Jacques Gerstlé, professeur émérite de sciences politiques à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, revient sur le rituel du débat télévisé de l’entre-deux-tours entre les candidats à l’élection présidentielle, point d’orgue de la campagne depuis quarante-huit ans, pour déterminer si son rôle est véritablement décisif.
S’il est un débat électoral télévisé qui est attendu, c’est bien celui qui va opposer Emmanuel Macron et Marine Le Pen le 20 avril prochain parce qu’il est considéré comme le point d’orgue de la campagne présidentielle depuis maintenant quarante-huit ans et huit campagnes antérieures, comme un épisode devenu une quasi-institution au sens sociologique du terme, voire un rituel. Attendu aussi parce qu’il constitue l’épisode conclusif et peut-être décisif d’une campagne totalement inédite. Attendu, enfin, parce qu’il constitue l’ultime occasion pour la candidate du Rassemblement national de confirmer la restauration d’un profil très abîmé lors du même exercice en 2017 et de prendre ainsi sa revanche.
Qu’est-ce qu’un débat électoral télévisé ?
Débattre, c’est se battre avec des mots, des arguments. C’est donc s’engager dans un affrontement symbolique pour emporter la conviction de l’électorat le plus large possible. En ce sens, c’est une forme de lutte que le philosophe polonais Tadeusz Kotarbinski nommait « éristique ». Le débat est une lutte verbale, c’est-à-dire « un ensemble d’activités de différents sujets (dans un cas particulier, de deux sujets) tendant à des buts incompatibles, qui en ont conscience et qui s’efforcent de se gêner mutuellement dans leurs efforts1Tadeusz Kotarbinski, « L’éristique. Cas particulier de la théorie de la lutte », in Logique et analyse, La théorie de l’argumentation, 1963. ». Mais c’est une lutte qui suppose le partage minimal d’un code commun, le langage qui permet de s’exprimer. C’est en vertu du principe de coopération décrit par les théoriciens du langage, comme Paul Grice, selon lequel quand on s’engage dans une conversation, on postule le partage d’un certain nombre d’éléments comme le code, l’intérêt ou le plaisir de l’interlocution, le respect d’un minimum de règles de communication relatives à la quantité, la qualité, la pertinence de l’information et à ses modalités d’expression. Ces règles concernent aussi le déroulement de l’interaction comme l’alternance dans les tours de parole et l’attention aux propos de l’interlocuteur.
En d’autres termes, il s’agit d’un combat qui implique une coopération symbolique minimale. Débattre de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité suppose qu’on partage un minimum d’accords sur le sens individuel de ces symboles en plus de la signification historique et symbolique de la trilogie. Sans code commun, pas d’échange possible. Le débat électoral est l’essence même du politique pris entre coopération et conflit ; entre accord et désaccord.
Mais ce débat est aussi un débat électoral et ceci rajoute des éléments à prendre en considération. Il convient, en effet, de se demander ce qu’est un débat électoral. C’est d’abord une séquence dans une campagne électorale, celle-ci étant définie comme l’interaction entre des interprétations stratégiquement orientées de la situation politique. L’interaction est constituée par les échanges verbaux et non verbaux utilisant des ressources symboliques (vocabulaire, arguments, récits, symboles de condensation, formes d’adresse, normes pragmatiques…). Il s’agit d’installer en position dominante l’interprétation préférentielle d’un candidat sur les autres, c’est-à-dire de donner un sens qu’on souhaite voir s’imposer dans la compétition symbolique. C’est cette compétition qui oriente stratégiquement les interprétations pour maximiser les soutiens électoraux. Débattre dans une campagne électorale, c’est se battre avec des mots et des arguments à propos du sens que l’on souhaite donner à la consultation quant à ses enjeux prioritaires et à ses problématiques collectives. Il s’agit alors d’élaborer l’agenda électoral, de cadrer les propositions et si possible de produire des effets de cadrage et d’amorçage du jugement2À propos de la campagne électorale et les notions d’agenda, de cadrage et d’amorçage voir Jacques Gerstlé et Christophe Piar, La Communication politique, Paris, Colin, 2020 (4e édition).. En d’autres termes, le débat est une séquence qui concourt au processus d’emprise sur les perceptions publiques, ce en quoi consiste une campagne électorale.
Enfin, il s’agit d’un débat électoral télévisé qui consiste en une émission de télévision marquée par un face-à-face entre candidats (deux au moins) qui sont co-présents physiquement et qui échangent des discours de façon contradictoire sous la conduite de journalistes modérateurs. C’est donc une communication interactive emboîtée dans une communication unidirectionnelle de diffusion vers une audience massive et indéterminée que les candidats peuvent segmenter en cibles électorales privilégiées. Les échanges discursifs sont destinés à ce public massif ou pour être plus précis à des segments particuliers de ce public compte tenu des cibles électorales privilégiées par les candidats qui peuvent se recouper ou pas. La difficulté pour les candidats réside dans l’impératif de satisfaire les exigences propres aux différents participants du système de communication emboîtée : répondre aux questions des journalistes tout en dialoguant (plus ou moins) avec l’interlocuteur et en adressant des messages ciblés aux électeurs dont ils recherchent le vote sans oublier de rassembler les électeurs critiques, c’est-à-dire ceux qui vont faire la différence entre le succès et l’échec de la candidature. Les deux premières exigences sont de nature plus communicationnelle alors que la dernière a une fonction nettement agonistique. Dans ce contexte, le débat des primaires et de premier tour permet principalement aux candidats de confirmer leur positionnement partisan alors que le débat d’entre-deux-tours est caractérisé par l’exercice d’une fonction d’agrégation du discours électoral qui permet aux candidats d’agréger au noyau de leurs électeurs acquis les segments critiques de l’électorat, c’est-à-dire ceux qui font la différence.
Le point d’orgue de la campagne électorale présidentielle
En France, depuis sa première diffusion en mai 1974 qui opposa Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand, le débat télévisé en vue du deuxième tour de l’élection présidentielle a connu six éditions, en 1981, 1988, 1995, 2007, 2012, 2017. Il a fallu la sélection surprise de Jean-Marie Le Pen en 2002 pour que Jacques Chirac refuse de débattre avec le candidat du Front national et représentant de la « banalisation de l’intolérance et de la haine ». On observera que même à cette occasion le débat resta un point d’intérêt majeur dans la campagne à travers sa couverture médiatique. Le débat électoral télévisé a constamment fait l’objet d’une promotion médiatique dramatisante comme s’il était avéré qu’il constitue le rendez-vous décisif de la campagne elle-même. Après la fameuse inauguration américaine de 1960 (Kennedy-Nixon), le débat électoral télévisé a été adopté dans de nombreux pays : Pays-Bas (1963), Canada (1968), Allemagne (1972), France (1974), Israël (1977), Australie (1984), Nouvelle-Zélande (1984), Afrique du Sud (1994), Ukraine (1994), Autriche (1994), Pologne (1995), Grèce (1996), Corée du Sud (1997), Suède (1998), Taïwan (2004), Royaume-Uni (2010), Kenya (2013). En France, comme ailleurs, il suscite une couverture médiatique supérieure à toutes celles recueillies par n’importe quel autre événement de la campagne électorale. Les médias se complaisent ainsi dans la reprise d’extraits sonores identiques supposés illustrer chacun des différents débats successifs. Ainsi, Valéry Giscard d’Estaing déclare à François Mitterrand qu’il n’a pas le « monopole du cœur » en 1974. Ainsi, en 1980, François Mitterrand déclare à Valéry Giscard d’Estaing qu’il est devenu « l’homme du passif ». Ainsi, en 1988, le président sortant affirme à son Premier ministre qui refuse la hiérarchie institutionnelle de l’exécutif : « Vous avez tout à fait raison, Monsieur le Premier ministre. » Ainsi, de l’anaphore de François Hollande adressée à Nicolas Sarkozy en 2012 : « Moi, président de la République ». De même les médias consacrent-ils des espaces de diffusion non négligeables aux difficultés de mise en place des conditions de l’émission à travers les négociations entre les conseillers en communication qui représentent les candidats s’agissant du choix des animateurs, des thématiques, des règles de réalisation concernant l’éclairage, les plans de coupe, la disposition des participants autour d’une table dont la taille est discutée, etc. Est-ce la raison pour laquelle le débat électoral télévisé suscite un engouement public indéniable qui se traduit par des audiences exceptionnelles ? Il faut signaler qu’une partie du public peut être sensible à ce que les Anglo-Saxons appellent le « contest excitement » ainsi créé par le battage médiatique, car même les indifférents à la politique peuvent se satisfaire du spectacle de l’affrontement personnalisé. Il y a là certainement une partie de l’explication dans la mesure où il y a toujours une corrélation entre communication et mobilisation. Mais pour ne pas céder au pessimisme le plus total concernant l’obligation politique du citoyen démocratique, il faut bien reconnaître l’effectivité d’un sentiment de responsabilité face à l’enjeu politique considérable compte tenu des institutions de la Ve République. Ce d’autant que le débat électoral télévisé représente l’unique occasion pour les candidats, comme pour le citoyen exigeant, de surmonter l’obstacle de l’exposition sélective, cher au sociologue Paul Lazarsfeld, selon lequel l’électeur a tendance à ne s’exposer qu’à la communication de son champion et à éviter les messages de l’adversaire.
Le débat reste l’émission la plus appréciée au cours des campagnes électorales. Ainsi, lorsqu’on demande en 1981 à 1 100 personnes représentatives de la population française leur émission préférée, on obtient, en première position (62%) le débat au deuxième tour3Gérard Ayache, Nicole Casile, Nicole, Jean-Marie Cotteret, « L’élection télévisée », dans Jean-Marie Cotteret, Jacques Gerstlé, Gérard Ayache, Nicole Casile, Démocratie cathodique : l’élection présidentielle de 1981 et la télévision, Dunod, coll. « Les Cahiers de la communication », vol. 1, n° 4/5, 1981, pp. 475-492.. Le 23 avril 2017, l’Ifop a interrogé 3 688 électeurs inscrits pour connaître leur moyen d’information le plus utile pour faire son choix4L’enquête de l’Ifop porte sur le profil des électeurs et les clefs du premier tour de l’élection présidentielle.. Le classement décroissant fait apparaître l’ordre suivant : les émissions politiques à la télévision, les débats télévisés entre candidats et les journaux télévisés.
Le débat télévisé avant le deuxième tour réunit des audiences exceptionnelles. Le premier débat télévisé de 1974 réunit 23 millions de téléspectateurs représentant 71% du public potentiel qui y assiste. En 1981, 23,4 millions de téléspectateurs qui représentent 60% des téléspectateurs regardent les mêmes protagonistes. En 1988, l’audience monte à 30 millions si l’on ajoute les diffusions directes (TF1 et A2) et différées (France 3, La Cinq et M6). En 1995, le débat a touché 17 millions de personnes en direct contre 15 millions sept ans plus tôt. En 2007, le débat Sarkozy/Royal dure 2h40 et réunit plus de 20 millions de téléspectateurs en direct. En 2012, le débat est suivi par 17,79 millions de téléspectateurs en moyenne sur TF1 et France 2, avec un pic d’audience de 19,45 millions de téléspectateurs à 21h25. Le débat du 3 mai 2017 entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron retransmis sur six chaînes n’a retenu que 16,4 millions de téléspectateurs.
Les effets du débat électoral télévisé
Plusieurs facteurs plaident en faveur de l’hypothèse selon laquelle les débats télévisés ont un impact sur le résultat de l’élection : taille des audiences qui s’exposent au débat, la longueur du débat (variable entre 90 et près de 360 minutes), la couverture médiatique intensive qui assure la promotion de l’émission, la proximité du second tour (quatre jours seulement en 2022) contrairement aux débats américains beaucoup plus éloignés du jour de l’élection. La proximité facilite la mémorisation du contenu du débat bien que l’argument de l’affaiblissement dans le temps des effets du débat soit à relativiser, car cela tient davantage au fait que la campagne continue en renouvelant les événements plutôt qu’au fait que les électeurs oublient ce qu’il s’est passé dans le débat.
Depuis le premier débat télévisé américain en 1960 et le débat suivant en 1976, de nombreuses études ont porté sur la question de leurs effets sur les huit élections consécutives. Une méta-analyse5William L. Benoit, L. William, Glenn J. Hansen et Rebecca M. Verser, « A meta-analysis of the effects of viewing U.S. presidential debates », Communication Monographs, vol. 70, n°4, 2003, pp. 335-350. de 87 études empiriques permet d’énoncer un certain nombre d’hypothèses : gains d’information sur les positions des candidats sur les différents enjeux ; augmentation de la saillance des enjeux (c’est-à-dire du nombre d’enjeux utilisés pour évaluer les candidats) ; impact sur les préférences à l’égard des positions d’un candidat ; effet d’agenda (influence sur les perceptions de l’importance relative des enjeux ; impact sur les perceptions de l’image des candidats ; impact sur les perceptions de la compétence des candidats ; impact sur le choix électoral. S’agissant des débats de la campagne finale, seule l’hypothèse concernant les perceptions de compétence n’est pas retenue comme attestant un impact significatif du débat, ce qui apparaît vraisemblable au vu du faible effectif d’énoncés portant directement sur la compétence des candidats. Pourtant, il apparaît que les effets des débats dépendent, en grande partie, de la dynamique spécifique de chaque campagne (y compris les caractéristiques des candidats impliqués) et des caractéristiques des publics qui les regardent. L’impact des débats est conditionné par quatre facteurs non cumulatifs : lorsqu’au moins un des candidats est relativement inconnu ; lorsque de nombreux électeurs sont indécis ; lorsque les résultats semblent très serrés ; lorsque la loyauté partisane est faible. Aux États-Unis, en analysant la série des dix débats présidentiels qui ont eu lieu entre 1960 et 2008, il est considéré qu’au moins quatre ont eu un rôle décisif dans la détermination du résultat des élections : 1960, 1976, 1980, 2000. La mesure des effets des débats électoraux est d’une grande difficulté car les débats interagissent avec de nombreux autres événements et messages de campagne. Il faut examiner les effets relatifs du débat par rapport aux autres formes de communication politique pour établir des effets directs ou indirects si interviennent des intermédiaires médiatiques ou interpersonnels. Les effets indirects sur le choix électoral produits notamment à travers l’influence interpersonnelle ont été particulièrement mis en évidence par6André Blais et Martin Boyer, « Assessing the Impact of Televised Debates: The Case of the 1988 Canadian Election », British Journal of Political Science, vol. 26, n°2, 1996, pp. 143-164.. On sait aussi combien sont puissants les effets a posteriori des prises de position des autres professionnels de la politique via le « spin control » et les commentaires des journalistes en forme de verdict sur le vainqueur du débat. Cette difficulté explique peut-être les incertitudes de la recherche qui établit des résultats très contrastés avec une dominante en faveur de la thèse d’effets faibles. La conclusion de Richard Nadeau et de ses collègues est sans ambiguïté : « [Le débat] ne fait que confirmer aux yeux des électeurs des perceptions et des jugements préétablis sur les candidats ». Il s’agit d’« un spectacle dont l’interprétation est guidée par des préférences et des orientations déjà solidement ancrées7Richard Nadeau, Éric Bélanger, Michael S. Lewis-Beck, Bruno Cautrès et Martial Foucault, Le vote des Français de Mitterrand à Sarkozy : 1988-1995-2002-2007, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2012.. »
Globalement, on constate dans les études comparatives que les débats électoraux télévisés n’ont que des effets très hypothétiques sur les comportements électoraux8Caroline Le Pennec et Vincent Pons, Vote choice formation and minimal effects of tv debates : evidence from 62 elections in ten OECD countries, National Bureau of Economic Research, n° 26572, décembre 2019.. L’observation de 62 élections dans dix pays de l’OCDE conduit au constat que les débats télévisés n’ont pas d’impact sur les résultats de la consultation. Les changements dans le choix électoral individuel proviennent plutôt des changements de saillance des enjeux et dans les croyances à propos des candidats en compétition. Selon les études comparatives, le débat du 20 avril prochain n’aura pas d’effet de conversion puissant ; il confirmera plutôt les intentions préexistantes, comme c’est le cas le plus souvent avec les effets directs des débats télévisés dans tous les pays où la pratique du débat télévisé a été adoptée.
Toutefois, les débats de la campagne présidentielle de 2017 laissent voir des effets non négligeables sur la décision électorale. Notamment, les débats pour les primaires de la droite en 2016 semblent révéler des effets réels pour expliquer l’émergence de la candidature de François Fillon. Brice Teinturier l’observe avec précision : « L’évolution des intentions de vote reflète parfaitement le calendrier des débats : début octobre, François Fillon est encore à seulement 12% d’intentions de vote. Après les deux premiers débats et sa participation à “L’Émission politique”, il décolle et passe à 22% […]. Le 18 novembre, au lendemain du troisième et dernier débat d’avant premier tour, il est en tête avec 30%9Brice Teinturier, « L’inédite (et dernière ?) primaire de la droite et du centre », dans Pascal Perrineau (dir.), Le vote disruptif, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 35.. » Au bénéfice de Jean-Luc Mélenchon, il faut placer le débat à cinq candidats du 20 mars 201710Arnaud Mercier, « Des débats télévisés enfin décisifs sur le vote », dans Bruno Cautrès et Anne Muxel (dir.), Histoire d’une révolution électorale (2015-2018), Paris, Classiques Garnier, 2019, pp. 87-99. : « L’après débat marque le début d’un basculement irrémédiable au sein des panélistes se situant à gauche, de Benoît Hamon vers Jean-Luc Mélenchon. Le socialiste perd 14,7% de ses soutiens entre les vagues d’enquête 12 et 12 bis dans la seconde quinzaine de mars, pendant que Jean-Luc Mélenchon gagne 34% d’intentions de vote en plus. »
Il faut y ajouter l’effet produit par la piètre performance de Marine Le Pen lors du débat de l’entre-deux-tours de 2017. Elle est décrite par Arnaud Mercier comme la « grande profanatrice des règles du débat démocratique ». Sa performance marquée par une agressivité débridée a conduit à ce qui a pu être analysé comme une déroute publique car elle a violé le principe de coopération, cher au philosophe du langage Paul Grice et proche des universaux constitutifs de l’intercompréhension dans l’agir communicationnel chers à Jürgen Habermas : la prétention à l’intelligibilité, la prétention à la vérité, la prétention à la sincérité et la prétention au respect des normes de la situation de communication. Quelques connaissances théoriques auraient ici certainement évité à ses conseillers de suggérer à Marine Le Pen d’adopter une stratégie constante aussi clairement négative. Son coût s’est avéré exorbitant en affaiblissant la crédibilité sectorielle de son programme, la promesse d’une « France apaisée » qu’elle a voulu un moment incarner dans la campagne, et probablement endommagé sa présidentiabilité au sens de sa stature présidentielle. Elle a peut-être ruiné en deux heures six années du travail consacré à dédiaboliser le Rassemblement national.
Le débat de l’entre-deux-tours de 201711Le paragraphe qui suit s’inspire de celui publié dans le chapitre intitulé « Onze débats télévisés pour une élection présidentielle » dans l’ouvrage dirigé par Anaïs Théviot en 2019 Médias et élections. Les campagnes 2017 primaires, présidentielle et législatives françaises, Villeneuve-d’Ascq, Les Presses du Septentrion, 2019.
Ce débat fut, en effet, un sommet d’agressivité principalement dû à Marine Le Pen. Les conditions du débat final entre les deux candidats qualifiés pour le second tour ont fait l’objet d’âpres négociations entre les représentants des deux candidats, des deux chaînes impliquées, TF1 et France 2, ainsi que du CSA. TF1 et France 2 ont décidé de donner la possibilité à toutes les chaînes d’information et à toutes les radios de diffuser le débat en direct comme en 2012. Il est donc diffusé également par BFM TV, CNews et RTL. Globalement, ce fut un débat brutal entre concurrents qui se sont affrontés violemment sur un agenda incomplet, dans une interaction belliqueuse et avec des attaques frontales.
Un agenda incomplet
Les journalistes qui animent un débat jouent un rôle important, ne serait-ce que par le choix des questions thématisées qui orientent le débat vers des sujets particuliers et forment l’agenda du débat. Première source d’insatisfaction : l’agenda du débat fut très incomplet, même si on comprend qu’il est très difficile d’être exhaustif et contradictoire en deux heures seulement. Le traitement fut souvent superficiel sur le chômage, sur les retraites, les 35 heures, la fiscalité et le pouvoir d’achat, la protection sociale, la sécurité et le terrorisme, sur la famille, l’école, l’Europe, sur la politique étrangère, résumée aux relations avec Trump et Poutine, et les institutions (nombre de parlementaires et cumul des mandats). On ne peut que regretter l’ampleur des silences sur l’écologie, la santé, l’aide au développement, la crise des migrants, la défense, l’aménagement du territoire, le logement, les transports, la culture, les autres institutions, entre autres. Le déficit « sectoriel » affaiblit considérablement la portée pédagogique du débat et sa capacité à informer les citoyens. La responsabilité est ici partagée entre journalistes et candidats.
Une interaction belliqueuse
Convaincue qu’elle pouvait « pousser Emmanuel Macron dans ses retranchements », Le Pen « se rue dès les premières minutes sur son adversaire. Comme un boxeur qui veut achever un combat par un KO dès le premier round, elle attaque d’emblée »12 Raphäelle Bacqué et Olivier Faye, « Et Marine Le Pen sombra en direct », Le Magazine du Monde, n°304, 15 juillet 2017, p. 24.. Elle installe donc une interaction belliqueuse et s’est lancée dans une violente diatribe où elle s’en est prise d’abord au projet de son adversaire : « Monsieur Macron est le choix de la mondialisation sauvage, de l’ubérisation, de la précarité, de la guerre de tous contre tous, du saccage économique, notamment de nos grands groupes, du dépeçage de la France, du communautarisme. » Elle s’appuie sur la manipulation des normes conversationnelles, notamment la norme de la bienséance qui impose le respect de la parole de l’interlocuteur (on doit laisser terminer son propos sans le couper, on doit respecter le temps de parole égal au sien, etc.). En mettant en cause le comportement de communication de l’adversaire, on met en évidence qu’il ne respecte pas les normes de la communication ordinaire (« Vous m’empêchez de parler depuis 10 minutes», s’exclame Le Pen). En d’autres termes, il faut montrer qu’on est le patron de l’interaction dans le respect des règles sous peine d’être disqualifié par l’adversaire. Elle a ainsi contraint Macron a invoqué la « courtoisie » pour avoir la possibilité de continuer à exposer son propos. Par ses invectives, elle a forcé Macron à dénoncer « les bêtises » et les « mensonges » continuels de son adversaire, par exemple sur le niveau du chômage en 1990 ou sur la sortie de l’euro.
Des attaques frontales
Au lieu d’envoyer des messages ciblés à travers la présentation des propositions programmatiques ou dans la réfutation des propositions adverses, Le Pen a multiplié les attaques frontales et les intox (19 ont été dénombrées par « Les décodeurs» du journal Le Monde) tout au long du débat, quel que soit le sujet considéré13« Dix-neuf intox de Marine Le Pen dans son débat avec Emmanuel Macron », Le Monde, 3 mai 2017.. Cela induit des réponses cinglantes du type : « Une grande entreprise ne pourra pas payer en euros d’un côté et payer ses salariés de l’autre en francs. Ça n’a jamais existé, Madame Le Pen. C’est du grand n’importe quoi », « Vous dites beaucoup de bêtises », « Ne mentez pas encore une fois », « Vous menez une campagne de mensonges et de falsifications ». Marine Le Pen a cogné de façon aveugle en joignant dans le même sac la critique du programme et la personnalité de l’adversaire pour le réduire à un héritier de François Hollande, par ailleurs « soumis » aux intérêts privés, à Angela Merkel et à l’UOIF. Loin de représenter une « France apaisée », qu’elle a voulu un moment incarner dans la campagne, Le Pen a retrouvé les accents les plus virulents de son père.
On peut dans ces conditions s’interroger sur l’utilité du débat. Sur le fond, les questions traitées sont toutes légitimes, mais restent incomplètes, pour évaluer comparativement deux offres électorales. La transmission d’information, et donc les gains d’information chez les téléspectateurs, a donc été très limitée s’agissant des programmes. En revanche, s’agissant des personnalités, on a pu voir le caractère brutal de la candidate, ce qui n’a probablement pas renforcé sa crédibilité sectorielle (notamment économique et sur l’Europe) et sa présidentialité dans la mesure où la fonction présidentielle n’est traditionnellement pas associée à la violence, mais plutôt à la capacité de rassembler et de garantir le fonctionnement des institutions. Macron a bien contré cet aspect : « Vous vivez de la division. Le Front national s’en nourrit. Je refuse l’esprit de haine. »
Les commentaires délivrés à chaud par les observateurs et les professionnels de la politique sont quasi unanimes pour reconnaître une défaite, voire une déroute, sans précédent de la candidate du Rassemblement national. Pour Christophe Piar, ce débat « coûte à la candidate au moins 3 points au second tour. Selon le sondage roulant réalisé quotidiennement par l’Ifop, elle passe en effet de 40% juste avant le débat à 39% le 4 mai et 37% le 5 mai (la tendance se confirmant ensuite avec un score final de 33,90% dans les urnes) »14Christophe Piar, « Les campagnes dans l’information télévisée : une dynamique d’alignement des astres », dans Pascal Perrineau (dir.), Le vote disruptif, op. cit., 2017.. Mais les effets différés lors des élections législatives des 11 et 18 juin 2017 ont montré une démobilisation profonde de l’électorat frontiste et ont fortement pesé sur la crédibilité très endommagée du Rassemblement national visible lors des élections européennes et municipales consécutives.
Un débat électoral est un épisode emblématique du processus de la communication politique où se développent des effets d’agenda, de cadrage et d’amorçage. Il s’agit, en effet, d’installer dans le public des problèmes particuliers en focalisant l’attention. Il faut ensuite donner une définition particulière à ces problèmes susceptibles de synchroniser l’opinion. Ces problèmes reconnus comme particulièrement importants peuvent devenir des critères majeurs d’évaluation des candidats. L’aspect agonistique du débat consiste en la disqualification de l’adversaire par la mise en cause de sa politique ou de ses propositions et par une stratégie de communication – choix du vocabulaire, formes d’adresse (« vous avez tout à fait raison, Monsieur le Premier ministre »), punchline du type « monopole du cœur », prise de parole directe ou « abritée » derrière l’intervention des journalistes. Ainsi, François Mitterrand, se souvenant de la stratégie de harcèlement direct de son concurrent en 1974, préfère équilibrer ses réponses aux journalistes et ses échanges directs avec Valéry Giscard d’Estaing. Ce dernier a été gêné par cette structure d’interaction et François Mitterrand a imposé avec profit les nouvelles modalités dans le déroulement du débat (interventions plus actives des journalistes). Une technique toujours utilisée consiste à signaler à l’auditoire que le concurrent ne respecte pas les règles de bienséance du débat en ce sens qu’il empêche la prise de parole. Ce faisant, il transgresse les règles de la conversation ordinaire. Pour résumer, la qualification de l’image personnelle et la disqualification de l’image du concurrent sont les objectifs essentiels et le couple euphorie/dysphorie reste la clé majeure de compréhension du message. En effet, le débat n’est pas un dialogue heuristique qui, devant un auditoire universel, serait chargé d’établir des conclusions objectivement valables. Il s’agit d’un discours éristique où il faut dominer l’adversaire. La sociologie électorale nous a appris que les images positives attribuées aux candidats sont les variables les plus prédictives du vote en leur faveur. La difficulté de l’exercice consiste donc pour le candidat à maîtriser l’interaction en installant sa langue et son argumentation, à imposer son agenda d’enjeux stratégiques pour faire accepter sa définition de la situation électorale et ses propositions, au-delà des téléspectateurs par le maximum d’électeurs. Il doit faciliter le partage des cadrages, c’est-à-dire la sélection de certains aspects d’une réalité perçue, les rendre plus saillants pour promouvoir sa définition des problèmes collectifs, son interprétation causale, son évaluation morale et sa préconisation concernant le traitement du problème en question. Il s’agit donc de donner l’impression de contrôler la situation de communication particulière du débat sans transgresser les normes de la bienséance communicationnelle.
- 1Tadeusz Kotarbinski, « L’éristique. Cas particulier de la théorie de la lutte », in Logique et analyse, La théorie de l’argumentation, 1963.
- 2À propos de la campagne électorale et les notions d’agenda, de cadrage et d’amorçage voir Jacques Gerstlé et Christophe Piar, La Communication politique, Paris, Colin, 2020 (4e édition).
- 3Gérard Ayache, Nicole Casile, Nicole, Jean-Marie Cotteret, « L’élection télévisée », dans Jean-Marie Cotteret, Jacques Gerstlé, Gérard Ayache, Nicole Casile, Démocratie cathodique : l’élection présidentielle de 1981 et la télévision, Dunod, coll. « Les Cahiers de la communication », vol. 1, n° 4/5, 1981, pp. 475-492.
- 4L’enquête de l’Ifop porte sur le profil des électeurs et les clefs du premier tour de l’élection présidentielle.
- 5William L. Benoit, L. William, Glenn J. Hansen et Rebecca M. Verser, « A meta-analysis of the effects of viewing U.S. presidential debates », Communication Monographs, vol. 70, n°4, 2003, pp. 335-350.
- 6André Blais et Martin Boyer, « Assessing the Impact of Televised Debates: The Case of the 1988 Canadian Election », British Journal of Political Science, vol. 26, n°2, 1996, pp. 143-164.
- 7Richard Nadeau, Éric Bélanger, Michael S. Lewis-Beck, Bruno Cautrès et Martial Foucault, Le vote des Français de Mitterrand à Sarkozy : 1988-1995-2002-2007, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2012.
- 8Caroline Le Pennec et Vincent Pons, Vote choice formation and minimal effects of tv debates : evidence from 62 elections in ten OECD countries, National Bureau of Economic Research, n° 26572, décembre 2019.
- 9Brice Teinturier, « L’inédite (et dernière ?) primaire de la droite et du centre », dans Pascal Perrineau (dir.), Le vote disruptif, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 35.
- 10Arnaud Mercier, « Des débats télévisés enfin décisifs sur le vote », dans Bruno Cautrès et Anne Muxel (dir.), Histoire d’une révolution électorale (2015-2018), Paris, Classiques Garnier, 2019, pp. 87-99.
- 11Le paragraphe qui suit s’inspire de celui publié dans le chapitre intitulé « Onze débats télévisés pour une élection présidentielle » dans l’ouvrage dirigé par Anaïs Théviot en 2019 Médias et élections. Les campagnes 2017 primaires, présidentielle et législatives françaises, Villeneuve-d’Ascq, Les Presses du Septentrion, 2019.
- 12Raphäelle Bacqué et Olivier Faye, « Et Marine Le Pen sombra en direct », Le Magazine du Monde, n°304, 15 juillet 2017, p. 24.
- 13« Dix-neuf intox de Marine Le Pen dans son débat avec Emmanuel Macron », Le Monde, 3 mai 2017.
- 14Christophe Piar, « Les campagnes dans l’information télévisée : une dynamique d’alignement des astres », dans Pascal Perrineau (dir.), Le vote disruptif, op. cit., 2017.