Le pont de Mitrovica :  une illustration des tensions entre le Kosovo et la Serbie

Les tensions entre le Kosovo et la Serbie s’exacerbent, et la réouverture du pont de Mitrovica cristallise les désaccords. Pour Enis Sulstarova, sociologue et professeur au département de science politique à l’université de Tirana, cette crise illustre les tentatives de déstabilisation du régime autocratique de Belgrade face à la souveraineté du Kosovo que l’Union européenne ne soutient pas suffisamment.

Pont : une lance faite de terre
Jetée en l’air
Dans la direction de la lumière
Pour vaincre l’eau.
Chaque invention est faite pour défier un élément.

Elvis Hoxha (extrait d’un livre en cours)

Sur les significations du pont dans les Balkans

« Quel mal ce pont leur a-t-il donc fait ? Pourquoi l’ont-ils détruit ? Vraiment, dis-moi, mec, il lui est arrivé quoi à ce pont ? » Cette tirade bien connue des cinéphiles albanais est extraite du triptyque Quand un jour se leva, réalisé par Piro Milkani en 1971. Le film raconte que, lors de leur retraite pendant la Seconde Guerre mondiale, les envahisseurs allemands avaient incendié un village dans une zone isolée en Albanie et fait sauter son pont limitrophe. Revenus après la percée des Allemands, les villageois discutent d’abord de sa reconstruction, car c’est par ce pont que leur parviennent les céréales et autres moyens de subsistance. Un vieillard assis à l’écart à l’ombre d’un arbre suit de loin la conversation et prononce les paroles précitées, qu’il s’adresse plus à lui-même qu’aux autres. En tant que vieil homme, il a vu le village incendié plus d’une fois lors de précédentes guerres, mais il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’un envahisseur ferait sauter le pont. Celui-ci existe depuis des temps immémoriaux, au service aussi bien des habitants et des commerçants que des collecteurs d’impôts et des armées conquérantes. Les gens allaient et venaient, le village avait beau être brûlé et reconstruit, le pont restait toujours là. Mais le vieil homme aura vécu ainsi assez longtemps pour voir la destruction de ce pont. Le dernier ennemi était-il différent des précédents ? Dans ce village qui avait jusque-là survécu grâce au pont, ses habitants risquaient cette fois d’être isolés pendant les pluies d’automne. Sans le pont, les habitants ne pourraient pas redonner vie au village, où demeuraient principalement des vieillards, des femmes et des enfants, car les jeunes hommes étaient partis à la guerre. En tout temps et toute circonstance, là où les ponts sont coupés, des jeunes manquent à l’appel. 

Se sachant dépourvus de toute possibilité d’aide extérieure, les villageois et un groupe de partisans entreprirent de réparer ensemble le pont par leurs propres moyens. C’est le premier travail collectif des premiers jours de liberté et ils atteignirent leur objectif : le premier camion céréalier traverse le pont. Il est soigneusement conduit d’une main par le commissaire-partisan, car l’autre a été blessée lors de la dernière bataille contre les Allemands. Le sens de cette issue est clair : les communistes ont dirigé le peuple pendant cette guerre et c’est avec eux que s’organiserait la reconstruction du pays.

Au-delà de l’idéologie communiste caractérisant l’époque de réalisation de ce film, la reconstruction du pont menant à la liberté comporte une signification universelle : comme tous les ponts, celui du village permet à l’être humain de franchir des obstacles naturels, de sortir de l’isolement, de connecter la localité au monde, il est aussi une métaphore du passé traumatisant surmonté et de la construction d’une vie future. Cette dernière acception rejoint le dépassement des obstacles du passé et l’établissement des liens entre les États-nations pour bâtir un projet commun, ce qui se retrouve dans les images du pont sur les billets de banque de l’Union européenne (UE).

Le pont a également été utilisé comme symbole et métaphore pour les Balkans, une région qui relie historiquement l’Ouest à l’Est. Cela explique peut-être la présence de ponts dans la littérature balkanique, à l’instar des romans Le Pont sur la Drina d’Ivo Andrić ou Le Pont à trois arches d’Ismail Kadaré. Quant au pont le plus célèbre des Balkans, il se situe à Mostar, en Bosnie-Herzégovine. Le vieux pont était un chef-d’œuvre architectural bâti en 1565 à l’époque ottomane et dont la destruction en novembre 1993 symbolisa l’image de la haine ethnique dans l’ex-Yougoslavie. Sa reconstruction après la guerre correspond aux efforts plus larges de paix et de réconciliation. 

L’expression « construire, établir des ponts de coopération pour combler les différences, surmonter les différences, etc. » fait partie depuis près de trois décennies du jargon politique et de la société civile, dans les efforts visant à rétablir des relations paisibles, de la communication et de la coopération entre des parties qui pouvaient jusque-là se sentir isolées, réfractaires ou hostiles les unes envers les autres. En toute logique, il en ressort qu’un pont fermé aboutit à la signification suivante : un pont peut être détruit, mais s’il est fonctionnel, il doit rester ouvert.

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Le pont sur l’Ibri/Ibar1 Long de 272 kilomètres, la rivière Ibër/Ibri (en albanais, modes indéterminé et déterminé) ou Ibar (en serbe) prend sa source dans le nord-est du Montenegro (vers Rožaje), traverse le sud-ouest de la Serbie puis le nord du Kosovo avant de se déverser en Serbie centrale (vers Kraljevo) dans la Morava occidentale.  

Le pont sur l’Ibri/Ibar à Mitrovica est devenu un symbole de la division du Kosovo sur la base de critères ethniques. Fermé par le contingent otanien français de la Force pour le Kosovo (KFOR) en 1999 à la fin de la guerre, il est possible que cette fermeture servît le but stratégique de protéger la population serbe contre d’éventuelles représailles. Mais comme le rappellera la présidente du Kosovo Vjosa Osmani lors des commémorations des violences des 3 et 4 février 20002Lire cet article traduit en français du média du Kosovo Koha, « Osmani commémore le massacre et l’expulsion des Albanais de Mitrovica », Koha.net, 4 février 2024. en parlant de « bandes criminelles serbes » qui semèrent alors la terreur, ces événements violents (12 civils tués et 25 blessés, tous des Albanais) aboutirent au départ de 1564 familles, soit de 11 364 Albanais qui vivaient encore sur la rive nord de la rivière huit mois après la fin de la guerre. La fermeture du pont qui s’ensuivit se révéla donc à sens unique. Avec l’expulsion des Albanais du nord de Mitrovica, le résultat fut la création au nord du Kosovo d’une région abritant désormais une écrasante majorité ethnique serbe (environ 40 000 contre quelques milliers d’Albanais répartis essentiellement dans le quartier de la petite Bosnie jouxtant l’Ibri/Ibar et dans des villages3Chiffres communément acceptés en dépit du boycott des Serbes du nord lors du recensement de 2011, le premier après la guerre. Néanmoins, sur la base des projections de l’Agence des statistiques du Kosovo publiées en 2022, les quatre municipalités du nord regrouperaient exactement 38 946 habitants (chiffre qui sera affiné prochainement lors de la publication du recensement de cette année. Voir Estimation of population of Kosovo in 2021, Template for SOK publications in Albanian, p. 10.). À la fermeture du pont, et sous la revendication affichée de protection de la population serbe, succéda la prise de contrôle du nord par des organisations criminelles, à commencer par la plus connue alors, celle des Gardiens du pont qui posa des barricades pour empêcher la traversée du pont. Nous passions ainsi « du pont au mur »4Repris d’un chapitre de l’analyse de Benoît Goffin, « Mitrovica, un pont qui sépare », Regards sur l’Est, 14 avril 2020.. La division administrative mise en œuvre en 2013 cinq ans après la loi qui créa les deux municipalités de Mitrovica entérina l’existence administrative des deux parties de la ville, séparées par le fleuve entre le nord et le sud.

Ainsi, c’est depuis le pont de l’Ibri/Ibar que trouve son origine le concept de « nord ». C’est en partant de ce pont devenu mur que les habitants ont lentement appris à parler du nord de Mitrovica, et plus largement du nord du Kosovo5En englobant les municipalités de Zvečan, Zubin Potok et Leposavić., cette partie de l’État du Kosovo contrôlée jusqu’à peu par les agents de Belgrade. De fait, c’est grâce à la situation engendrée par ces derniers au nord qu’est née la revendication de Belgrade de créer une communauté de municipalités serbes, une Zajednica (communauté)6En anglais, en français et aussi en albanais, le terme utilisé est « association », mais la langue serbe se réfère à la communauté (Zajednica), un terme non neutre qui renvoie à celle créée en 1992 avant de devenir la Republika Srpska sécessionniste de Bosnie-Herzégovine., soit cette organisation autonome que Belgrade entend toujours établir pour les Serbes du Kosovo par le biais du « dialogue » placé sous médiation de l’UE. Cette revendication trouve donc son origine également sur ce pont infranchissable au-dessus de l’Ibri/Ibar. En 2014, la partie serbe tenta même d’effacer l’existence du pont en remplaçant les barricades par des pots de fleurs et en l’affublant du doux nom de « Parc de la paix », ce qui suscita de nouvelles tensions7« À Mitrovica, un pont fermé sème la zizanie », France 24, 23 juin 2014.

La réouverture du pont, c’est-à-dire son retour à la fonction pour laquelle il a été bâti, a intégré les thématiques du dialogue Prishtina-Belgrade dont l’UE assume la médiation. En 2016, les parties avaient convenu de ré-autoriser la circulation des véhicules sur le pont à échéance de janvier 2017. Mais cette décision ne fut pas mise en œuvre par le gouvernement de l’époque, à la fois fragilisé par les difficultés inhérentes à son manque de cohésion et d’autorité8La coalition gouvernementale réunissait alors surtout les deux principaux partis antagonistes de l’après-guerre, la Ligue démocratique du Kosovo et le Parti démocratique du Kosovo. Cette coalition hétéroclite, dont le second orchestrera la motion de censure qui la fera chuter en mai 2017 sous le prétexte d’avoir échoué à conclure un accord avec le Monténégro sur la délimitation de la frontière commune, n’était pas en mesure de prendre une décision sur le pont de Mitrovica alors même que sa survie dépendait aussi des dix sièges réservés aux élus serbes et occupés intégralement par la Liste serbe, parti dépendant directement du pouvoir à Belgrade. et invité à la prudence par les acteurs internationaux. L’arrivée au pouvoir du gouvernement d’Albin Kurti en mars 2021 appuyée par la majorité stable de son Mouvement Autodétermination marque le début de la mise en œuvre des actions de rétablissement de l’État de droit contre le crime organisé qui régnait dans ce Kosovo septentrional et d’établissement de la souveraineté des institutions étatiques du Kosovo contre les structures parallèles illégales du gouvernement serbe. 

Les discussions, qui ont repris cet été pour la réouverture du pont, le gouvernement du Kosovo ayant présenté un plan en plusieurs phases en ce sens, ont ravivé les tensions avec la Serbie accusant Prishtina de provoquer un conflit et, avec les chancelleries occidentales, ouvrant une nouvelle crise diplomatique9Kurti Presents Plan to Open Mitrovica Bridge to Quint and EU Representatives, KoSSev, 2 août 2024.. Toute la pression s’est exercée sur le gouvernement Kurti, sans la moindre considération du droit du Kosovo à exercer sa souveraineté étatique sur l’intégralité de son territoire. Sans considération non plus pour les années de dépassement du délai agréé pour l’ouverture complète du pont et que la Serbie avait alors accepté, la diplomatie occidentale a donné l’image d’agir ouvertement contre le principe universel de la libre circulation des personnes, de surcroît au sein de l’État de ces dernières. Le message délivré résonnait publiquement comme si cette diplomatie clamait en chœur à Prishtina que le pont serait ouvert quand la Serbie le voudrait ! Le représentant spécial de l’UE pour le dialogue a même tenté d’inscrire l’ouverture du pont aux véhicules à l’ordre du jour des prochains pourparlers Prishtina-Belgrade, mais l’opposition de la partie kosovare a convaincu de l’inutilité de replacer cette question dans le cadre du dialogue. Pour adoucir leur attitude paradoxale et contraire au symbolisme universel du pont comme objet de paix et de dépassement des divergences, les diplomates occidentaux ont fini par admettre que le pont finirait par être ouvert aux véhicules tandis que le gouvernement du Kosovo reconnaissait que ce serait en coordination avec eux.

En définitive, le pont sur l’Ibri/Ibar tourne comme cette fameuse roue de charrette que des metteurs en scène plaçaient au temps du communisme à un endroit bien en vue sur la scène, même si cela n’avait rien à voir avec le thème ou la scénographie du drame. Cette roue était là pour détourner l’attention des censeurs d’autres aspects de la pièce qui pouvaient être censurés. En l’occurrence, la Serbie et la diplomatie occidentale, y compris l’Otan, s’occupent de la sécurité et de l’ouverture ou fermeture du pont aux véhicules, tandis que dans les faits, la souveraineté du Kosovo est désormais étendue sur tout le territoire, soit au-delà de la rivière. Car, désormais, les municipalités du nord où domine en nombre la minorité serbe du Kosovo sont déjà intégrées à l’ordre institutionnel de Prishtina, et non plus à celui de Belgrade.

Les bureaux municipaux parallèles, les bureaux de poste et les banques de Serbie, qui fonctionnaient encore il y a peu, n’existent plus. Le dinar de la Serbie n’est plus utilisé parallèlement à la monnaie officielle du Kosovo, l’euro. Le système de paiement de l’électricité a également été étendu dans ce nord où les habitants ne payaient pas leur consommation depuis deux décennies (en grevant ainsi chaque année le budget du Kosovo et des autres consommateurs à hauteur d’environ 19 millions d’euros10Coût estimé entre 2010 et 2022 à 237 millions d’euros : « Les factures mystérieuses : qui paie l’électricité dans le nord ? », Faturat e mistershme: Kush po e paguan rrymën në veri?, Radio Free Europe, 9 février 2024.). Mais surtout, depuis l’attaque avortée d’un commando armé en provenance de Serbie le 24 septembre 202311Jean-Baptiste Chastand, « Au Kosovo, quatre morts dans l’attaque d’un commando serbe », Le Monde, 25 septembre 2023., ces bandes criminelles qui exerçaient une pression menaçante sur la population serbe ont été neutralisées12Le commanditaire de l’attaque, l’affairiste et ancien vice-président de la Liste serbe Milan Radoičić reste libre de ses mouvements en Serbie, qui refuse de l’extrader pour le soumettre à la justice du Kosovo, malgré les pressions internationales pour qu’il soit jugé au moins en Serbie. Pour en savoir plus : Kosovo and Serbia Trade Blows Over Deadly Banjska Attack Probe, Balkan Insight, 15 août 2024 ; « Milan Radoičić : terroriste au Kosovo, oligarque en Serbie », Le Courrier des Balkans, 12 octobre 2024.. Les Albanais expulsés des quartiers nord de Mitrovica depuis un quart de siècle envisagent ou ont commencé à rentrer chez eux, grâce notamment à un programme gouvernemental de subventions de reconstruction de leurs maisons détruites pendant et après la guerre. Des entrepreneurs albanais (r)ouvrent même leurs commerces et entreprises13« Les entreprises albanaises du nord du Kosovo sont-elles prêtes à accueillir des produits en provenance de Serbie ? », Kontact Plus, 9 novembre 2024.. Il n’y a donc de persécution contre les Serbes que dans le narratif que Belgrade tente d’imposer dans les capitales jusqu’à l’ONU et l’UE. Ainsi, et nonobstant les conditions sociales et économiques auxquelles est soumis chaque individu au Kosovo, la vie se déroule normalement pour les Serbes. Cela n’enlève rien à leurs inquiétudes légitimes pour l’avenir. Les défis d’intégration existent, à commencer par le fossé de la langue qui s’est élargi, une génération passée après la guerre. De surcroît, il faudra encore un certain temps à la population serbe, en particulier au nord où les illusions ont été entretenues par Belgrade, pour qu’elle accepte la réalité que leur existence se déroule désormais dans la République du Kosovo.

Pendant ce temps, alors que l’attention internationale se porte sur le sort de la minorité serbe du Kosovo, celle des Albanais du sud de la Serbie, ou vallée de Presheva/Preševo, suscite bien peu d’intérêt malgré les alertes sur une action administrative serbe systématique visant à effacer la présence albanaise14Rapport 2023 de l’Initiative de la jeunesse pour les droits humains, « Passivization of Addresses of Albanians in the Preševo valley as Discriminatory Practice », mars 2023 ; Flora Ferati-Sachsenmaier, « Serbia’s Passivization Policy Towards the Albanian Minority: How Southern Serbia is Being Turned Ethnically Serbian », Max Planck Institut, 2023 ; Résolution du Parlement européen du 10 mai 2023 sur la Serbie, point 60 ; Motion de résolution du Parlement européen du 7 février 2024, point 10.. Il ressort de cette dichotomie dans le regard porté sur le traitement des minorités des deux voisins balkaniques que les chancelleries occidentales se concentrent sur la normalisation des relations entre la Serbie et le Kosovo, tout en estimant que la réciprocité n’est pas un principe facilitateur pour aboutir à une résolution de la dispute. Tandis que le gouvernement du Kosovo œuvre à la normalisation interne des relations de la majorité albanaise avec sa minorité serbe, il estime contribuer de la sorte à la normalisation des relations entre les deux États. 

Franchir le pont : l’issue de la normalisation

Ainsi, bloquer le passage des véhicules sur le pont principal qui relie les deux parties de Mitrovica est un anachronisme auquel la Serbie s’accroche. Alors que les diplomates occidentaux n’ont pas pu empêcher les mesures entreprises par le gouvernement du Kosovo, car légales, pour établir sa souveraineté dans le nord, ils ont pu les qualifier d’« unilatérales et non cordonnées »15Hysamedin Feraj et Elvis Hoxha, Ce que nous enseigne le conflit au Kosovo avec la Serbie sur notre souveraineté, Fondation Jean-Jaurès, 5 septembre 2024.. Ce maintien du blocage complet du pont à la circulation routière est moins important que la démonstration faite à Belgrade par les chancelleries occidentales d’une forme de fermeté à l’égard de Prishtina, dans l’espoir vain d’obtenir une avancée significative dans la normalisation des relations entre les deux États. 

En agissant ainsi, la diplomatie revêt le pont sur l’Ibri/Ibar d’une signification hybride, qui ramène d’ailleurs à une expression en albanais dans laquelle le pont prend un sens d’aliénation : on dit de quelqu’un qu’il « devient un pont vers quelqu’un d’autre » dans le sens de la soumission, de la servilité16Expression originale : I bëhesh urë dikujt (Se faire pont envers quelqu’un).. Il en va ainsi des puissances occidentales qui, en refusant d’ouvrir le pont aux véhicules, deviennent un pont à sens unique vers la Serbie. Cela s’inscrit dans le prolongement de la complaisance affichée à l’égard du régime autocratique d’Aleksandar Vučić, tolérance ravivée cette année par l’Allemagne vis-à-vis de l’exploitation des mines de lithium ou par la France avec le contrat de vente de Rafale17Hysamedin Feraj et Elvis Hoxha, Ce que nous enseigne le conflit au Kosovo avec la Serbie sur notre souveraineté, Fondation Jean-Jaurès, 5 septembre 2024., et cela au nom de la conviction que la Serbie détient la clé de la paix dans les Balkans occidentaux, en dépit des leçons de l’histoire. Dans ce même esprit, le soutien affiché de la Serbie envers la Russie ou ses obstructions à la mise en œuvre des accords depuis une décennie dans le cadre du dialogue demeurent sans la moindre conséquence au Conseil européen, alors que le Kosovo reste soumis à des « mesures punitives » depuis juin 2023 suite à ses actions unilatérales mentionnées plus haut18Sur les relations entre la Russie et la Serbie, lire Russia’s influence in the Balkans, Council on Foreign Relations, 21 novembre 2023 ; sur l’impasse du dialogue, Reassessing the Kosovo-Serbia Normalization Dialogue, Is it Time fora Reset?, Kosovo Center for Security Studies, août 2024.. La nature même de la médiation européenne ne permet pas de dire à ce jour si la Serbie accepte ou pas l’accord fondamental de Bruxelles conclu le 27 février 2023 et son plan de mise en œuvre présenté en Macédoine du Nord à Ohrid le 18 mars 2023. Alors que le Premier ministre du Kosovo comptait apposer son paraphe, le président serbe a refusé, la Serbie poursuivant sa campagne d’opposition aux reconnaissances internationales du Kosovo et à l’adhésion de ce dernier dans les organisations internationales malgré les principes fixés dans ces accords19Analyse de l’expert juridique Marc Weller, « Ce qui n’a pas fonctionné dans le dialogue de Bruxelles », Koha.net, 16 juin 2023.

En définitive, cette approche européenne et étatsunienne à l’égard de Belgrade ne fait que renforcer l’ultranationalisme serbe dans les Balkans, à l’opposé d’un Kosovo qui a choisi d’être un État démocratique orienté avec détermination vers la communauté euro-atlantique avec laquelle ce pays partage les mêmes valeurs. En conséquence, et malgré toutes les entraves sur sa voie de l’intégration, le Kosovo ne peut pas accepter de devenir un État dysfonctionnel comme la Serbie souhaiterait qu’il devienne à l’instar de ladite « association/communauté » citée plus haut, qui trouve des relais pour assurer ses pressions dans les capitales occidentales. Le Kosovo aspire à démontrer sa légitimité à agir souverainement et aux côtés de ses alliés pour garantir la paix et la prospérité dans la région. Néanmoins, conscient qu’il peut devenir un miroir dans lequel l’Union européenne peut voir sa propre crise de valeurs démocratiques dans un monde qui ne cesse de les remettre en cause, il refuse de devenir victime de cette crise.

Normalisation oblige, le pont sur l’Ibri/Ibar sera ouvert.

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