Dans le cadre des réflexions pour « inventer une nouvelle Assemblée nationale » engagées par le président François de Rugy, Magali Alexandre, co-auteure de l’ouvrage Manuel de survie à l’Assemblée nationale et cheffe du pôle parlementaire de Matignon de 2014 à 2016, se penche sur les relations étroites et ambivalentes que l’Assemblée nationale et ses membres entretiennent avec le gouvernement.
Inventer une « nouvelle Assemblée nationale » ne peut se faire sans réfléchir aux liens fusionnels et conflictuels, teintés d’incompréhension réciproque, que celle-ci entretient avec le gouvernement. Cette relation orageuse se retrouve tout au long de la Ve République, au-delà du contexte politique, de la force ou de la faiblesse du gouvernement et de la solidité ou non de la majorité parlementaire.
La séparation des pouvoirs, condition essentielle de tout régime démocratique, se traduit dans les textes et dans les faits par une collaboration vitale entre l’exécutif et le législatif. Cette interdépendance est autant fonctionnelle qu’organique, chacun ayant sur l’autre un pouvoir de vie et de mort. Mais cette capacité de destruction réciproque, arme ultime, cache une réalité quotidienne plus complexe qu’il est urgent de déchiffrer pour mieux la transformer.
Regardons de plus près les tensions qui alimentent la méfiance entre ces deux pouvoirs ; et valorisons, à l’inverse, les pratiques de collaboration positive. Car l’enjeu n’est pas seulement d’atténuer la crise structurelle que traverse le couple gouvernement-Parlement mais bien de répondre à un impératif d’intérêt général, celui d’un fonctionnement institutionnel moderne et efficient.
L’équation impossible de l’équilibre des pouvoirs
Le fonctionnement de la Ve République est basé sur le fait majoritaire. Pourtant, l’angoisse du gouvernement est lancinante, convaincu, à raison, que rien n’est jamais acquis. Les relations entre l’exécutif et sa propre majorité apparaissent ainsi comme les plus tortueuses. Les parlementaires refusent de subir le sort des partis politiques traditionnels, définis par Pierre Rosanvallon comme « un rameau mort ». N’ayant « plus pour fonction que de soutenir ou de critiquer le gouvernement en place », ils « ne représentent donc plus la société mais au contraire le pouvoir auprès de la société » (Le Monde, 3 mars 2017). L’équilibre est donc des plus complexes à trouver : soutenir l’exécutif qui ne souhaite être détourné ni de ses objectifs, ni de son calendrier, sans devenir pour autant une simple courroie de transmission de la politique gouvernementale vers les territoires. Les tensions lors des débats parlementaires expriment l’inconfort de cet étau. Les griefs se multiplient : projet de loi préparé dans le secret, amendements gouvernementaux connus au dernier moment, marge laissée aux parlementaires quasi-nulle, procédure accélérée trop fréquente, etc.
Chaque partie doit comprendre les nécessités de l’autre. L’exécutif appelle à l’efficacité et à la cohérence. Il ne peut accepter une fronde menée par la minorité de sa majorité, et qui n’a eu de cesse, sous la précédente législature, de brouiller les messages gouvernementaux. Mais il est aussi de sa responsabilité de souder sa majorité, au-delà des jeux de rôle dont personne n’est dupe. On pense aux projets de loi volontairement amputés de mesures essentielles afin de présenter leur introduction lors des débats dans l’hémicycle comme une « victoire parlementaire ». Dépassons maintenant cette scénographie où chacun fait semblant pour développer une « confiance a priori ». Cela implique une meilleure association des parlementaires, en premier lieu de la majorité, à l’élaboration de la loi avant même le dépôt des textes gouvernementaux devant les chambres. Ce modèle a démontré son efficacité et il est, très certainement, la véritable clef pour accélérer le temps législatif. L’effort fut réel sous la dernière législature afin de développer ce travail en temps caché. On pense à la loi « Montagne » du 28 décembre 2016 ou encore à la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement. La première loi de prorogation de l’état d’urgence a pu être adoptée en deux jours du fait de la gravité du contexte mais aussi grâce à une association étroite des présidents des chambres et des commissions des lois en amont du dépôt du texte. Chacun avait pu faire entendre ses attentes et ses limites, dans une coopération positive entre les deux chambres de couleur politique différente. Il en fut de même pour toutes les prorogations.
La frustration et la défiance des députés tiennent également à la dissymétrie quant à l’accès à l’information face à un gouvernement qui s’appuie sur une administration puissante. La qualité des administrateurs de l’Assemblée nationale, les moyens des groupes parlementaires, la possibilité de saisir la Cour des comptes ou d’accéder aux avis du Conseil d’État ne suffisent pas. La réduction annoncée du nombre des députés devra, à l’évidence, avoir pour corollaire un renforcement des moyens humains alloués à chacun. La France fait figure de parent pauvre par rapport aux usages constatés aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni ou encore au Parlement européen. Cette question de « l’humain » est centrale et elle vaut également pour les cabinets ministériels. Prenons l’exemple des courriers parlementaires pour lesquelles les réponses du gouvernement sont jugées trop lentes. Les coulisses sont simples à décrire : chaque conseiller ministériel stocke ses dizaines de parapheurs quotidiens dans un coin de son bureau, avec l’espoir sincère et chaque jour renouvelé d’en venir à bout avant qu’une énième urgence se présente. Devant l’incapacité humaine à rallonger les journées, on peut alors s’interroger sur la pertinence de la réduction du nombre de conseillers ministériels fixée par décret présidentiel du 18 mai dernier.
Desserrer le carcan de la loi par le développement de l’expérimentation
Le temps long du vote de la loi et les frictions entre l’exécutif et le Parlement pourraient être atténués en agissant sur le contenu même de la loi et son champ d’application. Les tensions sont normales tant l’enjeu est grand : écrire la loi, à vocation générale, applicable pour tous et partout sur le territoire. Chaque cas de figure doit être anticipé, analysé, évalué avant d’acter une rédaction finale.
Il est urgent de lâcher du lest et de dynamiser le processus législatif. Réformer, c’est prendre des risques, vaincre des immobilismes, dépasser des obstacles présentés comme insurmontables. Et pour cela, la voie de l’expérimentation doit être creusée. Il est certain que certaines mesures, novatrices et « offensives », a priori rejetées, pourraient passer le vote du Parlement ou obtenir l’accord du gouvernement si elles prenaient la forme d’une expérimentation.
Il ne s’agit pas de se cantonner aux « sunset law », très utilisées aux États-Unis, qui prévoient a priori leur caducité. Nous le faisons déjà en matière de bioéthique notamment et depuis longtemps (la loi Veil sur l’IVG avait suspendu les poursuites pénales pour une durée initialement limitée à cinq ans et la loi du 1er décembre 1988 instituant le RMI était applicable pour une durée de quatre ans.
L’expérimentation, si on la souhaite audacieuse, doit surtout assumer de rompre le principe d’égalité en ne concernant que quelques territoires. Ainsi, la loi 29 février 2016 dite « d’expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée » (initiative du député Laurent Grandguillaume) prévoit une mise en place dans dix territoires volontaires et sur une durée de cinq ans. Et la loi du 6 décembre 2013 a permis d’autoriser l’expérimentation des maisons de naissance.
Cette voie n’est pas nouvelle – Guy Carcassonne, en 2002, soutenait déjà le « droit à l’expérimentation » considérant que « le principe d’unité n’implique plus l’uniformité » ; mais elle n’est qu’embryonnaire. Entre le passage en force et le renoncement, il y a donc une voie, celle de l’expérimentation limitée géographiquement et dans le temps. Bref, dédramatisons l’enjeu de la loi et instaurons ce fameux droit à l’erreur qui permettra d’innover et d’oser.
Accepter le contrôle parlementaire
Il est temps également de redonner une marge de liberté réelle aux parlementaires dans leur fonction de contrôle (art. 24C). Et celle-ci se mesurera à la place qui sera laissée à l’opposition. Malgré le développement des outils de contrôle, un constat demeure : la rédaction du rapport des principales missions d’information et commissions d’enquête est systématiquement confiée à un député de la majorité, et cela même si l’initiative vient de l’opposition dans le cadre de son droit de tirage. Ce « confort » pour le gouvernement va à l’encontre d’une démocratie moderne et transparente. Le mouvement existe déjà (fonction de co-rapporteur donnée à l’opposition dans le cadre des rapports d’application des lois), il convient désormais d’aller au bout de cette logique.
Un autre outil traditionnel du droit parlementaire concentre les critiques : les questions écrites. Publiées au Journal officiel, celles-ci permettent aux parlementaires d’interroger le gouvernement sur des points précis, parfois juridiquement complexes. C’est un « classique » du droit parlementaire qui a atteint ses limites à l’Assemblée nationale : au début de la dernière législature, seulement un quart des questions écrites obtenait une réponse dans le délai réglementaire de deux mois. Il serait facile d’accuser le gouvernement de négligence si nous n’avions pas en mémoire qu’il avait répondu sous la précédente législature à plus de 80 000 questions écrites, uniquement pour l’Assemblée nationale, toutes étant visées par des membres de cabinet exsangues. Non, l’embolie venait de l’Assemblée elle-même. Une poignée de députés s’étaient fait les spécialistes des questions écrites : entre 2012 et 2014, la moitié des questions avaient été posées par seulement 10% des députés. Elles offrent en effet un double bénéfice pour leur auteur prolixe : renvoyer au gouvernement des sujets épineux et améliorer superficiellement leur position dans le classement des députés les plus actifs.
Depuis 2014, chaque député est désormais « rationné » annuellement à 52 questions écrites puis à 39 pour la dernière session. Cet effort n’a été consenti que dans une logique de « donnant-donnant », le gouvernement s’étant engagé à un meilleur taux et délai de réponse.
Mais au final, la plupart des citoyens ne sont les témoins de cette relation gouvernement-Parlement qu’au moment des questions d’actualité du mardi et mercredi de 15h à 16h. Ce regard est tronqué et trompeur. Il convient de redonner un véritable intérêt à ces moments essentiels d’interpellation du gouvernement. Le Sénat a sauté le pas en 2015 en introduisant le droit de réplique : chaque sénateur est libre, dans la limite de son temps de parole, de répondre au ministre s’il juge son intervention insuffisante ou erronée. C’est peu mais beaucoup à la fois. Le gouvernement n’a plus le dernier mot (à l’exception du Premier ministre) et sait qu’il ne peut esquiver ou se défausser. Repenser ce temps fort de la vie parlementaire sera sans nul doute une belle initiative pour donner l’élan à l’Assemblée nationale de demain.