détruit pas. C’est ce cadre légal et constitutionnel qui est abandonné par Trump et ses sbires à l’étranger comme Viktor Orbán en Hongrie, Narendra Modi en Inde, Rodrigo Duterte aux Philippines et Jair Bolsonaro au Brésil. Leur version du populisme se rapproche de plus en plus du fascisme. 

En observant certains orateurs hurler des cris de ralliement nationalistes devant une mer de drapeaux, on peut facilement être séduit par l’idée d’un parallèle avec l’Europe des années 1930. Vous étudiez l’histoire du fascisme. Aussi tentant qu’ils puissent paraître, ces parallèles sont-ils justifiés ? Quelles sont leurs limites ?

Le trumpisme n’a pas précédé Trump, mais l’Amérique a une longue histoire de populisme raciste. Le précédent le plus proche de nous est celui de George Wallace, un candidat raciste à la présidentielle qui s’opposait aux droits civils et à la déségrégation. Le pays a également connu des antécédents proto-fascistes, avec des mouvements comme ceux du KKK, ou encore les groupes pro-Nazis dans les années 1930. Ce sont autant de traditions que, dans la pratique, le trumpisme récupère.

Dans son dernier discours, Trump a menti 20 fois en un peu plus d’une heure. Et bien que le virus n’ait représenté qu’une partie minime de son soliloque, il a eu le temps de mentir sur le nombre de morts, sur l’étendue de la maladie et sur la possibilité rapide d’un vaccin. Il en a été de même pour les discours qui l’avaient précédé. Le pays connaît une crise économique, politique et sociale mais, dans la version trumpienne, c’est le contraire qui se produit. Cela revient à couvrir le soleil avec nos mains, puis à nier son existence même. 

Croire en cette version alternative ne signifie pas seulement fermer les yeux et nier ce que l’on voit. Cela implique d’apprendre à regarder et à voir ce qui n’existe pas.

Croire en cette version alternative ne signifie pas seulement fermer les yeux et nier ce que l’on voit. Cela implique d’apprendre à regarder et à voir ce qui n’existe pas. Dans ce cadre, des observateurs attentifs comme le sociologue Mabel Berezin, de l’Université Cornell, ont présenté la Convention comme « le triomphe de la volonté de Trump 2.0 ». Les parallèles avec les rassemblements et les documentaires nazis ne sont pas exagérés. D’une part parce que l’acte en lui-même était illégal, puisque le lieu choisi pour clore la Convention, la Maison Blanche, n’avait jamais été utilisé pour des actes politiques. Mais, surtout, parce que les discours et la propagande racistes mal déguisés ont été accompagnés de façon concrète par une répression policière brutale et par des actes terroristes de la part des supporters paramilitaires de Trump, à l’image de cet adolescent armé d’un fusil d’assaut qui a décidé de tuer de sang froid deux manifestants à Kenosha, dans le Wisconsin. 

La Convention républicaine marque un tournant dans l’histoire du Parti républicain, qui est simplement devenu le Parti de Trump. Comme l’ont analysé les politologues Steve Levitsky et Daniel Ziblatt dans leur livre La mort des démocraties (Calmann-Lévy, janvier 2019), dès lors que les partis politiques abandonnent leur engagement civil et leur responsabilité juridique pour se transformer en simples véhicules de la volonté de leur leader, la démocratie souffre énormément. 

C’est ce qui se passe actuellement aux États-Unis, même si Trump n’est pas encore un fasciste. Au temps des fascismes français, argentin, brésilien, allemand ou italien, mais aussi dans bien d’autres pays, de véritables gouvernements dictatoriaux avaient été mis en place et la démocratie a été complètement détruite. 

Sans le fascisme, il n’y aurait pas eu de Seconde Guerre mondiale, ni la spectaculaire expansion du bloc soviétique ou celle du libéralisme à l’américaine qui a suivi.  Il n’y aurait pas eu non plus la guerre froide entre les deux « ismes » qui ont vaincu le fascisme, le communisme et le libéralisme. Et il n’y aurait pas eu non plus la création d’une nouvelle forme de régime : le populisme. 

D’abord en Amérique latine, puis au niveau mondial, le populisme a tenté de créer une forme politique démocratique en marge, ou au-dessus, du libéralisme et du socialisme. Le populisme présente une réponse qui se veut à la fois démocratique et autoritaire.

Les populistes ne détruisent pas la démocratie, mais ils l’atténuent et parfois la dégradent. Mais, dans le cas des nouveaux populistes d’extrême droite, ils partagent des objectifs politiques de nombreux fascistes et deviennent leurs compagnons de route. Donald Trump ou Jair Bolsonaro en reviennent à des méthodes et des thèmes typiques du fascisme. Et, comme les fascistes, ils font de la démagogie, du mensonge, de la foi aveugle dans le leader et de la glorification de la violence des thèmes centraux de leurs discours.

Dans le passé, les populistes comme Perón voulaient minimiser la démocratie, la diminuer sans toutefois la détruire comme les fascistes voulaient le faire. Mais c’est ce qu’ils ont finalement fait dans de nombreux pays du monde, où ils ont déclaré la guerre à tous ceux qui ne partageaient pas leur foi dans le racisme et la violence. Cette dimension dictatoriale fait toujours défaut aux populistes extrêmes comme Donald Trump, mais ce dernier incarne néanmoins le danger du fascisme, ou du moins du retour du populisme à ses racines fascistes.

Les quatre années écoulées ont été marquées par un assaut continu contre les institutions démocratiques de la part d’un président censé en être le garant. Comment jugez-vous la manière dont ces institutions (justice, Congrès, presse) ont géré la situation, et que peut-on attendre dans ce domaine d’un éventuel second mandat Trump ? 

En ce qui concerne la démocratie, les années de mandat de Trump ont été un désastre. Nos institutions sont relativement plus fortes que par le passé, et pourtant nous ne devrions pas présumer du fait qu’elles soient si solides que cela. Comme nous l’avons vu aux États-Unis, au Brésil, en Inde ou en Hongrie, les institutions peuvent facilement être circonscrites, ce qui permet à la corruption, au népotisme, à la militarisation de la politique, au racisme et à la xénophobie de devenir une dimension clé de la politique de l’État.

Comme nous l’avons vu aux États-Unis, au Brésil, en Inde ou en Hongrie, les institutions peuvent facilement être circonscrites.

Je pense qu’en cas de deuxième mandat de Trump, nous pouvons nous attendre à un tournant beaucoup plus autoritaire, voire, ce que je n’espère pas, à une nouvelle forme de fascisme ou de dictature. Mais, même s’il gagne, il ne sera pas facile pour lui, comme l’ont fait les fascistes, de détruire complètement la démocratie de l’intérieur. 

Ce dont nous avons besoin pour affronter le trumpisme et défendre la démocratie, c’est d’un mouvement antifasciste ou, pour le dire simplement, d’un front populaire solide, une coalition de la gauche, de la droite et du centre. Certains éléments indiquent que la campagne Biden est en train d’y parvenir, en unissant des personnes allant de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez aux anti-trumpers républicains du Projet Lincoln. Si Trump gagne, cette coalition devra rester en place. Car il serait alors encore plus important de défendre la liberté de la presse et notre droit à manifester.

Attaquer la presse est un aspect clé de la stratégie de Trump et des leaders dans son genre. La presse indépendante fournit des faits aux citoyens. En d’autres termes, elle nous fournit des informations qui vont à l’encontre, et remettent en question, les mensonges de Trump et sa technique de propagande inspirée du style fasciste. C’est pourquoi les hommes politiques autoritaires sont toujours contre la presse libre.

Mais nous sommes dans une position bien plus favorable que celle dans laquelle se trouvaient ceux qui ont été confrontés au fascisme il y a un siècle: notre connaissance de l’Histoire n’est pas la même, la technologie n’est pas la même, notre accès à l’information n’est pas le même, du moins si y accéder nous intéresse, et les nouveaux autoritarismes non plus.

La mémoire des crimes fascistes fait à présent partie de la culture politique démocratique, et nous sommes bien conscients de tout ce que l’Histoire nous apprend à cet égard. Qu’il s’agisse des périodes de démocratie ou de dictature, se souvenir de notre Histoire est une tâche essentielle pour défendre la démocratie contre les Trumps d’aujourd’hui et ceux de demain. 

La première chose à clarifier à propos des possibles convergences entre le passé et le présent est que l’époque d’Adolf Hitler, de Benito Mussolini et de l’Holocauste est très différente de la nôtre. Les droits de l’Homme, la décolonisation et la démocratie ont été internationalement consolidés après les défaites du fascisme, et c’est peut-être là le meilleur héritage de notre victoire sur lui. Bien sûr, les guerres, les répressions, les dictatures et même les génocides ont également persisté après la fin de la guerre en 1945, mais il ne fait aucun doute que si nous avons retenu quelque chose de la défaite d’Hitler, c’est que la démocratie peut être détruite lorsqu’elle n’est pas défendue.

Préserver l’Histoire du fascisme, c’est se rappeler à quel point ses actions étaient misérables et destructrices, et comprendre pourquoi et comment autant de gens ont été convaincus par des mensonges et de la propagande. Il en sera de même pour l’histoire du trumpisme. Mais nous devrons également nous souvenir que des dirigeants comme Hitler et Trump ne sont devenus possibles que parce que la démocratie n’était plus assez participative, parce que le système était injuste, élitiste, avec des dirigeants qui décidaient pour nous. 

En d’autres termes, contre le fascisme et le populisme d’extrême droite, nous avons besoin que la démocratie soit plus juste et plus représentative. Pour se défendre contre le fascisme et le populisme, la démocratie constitutionnelle doit s’amplifier, apporter son soutien au peuple et devenir moins inégalitaire. 

Plus on lit les déclarations de Trump sur la « fraude électorale » et les « élections truquées », plus on sent qu’il n’hésitera pas à contester les résultats s’il devait perdre. Après des années à tester leurs résistances, ce serait le défi ultime pour les institutions démocratiques. Que pourrait-il alors se passer ? 

Tout dépendra de la réaction des citoyens, de la presse et des autres branches du gouvernement. Cela dépend également des milieux conservateurs, des forces armées et des forces de l’ordre. Or l’Histoire nous dit que quand ces acteurs se sont rangés du côté des caprices du leader et non du côté de la loi et de la constitution, le fascisme a gagné.

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