La place et l’influence – religieuse bien entendu mais aussi et surtout politique – des évangélismes au Brésil est connue et a largement contribué à la victoire du candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro à l’élection présidentielle en 2018. Jordana Dias Pereira, sociologue, coordinatrice de l’Observatoire sur l’opinion publique, les enquêtes et les études de la Fondation Perseu Abramo, la fondation politique du Parti des travailleurs, propose ici une analyse de ce phénomène.
Le contexte politique et la question évangéliste au Brésil en 2024
En 2022, le Brésil a élu pour la troisième fois comme président Luiz Inácio Lula da Silva, du Parti des travailleurs (PT), à l’issue d’une consultation assez serrée, contre le sortant Jair Bolsonaro. Alors que les inscrits étaient au nombre de 156 millions, la différence entre les deux candidats du second tour a été inférieure à 2%. 120 millions de bulletins ont été validés dans un système où le vote est obligatoire.
La victoire de Lula est une bonne nouvelle pour la démocratie, au Brésil comme dans toute l’Amérique latine. Mais elle ne saurait caviarder l’histoire précédente ni les périls du futur proche : bien que vaincue dans les urnes en 2022, l’extrême droite reste organisée, articulée et mobilisée. La tentative de coup d’État du 8 janvier 2023 dans la capitale du pays (suivant le mode d’action de l’invasion du Capitole, aux États-Unis, par l’extrême droite après la défaite de Donald Trump en 2021) et une manifestation pro-Bolsonaro ayant réuni à São Paulo, sur la plus grande avenue du Brésil – l’avenue Pauliste – 200 000 personnes en février 2023, ont été d’importants signaux d’alerte. À cela, il faut ajouter que 2024 est une année d’élections municipales. Les villes vont élire leurs maires et leurs conseillers municipaux. Cette consultation sera un test révélateur des rapports de force politiques.
Pour le moment, l’opinion publique est polarisée entre deux pôles : d’un côté le « lulisme » – dont l’origine vient du nouveau syndicalisme de la décennie 1980-1990, promoteur de changements importants au Brésil à partir des années 2000 – et, de l’autre, le bolsonarisme, force organisée autour de Bolsonaro, composée des éléments les plus rétrogrades du Brésil : une élite agraire, des militaires et des forces de sécurité publique toujours alignées sur la période de la dictature civilo-militaire (1964-1985) et les églises pentecôtistes.
Si l’on se reporte aux différentes intentions de vote de la période électorale de juin à octobre 2022, Lula est toujours devant (Graphique 1). Le sondage suivant montre un électorat évangéliste plaçant Bolsonaro en tête (Graphique 2).
Graphique 1. Premier tour – tous les sondages
Graphique 2. Premier tour – évolution – électorat évangéliste
D’où vient Jair Bolsonaro ? C’est un ancien militaire, ayant été pendant sept mandatures député de l’État de Rio de Janeiro. Il est catholique et père de trois filles et d’un garçon. Il est en relation avec des groupes miliciens (paramilitaires) de sa ville. Il a gagné l’élection présidentielle de 2018 en proposant d’armer la population, de rétablir la peine de mort, de réduire l’intervention de l’État dans l’économie, et avec un discours contraire aux droits des femmes, des noirs et de la population LGBT. Il a été élu président de la République dans un contexte atypique : après un tournant de la politique économique dans un sens néo-libéral ayant évolué en crise économique profonde en 2015, le coup d’État constitutionnel contre la présidente Dilma Rousseff en 2016, l’incarcération et le processus d’inéligibilité de Lula au terme d’une procédure partiale, viciée et financée par une élite nationale et internationale. Il a au cours de sa gestion affronté la pandémie de Covid-19 en niant l’utilité pour la population des masques et du vaccin. Au final, 700 000 personnes sont mortes du Covid-19 pendant son mandat, et alors que le chômage s’accroissait, que l’inflation s’aggravait et que plusieurs millions de personnes passaient sous le seuil de pauvreté.
Voilà le contexte de l’entrée en fonction de Lula en 2023. Au cours de la première année de son mandat, il s’est heurté à une série de difficultés : la période ayant suivi le coup d’État de 2016 a déstructuré l’économie, augmenté les dettes et enlevé à l’État le contrôle d’importants instruments de politiques publiques. Le défi était donc énorme.
Pour revenir, après ce préalable, à l’état de l’opinion publique, les sondages de 2023, au début de la gestion de Lula, montrent une relative stabilité : le gouvernement bénéficie d’une approbation majoritairement positive, autour de 40% de personnes le considérant « bon ou très bon », 30% « correct » et 20-25% négativement. De juillet à septembre 2023, il y a eu un glissement favorable au gouvernement (léger mais important compte tenu du degré de polarisation et de cristallisation de l’opinion). Depuis la fin de 2023, la tendance semble être celle d‘une dégradation.
Graphique 3. Évaluation positive du gouvernement Lula – Total
Comment s’est comporté le segment évangéliste, dont on a vu qu’il divergeait de l’attitude générale de la population ?
Graphique 4. Évaluation positive du gouvernement Lula – électorat évangéliste
Cette note ne cherche pas à critiquer un lien qui existerait entre l’extrême droite et la question religieuse. Pas plus qu’elle ne prétend montrer une relation de cause à effet entre l’opinion de ce segment et la chute de l’approbation de la politique du gouvernement. Il vise à comprendre le phénomène.
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Abonnez-vousLa transition religieuse
Le Brésil est un pays de tradition catholique. En 1940, il n’y avait que 2,6% d’évangélistes dans la population et 95% de catholiques. Le dernier recensement, en 2010, montre une tendance allant en sens contraire, celui de 2022 n’ayant pas encore été traité. Mais les projections faites indiquent que dans la décennie 2030-2040 les évangélistes seront majoritaires.
Graphique 5. Pourcentage de catholiques et d’évangélistes dans la population brésilienne (1872-2010)
L’Institut d’enquête économique appliquée (IPEA, organisme du gouvernement) a publié, en 2023, une étude montrant une augmentation du nombre d’établissements religieux tenus par les évangélistes.
Graphique 6. Évolution du nombre d’établissements religieux au Brésil
Comme on le voit, en 2021, les quasi 88 000 temples évangélistes dotés d’une personnalité juridique représentaient 70% des établissements religieux légaux, tandis que les catholiques représentaient 11% du total. Une rupture en relation avec la première année de mesure de cet indice en 1998. Cette année-là, les lieux de culte évangélistes étaient au nombre de 27 000, soit 54,5% du total. L’étude mettait en évidence que la création d’un temple était peu bureaucratique et donc était plus facilement réalisable. En comparaison, l’ouverture d’une église catholique nécessite par exemple une autorisation du Vatican.
Les données permettent de montrer les tendances en cours au Brésil, pays peu sécularisé comparé à d’autres, en Europe occidentale par exemple. Il y a au Brésil 580 000 espaces de prière, alors qu’en Europe, trois fois plus peuplée, il y en a 500 000.
Qui plus est, ces églises ont créé des chaînes de télévision et de radio, et sont très présentes sur les réseaux sociaux. Elles ont créé un secteur de communication suffisamment puissant pour capter des fidèles. De sorte qu’en plus des prêches religieux, elles orientent la vie de leurs fidèles et très souvent leurs votes.
La foi et l’extrême droite
La foi religieuse est une variable permanente de la culture brésilienne, et la culture évangéliste imprègne donc les fondements de la société. Cette expression culturelle structure les valeurs essentiellement des classes aux revenus les plus bas. Une enquête publiée par la Fondation Perseu Abramo en 2017 sur les électeurs des périphéries de São Paulo montre l’importance de la religion dans le quotidien des gens. Dans ces quartiers sans services publics et avec peu d’options de loisir, les églises occupent un grand espace de sociabilité et d’accueil. Ces connexions sont encore plus évidentes dans les temples pentecôtistes, où les relations de proximité sont encore plus fortes et médiatisées que dans les églises catholiques par exemple. Ces églises sont dotées d’un réseau de pasteurs et de servants qui s’efforcent d’être proches et disponibles pour appuyer leurs fidèles, et ainsi entrer dans la vie des gens. Une personne interrogée se dit rassurée parce que la pasteure l’aide à « contrôler » le compte Facebook de sa fille. Les chefs religieux participent activement au quotidien des fidèles. Un rôle que les noyaux ecclésiaux catholiques de base ont joué aux origines du PT. Les actions des églises évangélistes pendant la pandémie ont renforcé ce rôle.
Néanmoins, une grande partie de la base évangéliste ne partage pas aujourd’hui toutes leurs valeurs et perceptions, mais l’articulation et l’influence des groupes fondamentalistes, ainsi que l’utilisation du discours religieux, sont devenus un objectif politico-électoral prioritaire.
À partir de 2010, les responsables évangélistes ont rompu avec la tradition quiétiste et sont devenus actifs sur la scène politique nationale. Depuis, la croissance du nombre de représentants évangélistes au Parlement a été importante ces dernières décennies. Depuis l’élection en 2018 de Jair Bolsonaro, ces forces s’organisent de façon à orienter les débats politiques, influencer l’opinion publique, alliées avec d’autres acteurs d’extrême droite. Une partie de l’infrastructure de communication et de sociabilité de ces églises fondamentalistes capturée par l’extrême droite favorise la propagation de fausses informations et l’engagement vers des figures d’extrême droite.
Ce projet est basé sur une pensée conservatrice (religion, famille traditionnelle, propriété privée, méritocratie, primauté de l’individu sur le collectif) et sur des valeurs antidémocratiques. Ses acteurs travaillent à mobiliser le discours religieux pour justifier leurs orientations, et cibler la gauche comme responsable d’une prétendue tentative de destruction de la famille et des valeurs religieuses, auxquelles sont attachées les populations.
Avec l’idée de « salut » par exemple, ils contribuent à l’incrédulité à l’égard des institutions du pays, niant politique, culture, art, éducation et sciences. Pendant la campagne électorale de 2018, l’agenda de Bolsonaro, couplé à la tentative d’attentat dont il a été victime, a précédé l’alignement des chefs fondamentalistes derrière lui, et celui des électeurs évangélistes, qui lui ont donné majoritairement leurs votes. Les fausses informations ont été largement diffusées auprès des gens de la base : « Le PT distribuerait des biberons aux tétines en forme de pénis dans les écoles, un kit incitant à être gay, le PT va fermer les églises, etc. ».
Récemment, ils ont parié sur des figures iconiques comme Michelle Bolsonaro, l’épouse de Jair Bolsonaro, au profil très identifié à l’évangélisme, plus particulièrement en direction des femmes. Pendant la campagne de 2022, elle a été une référence électorale et a parcouru le Brésil bien avant le début de la campagne. Elle se présentait comme « une femme s’occupant bien de son foyer », garante du fait que, en dépit des défauts de son mari, celui-ci serait guidé par une femme digne de sa mission. La biographie de Michelle Bolsonaro, des conflits familiaux à sa conversion, était en accord avec la réalité vécue par les millions de femmes évangélistes. Dans ce contexte, les concepts de genre, de famille sont devenus fondamentaux. Dans l’espace conservateur, le concept de genre est réduit à une idée de la famille, la morale à la défense de la famille « traditionnelle », contre les droits civils de la population homosexuelle.
Enfin, il convient de rappeler que les évangélistes ne sont pas un groupe homogène. Parler d’évangélisme, c’est parler de diversité, celle d’innombrables églises aux histoires, pratiques et logiques très différentes. Le concept, parfois, finit par être utilisé de façon globalisante, faisant référence à un ensemble d’églises évangélistes, aux matrices pourtant différentes, tout comme leurs pratiques et croyances.
La base matérielle des évangélistes
Au-delà de sa diversité et de sa pluralité, la foi évangéliste est revendiquée par une part significative des classes populaires, notamment composées de femmes, de noirs et de gens peu scolarisés. Ce qui veut dire que disputer le vote évangéliste, c’est aussi viser les couches les plus pauvres de la société brésilienne.
La population évangéliste la plus pauvre, selon plusieurs enquêtes, valorise l’institution familiale, organisatrice de la vie quotidienne, et a une image de la femme comme pilier de cette structure. L’église et la pratique de la foi construisent des espaces importants d’accueil et de reconnaissance. Les femmes noires, pauvres, peu instruites, se renforcent dans ces espaces de foi et en deviennent les authentiques protagonistes, les responsables, alors qu’elles n’en auraient pas l’opportunité dans d’autres espaces. L’église est aussi pour beaucoup de femmes un espace d’accueil, de sécurité et de réorganisation de la vie quotidienne. Bien que présent depuis des années, le fondamentalisme évangélique n’a cependant jamais représenté toute la population se revendiquant appartenir à l’évangélisme.
Ces questions doivent être prises en compte ; il faut interroger les concepts de foi, de famille et de communion au-delà de leur dimension morale, et réfléchir à ce qu’une approche progressiste peut dire au sujet de questions comme la lutte pour la terre, le combat contre la pauvreté et les contradictions du capitalisme.
Ce texte a été écrit en consultant les données du Centre d’analyse de la société brésilienne (CASB) de la Fondation Perseu Abramo, disponibles ici.
Traduction de Jean-Jacques Kourliandsky