Le loto du patrimoine, et après ?

Quel bilan tirer du loto du patrimoine ? A-t-il rempli ses objectifs ? Est-ce un bon levier pour la rénovation des monuments en péril ? Analyse avec Jean-Paul Ciret, codirecteur de l’Observatoire de la culture de la Fondation Jean-Jaurès.

Cette note fait suite à une première analyse de Jean-Paul Ciret publiée par la Fondation Jean-Jaurès le 25 mai 2018, Loto du patrimoine : une fausse bonne idée.

Le premier tirage du super loto du patrimoine a rendu son verdict : 14 millions d’euros misés, ce qui permettra à la Fondation du patrimoine de recevoir 3,5 millions d’euros, alors que le seul joueur ayant trouvé tous les bons numéros ramassera pour sa part 13 millions d’euros. 

Du côté du jeu de grattage, auquel il est encore possible de participer pendant quatre mois, 2,5 millions de tickets ont déjà été vendus (sur 12 millions de tickets émis), soit un gain de 3,8 millions pour la Fondation du patrimoine. En cette fin septembre 2018, l’opération Loto du patrimoine a donc permis de dégager 7,3 millions d’euros au bénéfice de monuments en péril.

La Française des jeux et le président de la République se félicitent de ce résultat. Preuve de l’attachement des Français à leur patrimoine, les mises auraient été de 30% supérieures à un tirage moyen. S’agissant d’un tirage exceptionnel, il faudrait pourtant le comparer à un autre tirage exceptionnel comme celui d’un vendredi 13, par exemple, sachant qu’en 2013 le vendredi 13 septembre les Français avaient misé 30 millions d’euros de plus que lors d’un tirage habituel !

Quoiqu’il en soit, l’objectif de 20 millions d’euros reste atteignable à condition que, dans les quatre mois, les dix millions de tickets restants trouvent preneurs. Dans ces conditions, le gain total pour la Fondation du patrimoine sera d’environ 22 millions – soit un peu plus que l’objectif fixé, mais assez loin des sommes nécessaires aux 250 monuments prioritaires et aux 18 jugés emblématiques qui illustrent les tickets du jeu de grattage.

Les besoins de financement des seuls 18 monuments emblématiques sont estimés à près de 20 millions d’euros. Si les gains du loto devaient couvrir la totalité des coûts, il ne resterait plus que 2 millions pour les 250 autres ! Les travaux de restauration de l’aqueduc romain du Gier sur les communes de Chaponost et de Sainte-Foy-lès-Lyon sont estimés à plus de 3 millions d’euros. Or l’on sait déjà que les deux communes ne recevront que 200 000 euros au titre du loto. Une première annonce qui risque de devenir règle générale.

L’impasse était prévisible dès le départ puisque les 250 projets nécessitaient environ 50 millions d’euros, bien au-dessus des prévisions de gains de la Française des jeux. Il y a donc deux façons traditionnelles d’analyser ces résultats. La première consiste à se réjouir de ces 20 millions, qui sont mieux que rien et qui, au lieu de se noyer dans le budget général de l’État, serviront effectivement à une cause bien identifiée ; à se réjouir également de ce coup de projecteur qui ne peut qu’être utile à la cause des monuments. La seconde rappelle que l’État aurait très bien pu dégager cette somme de son budget général sans avoir à recourir à une opération spéciale et qu’il y a d’autres façons de sensibiliser l’opinion que de recourir à un jeu de hasard. Les deux s’entendent, reste que maintenant il faut pouvoir progresser pour éviter dans un an de reprendre le même débat.

Si l’on veut réellement progresser, il faut alors pouvoir lever trois préalables.

Le premier serait de mieux cerner les objectifs. Faut-il trouver des recettes complémentaires pour les monuments anciens, y compris ceux qui bénéficient de mesure de protection ? Ou bien, faut-il mettre en place des dispositions spéciales pour des bâtiments que la puissance publique ne considère pas comme prioritaires mais qui, sans pouvoir attirer de nombreux touristes, méritent d’être sauvegardés au titre d’une mémoire et d’une histoire locale ? En refusant de choisir et en proposant une liste de bénéficiaires où l’État propriétaire côtoie de petites communes rurales et des associations de bénévoles, l’actuelle formule du Loto ne facilite pas la mobilisation et risque de produire bien des déceptions.

Le deuxième préalable serait de se mettre d’accord sur l’état réel de ce patrimoine à restaurer en distinguant notamment les travaux nécessités par l’état sanitaire des bâtiments de ceux liés à leur adaptation à de nouveaux usages. Le ministère de la Culture ne dispose malheureusement pas d’un tel état des lieux exhaustif (autant qu’il puisse l’être) et renseigné de façon scientifique. Un tel document, sur lequel le ministère pourrait s’appuyer pour négocier plus efficacement son budget, permettrait également de mieux cerner l’état réel de notre patrimoine et de relativiser certains discours sans doute trop catastrophiques. Si l’on veut bien se rappeler qu’il y a en France environ 44 000 bâtiments classés ou inscrits et qu’il faut plus que tripler ce nombre pour prendre en compte ceux dignes d’être conservés (en Allemagne il y en a plus de 750 000 !), les 2 500 dossiers urgents reçus par la mission patrimoine de Stéphane Bern laissent à penser que tout ne va pas si mal et que les politiques conduites depuis des années n’y sont pas pour rien.

Le troisième préalable serait de trouver une ressource à la hauteur des objectifs, car il est certain que les budgets actuels sont insuffisants. La formule mise en œuvre cette année ne le permet pas. Si les pouvoirs publics jugent qu’une augmentation, même minime, de la taxe de séjour est inopportune, on pourrait au moins revoir les règles de cette tranche spéciale du loto en décidant, par exemple, de doubler la part des mises revenant à la Fondation du patrimoine, ce qui reviendrait à diminuer celle revenant aux joueurs. Ou bien en affectant une part des mises non distribuées, lorsqu’un tirage habituel n’a pas de gagnant, soit affectée à la restauration des monuments. Il s’agirait là de mesures significatives et réellement extrabudgétaires.

Reste une question qui dépasse largement la mission patrimoine mais qui mérite d’être posée : pourquoi régulièrement les ministres, voire le président la République lui-même, confient-ils à des personnalités le soin de proposer des politiques nouvelles pour des sujets sur lesquels travaillent pourtant des administrations normalement compétentes ? À quoi servent ces missions ?

La question ne se poserait pas si les rapports qui en résultent étaient mis en œuvre et produisaient des effets positivement reconnus. Or, dans le seul champ du ministère de la Culture, qui peut citer une mission confiée à une personnalité extérieure au ministère qui ait permis de renouveler le sujet auquel elle se confrontait ? Ce n’est certainement pas la qualité des personnalités missionnées qui doit être mise en cause, mais le mécanisme même sur lequel repose ces missions. 

Que leur demande-t-on fondamentalement ? De proposer le plus rapidement possible une mesure spectaculaire consensuelle et indolore budgétairement. De ce point de vue la mission confiée à Stéphane Bern a plutôt réussi : coup de projecteur assuré par une abondante couverture médiatique, mesure consensuelle pour le grand public et un faible manque à gagner pour le budget de l’État (les 3,5 millions d’euros du tirage). Mais au-delà, on a vu que cela ne modifiait qu’à la marge les besoins de financement et le rythme des mises en chantier et, surtout, qu’aucune idée nouvelle n’avait été apportée par rapport à tout ce qui avait été envisagé dans les années récentes et même anciennes. Est-il pourtant impossible de concilier aura médiatique et approfondissement d’un sujet ? Oui, si déjà on acceptait de sortir de la dictature de l’urgence en donnant le temps nécessaire à un travail approfondi. Oui, si comme première tâche la mission devait prendre connaissance de tous les documents déjà produits sur le sujet (du moins les plus récents) et examiner pourquoi les mesures qui y étaient préconisées soit n’ont pas été mises en œuvre, soit n’ont pas produit les effets escomptés. Cela paraît simple mais ce serait, en réalité, une véritable révolution.

 

Retrouvez un échange entre Jean-Paul Ciret et Philippe Toussaint, président de VMF Patrimoine (Fondation Jean-Jaurès, 27 septembre 2018)

 

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