Les fantasmes sur l’immigration sont anciens et ceux qui les diffusent ont parfois recours à des chiffres fantaisistes ou à des comparaisons abusives. Revient régulièrement dans ces débats la thèse du « grand remplacement », qui désigne clairement des responsables aux flux migratoires ainsi que la solution – radicale – envisagée pour les endiguer, la « remigration ». Rudy Reichstadt et Valérie Igounet analysent les origines de ce concept et la puissance de ce mythe complotiste.
« Cessons de faire les chochottes la bouche en cul-de-poule et ouvrons les yeux : le grand remplacement est un fait, que tous les démographes reconnaissent, mesurent, et que les courbes de naissance et de mortalité annonçaient depuis longtemps. »
Jean-Marie Le Pen, Mémoires, 2018.
L’enquête sur le complotisme dans l’opinion publique française réalisée en 2017 par la Fondation Jean-Jaurès et l’Observatoire du conspirationnisme montre que, si 53% des personnes interrogées estiment que « les pays européens ont le devoir d’accueillir les personnes poussées à l’exil par la guerre et la misère, et [que] c’est aussi leur intérêt économique à long terme », 48% approuvent l’affirmation selon laquelle l’immigration est « un projet politique de remplacement d’une civilisation par une autre organisé délibérément par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques et auquel il convient de mettre fin en renvoyant ces populations d’où elles viennent ».
Formulé de cette manière, l’énoncé proposé aux sondés cherche à résumer la thèse du « grand remplacement » – selon l’expression forgée par Renaud Camus dès 2010 dans son Abécédaire de l’In-nocence – dans son acception la plus ouvertement conspirationniste : débarrassée de toute ambiguïté quant à sa dimension intentionnelle, elle désigne clairement des responsables ainsi que la solution – radicale – envisagée pour l’endiguer, la « remigration ».
Les origines d’un concept
Environ un Français sur quatre a au moins un parent ou un de ses grands-parents issu de l’immigration. ». Au XXe siècle, notre pays n’a cessé d’intégrer des personnes venues d’horizons très différents et de cultures parfois lointaines mais nouées intimement à son histoire, notamment coloniale. L’intégration est un processus au long cours qui ne s’est pas toujours accompli sans difficultés. Au sentiment de rejet éprouvé par les uns, souvent soumis à des vexations ou des discriminations xénophobes, répond le sentiment de dépossession de ceux qui ont parfois l’impression de ne plus être chez eux dans leur propre pays. C’est de ce malaise identitaire que se nourrit la thèse du grand remplacement.
La première publication de l’ouvrage de Renaud Camus, Le Grand Remplacement date de 2011 (Neuilly-sur-Seine, éditions David Reinharc). Le livre a été réédité et augmenté depuis. Et suivi d’autres écrits, comme un livre d’entretiens avec Philippe Karsenty publié lors de la dernière campagne présidentielle sous le titre 2017, dernière chance avant le Grand Remplacement. Changer de peuple ou changer de politique ?. Selon Renaud Camus, depuis une vingtaine d’années, un peuple – issu de la population d’immigrés venus d’Afrique et du Maghreb – se substituerait à un autre, les « Français de souche ». Les conséquences de ce « changement de peuple et de civilisation » rendu possible par la « grande déculturation » se déclinent en trois temps : l’« altération » puis la « dissolution » de l’identité française annoncent sa « destruction » aux alentours de l’année 2030. Les coupables ? Les acteurs politiques et les élites « mondialistes » qui soutiennent, encouragent et travaillent à rendre irréversible cette substitution démographique. C’est le « remplacisme », dénoncé comme « le principal totalitarisme actuel », un totalitarisme flanqué d’un nouvel « impérialisme » : l’islam.
L’immigration et le grand remplacement ne sont pas simplement liés. Ils sont présentés comme sciemment organisés par les « représentants de la superclasse mondiale ». L’écrivain insiste sur une « colonisation démographique » qui « touche à l’identité même de la nation, et [qui] dans très peu d’années […] sera irréversible ». En d’autres termes, la France s’apprêterait à passer sous domination musulmane. Ce processus de reconquête à différentes facettes (culturelle, biologique, intellectuelle, financière, médiatique, démographique, mais aussi alimentaire, vestimentaire, etc.) va de pair avec un « grand effacement » touchant la mémoire, la culture et les valeurs nationales. La défense de l’identité française et, plus largement, européenne, et la dénonciation des « mensonges », entre autres médiatiques et politiques, sous-tendent ce discours fondé sur un constat catastrophiste et anxiogène.
Parmi les mesures proposées pour faire échec au remplacisme : la suppression du droit du sol, le rétablissement de la double peine, l’abrogation du regroupement familial, l’interdiction d’adopter des enfants extra-européens « sauf obligation, pour les parents, d’aller les élever sur place ou de participer à distance à leur éducation », l’adoption d’une charte de la « culture et de la civilisation françaises ou européennes dans les comportements comme dans les références », la création d’un Haut-Commissariat à la Remigration (sic) et d’un grand ministère de l’Identité et de l’Enracinement, l’attribution exclusive des aides sociales et des logements sociaux aux nationaux et ressortissants européens, la préférence locale, nationale et européenne dans les embauches ou, encore, la mise en place dans les établissements scolaires de « leçons d’in-nocence » et la défense de l’identité culinaire. Le concept forgé par Renaud Camus n’épuise pas à lui seul la défiance à l’égard d’une submersion démographique organisée. L’ancien frontiste Jean-Yves Le Gallou, fondateur du Club de l’horloge (1974), de la Fondation Polémia (2002) et de l’Institut Iliade (2014), explique ainsi dans Immigration : la catastrophe. Que faire ? que l’Europe est la proie d’un projet idéologique : le « mondialisme immigrationniste marchand » ou « MIM ».
Mais le thème du grand remplacement fait aussi écho aux visions apocalyptiques charriées par un « roman » de politique-fiction paru en 1973 : Le Camp des Saints. Son auteur, Jean Raspail, y décrit « la fin du monde blanc, sous l’invasion des millions et des millions d’hommes affamés, “sous-développés”, qui constituent les trois quarts de l’humanité ». Il prend parti, nous dit la quatrième de couverture, « non point contre ces foules de la misère qui, un beau jour, ne peuvent résister à la tentation du “paradis”, mais contre ceux qui, dans nos sociétés, publiquement ou en secret, consciemment ou inconsciemment, travaillent à la décomposition, au désarmement moral et spirituel de la civilisation ».
L’histoire mise en récit est celle d’un million de migrants originaires des Indes qui arrivent dans le sud de la France, l’envahissent jusqu’à faire disparaître les civilisations française et occidentale. Certains passages sont éloquents. Dans les dernières pages, le narrateur – alors réfugié en Suisse – « parle de ceux qui prirent le chemin de la Suisse pour tenter d’y prolonger ce qu’ils aimaient : une vie à l’occidentale, entre gens de même race. […] Être suisse, c’était porter l’étoile jaune. Entre la haine, la condescendance et le mépris, le monde des bien-pensants montrait sévèrement du doigt, à tous les gogos scandalisés, cette Suisse qui osait se réclamer de valeurs égoïstes aussi anormales. » Lors de la cinquième édition, début février 2011, le nombre d’exemplaires vendus a subitement augmenté. Et Jean Raspail poursuit son récit de politique-fiction à travers quelques interviews, reprenant à son compte la thèse du grand remplacement :
Loin du roman, dans l’exacte réalité qui est la nôtre, nous mesurerons la plénitude de l’immigration au tournant des années 2045-2050, lorsque sera amorcé le basculement démographique final : en France, et chez nos proches voisins, dans les zones urbanisées où vivent les deux tiers de la population, 50% des habitants de moins de 55 ans seront d’origine extra-européenne. Après quoi, ce pourcentage ne cessera plus de s’élever, en contrecoup du poids des deux ou trois milliards d’individus, principalement d’Afrique et d’Asie, qui seront venus s’ajouter aux six milliards d’êtres humains que la Terre compte aujourd’hui, et auxquels notre Europe d’origine ne pourra opposer que sa natalité croupion et son glorieux vieillissement.
Au fil du temps, Jean Raspail a fini par passer pour un visionnaire auprès de l’extrême droite française et internationale. L’ancien conseiller de Donald Trump, Stephen Bannon, s’y réfère. Marine Le Pen « invite les Français à lire ou relire Le Camp des Saints ». Le journal municipal distribué par la Ville d’Orange, dirigée par Jacques Bompard (ancien du FN), en conseille également la lecture. Pour Jean-Yves Le Gallou – qui, après avoir théorisé la « préférence nationale », spécule désormais sur la notion de « préférence de civilisation » –, il « faut lire et relire le livre de Jean Raspail, Le Camp des Saints, l’histoire d’un afflux massif d’un million d’immigrants : ce n’est pas seulement un livre prophétique, c’est la plus pertinente analyse de la situation des quarante dernières années. La fiction romanesque apporte le meilleur éclairage d’une réalité politique fondée sur la tyrannie médiatique et le déni de réalité ethnique. »
Le thème de la submersion démographique organisée n’est pas sans lien avec une rumeur aux relents racistes et conspirationnistes très médiatisée dans le contexte des élections municipales de 2014. Il fait également écho à une croyance qui circule dans les franges les plus radicalisées de l’extrême droite depuis plusieurs années : le « plan Kalergi » – du nom de Richard Coudenhove-Kalergi (1894-1972), l’un des théoriciens de l’unification du continent européen. En 2005, le négationniste et militant néonazi autrichien Gerd Honsik a publié un ouvrage dénonçant ce prétendu « plan » qui viserait à remplacer les peuples blancs : en réalité, un mythe prenant appui sur la thèse d’un complot juif mondial et consistant en un collage de citations dénaturées et sorties de leur contexte.
Si Renaud Camus n’inscrit pas le concept de « grand remplacement » dans cette filiation clairement antisémite, la dramaturgie à laquelle l’écrivain l’associe semble autoriser les analogies les plus outrancières. Le 5 décembre 2017, il publie ainsi sur son compte Twitter :
Je m’en fous, collez-moi encore un procès, mais je le répète : l’univers concentrationnaire était une expérience de laboratoire, plus concentrée dans son atrocité, mais infiniment moins large que le crime abominable de la substitution ethnique, destruction des Européens d’Europe.
Une sorte de récidive puisque, quelques semaines plus tôt, le 22 octobre 2017, le théoricien du grand remplacement écrivait : « Le génocide des juifs était sans doute plus criminel mais paraît tout de même un peu petit bras auprès du remplacisme global. » Aussitôt, l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) déposait plainte pour contestation de crime contre l’humanité et provocation publique à la haine raciale. Pour l’association étudiante, non content d’inciter à la haine envers ceux qu’il juge responsables du « remplacisme global », Renaud Camus « y ajoute une forme de révisionnisme pernicieuse ».
Président fondateur d’un insolite Parti de l’In-nocence depuis 2002, Renaud Camus entend démontrer que le nombre de Français appelés à disparaître serait largement supérieur à celui des juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Il file l’analogie avec l’histoire des années sombres en inscrivant sa démarche dans celle, prestigieuse, de la Résistance. Le 9 novembre 2017, à Colombey-les-Deux-Églises, il s’affiche aux côtés du président du parti souverainiste Souveraineté, identité et libertés (SIEL), Karim Ouchikh, pour « honorer » la mémoire du Général de Gaulle. À cette occasion, tous deux créent le Conseil national de la Résistance européenne (CNRE), allusion transparente au Conseil national de la Résistance de Jean Moulin. L’objectif affiché ? Rassembler « tous ceux qui opposent un grand Non à l’islamisation et à la conquête africaine ». Renaud Camus ponctue son allocution de références à « la France libre ». Le choix des termes est dénué d’ambiguïté : pour Camus, la situation actuelle serait plus grave que celle qu’a trouvée de Gaulle au moment de la débâcle. « On ne met pas fin à une occupation sans le départ de l’Occupant. […] Le génocide par substitution, selon l’expression d’Aimé Césaire, est le crime contre l’humanité du XXIe siècle. »
Adoptant la posture du résistant à l’envahisseur nazi et du « dissident », Renaud Camus se réclame du double héritage de l’antitotalitarisme et de la tradition anticolonialiste. On le voit avec l’emprunt à Aimé Césaire. Sur le site du Parti de l’In-nocence dont il dirige la publication, l’écrivain n’hésite pas davantage à afficher en page d’accueil cette citation extraite des écrits politiques de Frantz Fanon, figure emblématique du tiers-mondisme :
L’asservissement, au sens le plus rigoureux, de la population autochtone est la première nécessité. Pour cela il faut briser ses systèmes de référence ; l’expropriation, le dépouillement, la razzia, le meurtre objectif se doublent d’une mise à sac des schèmes culturels ou du moins conditionnent cette mise à sac. Le panorama social est déstructuré, les valeurs bafouées, écrasées, vidées.
Un mythe complotiste ?
À plusieurs reprises, Renaud Camus s’est ingénié à récuser le procès en complotisme qui a pu lui être fait. L’écrivain estime avoir forgé un « concept » à même de décrire une réalité tangible et implacable. « Personne n’est à l’origine de ce projet », explique-t-il dans le quotidien de droite italien Libero. « Je crois surtout à la force de gigantesques mécanismes historiques, économiques et idéologiques et même ontologiques au sein desquels les institutions et les hommes ne sont que des engrenages parmi tant d’autres. » Aux objections de certains frontistes qui, à l’instar de Marine Le Pen, estiment que « le concept de grand remplacement [relève d’une] vision complotiste, Renaud Camus rétorque, acerbe : « Quand le FN parle d’“aspect complotiste” à propos du Grand Remplacement, il est comme ces policiers véreux qui placent de la coke sur les lieux de l’enquête. » Ou encore : « Parler de “complot” à propos du Grand Remplacement, c’est comme attribuer la Révolution française à l’affaire du collier », manière de souligner que l’éventuelle concertation en vue de programmer un remplacement de population est secondaire en regard de l’acquiescement dont les élites se rendraient responsables en n’essayant même pas de conjurer un phénomène auquel, au fond, elles se seraient résignées.
Le consentement au « changement de peuple », s’il ne procède pas nécessairement d’un complot au sens où l’on se le représente communément, constitue pourtant, dans la logique qui est celle de Renaud Camus, une conspiration du silence proprement « criminelle ». Le 9 janvier 2018, dans une formule que ne désavoueraient pas les adversaires les plus farouches de la critique du conspirationnisme au sein de la gauche radicale, Renaud Camus assène : « La théorie de la “théorie du complot” est une invention des comploteurs pour faire croire qu’il n’y a pas de complot, pas d’intention, pas de plan, pas de projet économico-politique, et pour décourager les investigations, la réflexion, le réveil, la sortie de l’hébétude organisée. » Trois ans plus tôt, commentant la désignation par le Parlement européen de l’eurodéputée italienne d’origine zaïroise Cécile Kyenge (née Kashetu Kyenge) comme corapporteuse sur « l’initiative stratégique concernant la situation en Méditerranée et la nécessité d’une approche globale de l’immigration dans l’UE », Renaud Camus écrivait :
Vous pensez sans doute que Mme Kashetu a été choisie à cause de son nom, très indiqué en effet pour une politique qui a consisté, depuis quarante ans, à changer radicalement la population du continent sans qu’il soit jamais question de cela ouvertement, sans que les indigènes soient mis au courant de ce qui se tramait contre eux et sans qu’une seule fois on leur ait demandé leur avis. Le pouvoir où qu’il soit leur a toujours tout caché, dans ce domaine. Il continue, et leur cache tout. […] Je me suis beaucoup défendu d’être un complotiste, récemment. Je me demande si je n’ai pas eu tort. Ce que nous dit le Parlement européen en choisissant Mme Kashetu, c’est qu’il nous hait, nous, les indigènes de ce continent, et qu’il veut notre mort ou notre asservissement. Au reste du monde, il déclare : « Venez tous ! Voyez ce que nous pouvons faire de vous ! »
À la conquête des imaginaires
Rapidement récupéré par l’extrême droite française, le grand remplacement est popularisé et diffusé essentiellement par Internet, notamment par des sites « anti-islamisation » tels que Vigilance Hallal, Riposte laïque, Résistance républicaine, Fdesouche, Medias-Presse.info ou Boulevard Voltaire. Pour Fabrice Robert, le président des « Identitaires », une « remigration, concertée et planifiée – c’est-à-dire le retour dans leurs pays d’origine d’une grande partie des immigrés et descendants d’immigrés – est la seule option à même de garantir un avenir pacifié à notre pays et de préserver son identité ». L’islam, le grand remplacement, la remigration et « l’ensauvagement de la France » sont des « questions incontournables. Ne pas en parler, c’est se priver de toucher nos compatriotes dans ce qu’ils ont de plus profond : l’Identité au service de la sauvegarde de la France éternelle ». Depuis 2014, on peut aussi consulter sur Internet un « Observatoire du Grand Remplacement », créé par le Bloc identitaire avec l’assentiment de Renaud Camus.
Aujourd’hui, le thème du grand remplacement semble se banaliser dans l’espace public français. Éric Zemmour pose cette question : « Et si c’était tout simplement un projet ? Un objectif ? Une réalité en marche qu’on ne peut, qu’on ne veut arrêter. » L’éditorialiste au Figaro consacre un chapitre au sujet – « La chute de Rome » – dans sa Mélancolie française parue en 2010 (Fayard-Denoël). Il y évoque notamment la « vogue persistante des prénoms musulmans, Mohamed en porte-drapeau » qualifiés d’« étendard identitaire ». Et d’ajouter : « Entre Mohamed et Kevin, entre islamisation et américanisation, les prénoms des enfants “français” marquaient avec éclat la déchristianisation et la défrancisation de notre pays. »
Le président de Debout la France, Nicolas Dupont-Aignan, ne fait pas non plus mystère de son adhésion à la thèse « remplaciste ». Il l’exploite notamment en janvier 2017 au moment de l’annonce de la baisse de la natalité française consécutive depuis deux ans avec ce tweet : « En 2016, les socialistes compensent la baisse de natalité par l’invasion migratoire. Le changement de population, c’est maintenant ! » Le lendemain, Nicolas Dupont-Aignan précise son propos sur France Info :
Nous sommes, face au phénomène migratoire en France, face à un déni de réalité. […] La réalité, c’est que, pour la première fois, l’immigration légale […] aboutit à 226 000 entrées légalisées sur le territoire, alors que l’excédent naturel français est l’un des plus bas de ces dernières années puisque nous sommes passés à 198 000. Cela veut dire que […] les migrations prennent de l’ampleur. […] On atteint la cote d’alerte. Nous devons absolument bloquer l’immigration et renforcer la natalité. […] J’assume ce que je dis : si on continue à ne pas maîtriser les flux dans notre pays, la population change et l’assimilation républicaine ne se fait plus par l’emploi ni le destin commun.[…] Si on ne fait rien, on est en voie d’un remplacement de populationqui n’est pas bon pour la population française ou étrangère car elle remet en cause notre modèle républicain.
À l’instar de Renaud Camus, le président de Debout la France n’hésite pas à comparer l’immigration à un processus de nature coloniale. Le 17 février 2017, il écrit sur son compte Twitter : « #EmmanuelMacron n’a rien compris. Le vrai problème aujourd’hui, c’est la #colonisation de la France : migratoire, économique et culturelle. »
C’est dans l’électorat de Marine Le Pen que le taux d’approbation à l’énoncé selon lequel l’immigration est « un projet politique de remplacement d’une civilisation par une autre organisé délibérément par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques et auquel il convient de mettre fin en renvoyant ces populations d’où elles viennent » est le plus élevé (77%). Et c’est tout naturellement que Renaud Camus a appelé à soutenir la candidate la « moins remplaciste », c’est-à-dire Marine Le Pen, pour l’élection présidentielle de 2017. L’idéologue considère que cette élection devait être un « référendum autour de cette question simple : “Acceptez-vous que la France cesse d’être la patrie du seul peuple français (et assimilés) ?” ».
Certains cadres ou anciens cadres du Rassemblement national ou apparentés souscrivent à la thèse de Renaud Camus. C’est le cas de l’ancienne députée FN Marion Maréchal-Le Pen, pour qui cette thèse est une « vérité sur un certain nombre de territoires en France, ce qu’on appelle les Français de souche sont remplacés par une population récemment immigrée ». Le député européen Aymeric Chauprade, élu en 2014 sur une liste FN-Rassemblement bleu marine et démissionnaire depuis du parti d’extrême droite, affirme quant à lui que le grand remplacement « ethnique » n’est pas une « illusion » ou un « fantasme » . Pour Philippe Martel, ancien directeur de cabinet de Marine Le Pen, le constat est sans appel : chaque matin, explique-t-il, il prend le métro, le RER et ensuite le bus : « C’est mieux que l’Insee ! ». Début janvier 2018, Julien Sanchez, le maire RN de Beaucaire, explique avoir « l’impression d’avoir un grand remplacement du porc dans les cantines » ; des propos qui font suite à sa décision de supprimer dans les cantines des écoles publiques de la ville du Gard les menus de substitution. Le maire de Béziers, Robert Ménard, élu avec le soutien de plusieurs mouvements d’extrême droite dont le FN, a été condamné le 25 avril 2017 à 2 000 euros d’amende pour « provocation à la haine et à la discrimination » pour deux de ses déclarations affirmant qu’il y avait trop d’enfants musulmans dans les écoles de sa municipalité. La première est publiée sur son compte Twitter (1er septembre 2016) : « #rentreedesclasses : la preuve la plus éclatante du #GrandRemplacement en cours. Il suffit de regarder d’anciennes photos de classe… » La seconde (5 septembre 2016) relaie ses propos tenus sur LCI : « Dans une classe du centre-ville de chez moi, 91% d’enfants musulmans. Évidemment que c’est un problème. » L’élu commente ainsi la décision de justice qu’il qualifie d’« invraisemblable » :
Venez à une sortie d’école avec moi et vous constaterez que oui, il y a un Grand Remplacement. Pas dans le sens de gens qui tireraient les ficelles mais juste parce que ça saute aux yeux, parce que les photos de classe le disent. […] Oui, je vais faire appel et j’irai jusqu’au bout. C’est une condamnation inique […]. Et j’ai surtout l’impression qu’un certain nombre de propos n’ont plus le droit d’être tenus aujourd’hui. C’est juste inadmissible !
De son côté, le Rassemblement national s’oppose à ce qu’il qualifie de « submersion migratoire », conséquence d’une immigration « devenue impossible à intégrer, encore moins à assimiler ». Pour Marine Le Pen, l’alternative est entre la « France, sa souveraineté, son identité, ses valeurs, sa prospérité » et « un pays que nous ne reconnaîtrions plus, qui nous sera devenu étranger ». Comme le note Cécile Alduy, Marine Le Pen « fait allusion à demi-mot » à la thèse de Renaud Camus, vilipendant un « multiculturalisme » qui aurait tenté de « remplacer ce que nous sommes ».
Quant à Jean-Marie Le Pen, il écrit, dans le premier tome de ses mémoires, que « par l’immigration, clandestine ou non, et par les naissances, le grand remplacement de la population de France s’accumule et s’accélère chaque année ». Lors de la campagne législative de 2017, l’ancien président du FN était présent à Palavas-les-Flots pour soutenir ses comités Jeanne, aux côtés de représentants de Terre et Peuple, du Parti de la France, de la Ligue du Midi, de Synthèse nationale et de la Fédération nationale des harkis et rapatriés d’Algérie. Une lettre de Pierre Cassen (Riposte laïque) est lue. Elle ne fait pas que citer Jean Jaurès et le « remarquable » Éric Zemmour. Le cofondateur de Riposte laïque avance que l’on « peut éviter cette catastrophe, mais à condition de penser que l’arrêt de l’immigration, si c’est une mesure nécessaire, ne sera pas suffisante. À condition de penser que les mots “islam”, “Grand Remplacement” et “Remigration” ne sont pas des gros mots qu’il est interdit de prononcer pour ne pas effrayer la bien-pensance. Seul le camp patriote, dans une France livrée à ceux que nous appelons les islamo-collabos, est aujourd’hui capable de tenir ce discours de vérité, sur la réalité de l’islamisation de la France. […] il ne peut y avoir d’islam de France, c’est une imposture. […] on ne peut lui permettre de continuer sur notre sol sa propagande par ses casernes, les mosquées, ses uniformes, ses voiles ou djellabas, ou ses boucheries halal. »
Aujourd’hui, le thème du grand remplacement s’exporte au-delà des frontières de l’Hexagone. Si, comme le souligne Bruno Tertrais, cette notion occupe une « place de choix dans l’éventail des fantasmes politiques européens », elle est également reprise ouvertement par certains dirigeants européens. En mars 2018, le Premier ministre hongrois Victor Orbán – qui a fait de la question démographique une priorité de son mandat – est en campagne pour sa réélection. Dans un discours prononcé devant des milliers de personnes, à l’occasion de la fête nationale marquant le 170e anniversaire de la révolution d’indépendance hongroise (1848), l’actuel chef de gouvernement hongrois reprend à son compte le registre complotiste, dont le concept du grand remplacement :
Il n’y a aucune exagération dans ce que je vous dis. Jour après jour, nous voyons que les grands pays occidentaux subissent un grand remplacement, quartier par quartier, ville par ville. Ces pays sont en train de disparaître sous la pression migratoire. Aujourd’hui, nous vivons une guerre entre les forces mondialistes et les forces nationalistes.
Dans son article « The French Origins of “You will not replace us”. The European thinkers behind the white-nationalist rallying cry » paru dans The New Yorker, Thomas Chatterton Williams rapporte l’influence grandissante des thèses de Renaud Camus aux États-Unis. Le journaliste revient sur le rassemblement d’extrême droite à Charlottesville en Virginie le 12 août 2017 – l’appel a été relayé par le site suprémaciste blanc The Daily Stormer – où sont présents des néonazis, des membres de l’« alt-right » autour de Richard Spencer, du Ku Klux Klan (dont son ancien leader David Duke) et des supporteurs de Donald Trump. Des slogans comme « Vous ne nous remplacerez pas » et « Les juifs ne nous remplaceront pas » sont scandés par les manifestants.
Le grand remplacement peut aussi être décliné sur d’autres registres. On évoque, par exemple, un « grand remplacement culturel » à l’occasion des fêtes de Noël en soulignant un vide spirituel comblé par l’islam et le remplacement du « Père Noël », condamné à disparaître dans « la France d’après » (au profit du « Père Laïcité »). C’est aussi le titre d’un morceau du groupe de rock féminin « Les Brigandes » qui se produit dans le milieu identitaire et se présente sur son site internet comme « le groupe interdit de radio, de télévision et décrié dans tous les médias ! » Le refrain – « Ah… c’est le temps du grand remplacement » – accompagne un texte apocalyptique, ouvertement xénophobe et antimusulman, comme en témoignent ces extraits :
D’abord ils sont venus la main sur le cœur
Pour du pain et du labeur.
Et nous les avons fait entrer.
Mais ils ont voulu plus encore.
Ils ont débarqué en renfort
Par centaines de milliers
[…]
Les politiciens, c’est leur travail,
Tous au service du Diable
Qui veut nous ravager.
Le programme vient d’en haut,
Satan décrète un ordre nouveau :
En finir avec la Chrétienté.
Une méthode douteuse
Sur des plateformes de vidéos en ligne comme YouTube, des films courts entendent montrer la « réalité » du remplacisme. Ils regorgent de séquences alignant des images de rues où ne seraient présents que des immigrés. La ville de Saint-Denis est régulièrement citée en « exemple » d’une situation où la « population française de souche a été totalement remplacée par une population d’origine extra-européenne (Berbères, Arabes, Africains subsahariens, Asiatiques, Indiens, etc.) ». Cela, assorti d’une critique de l’Europe et de la mondialisation avec la mise en avant de la destruction de l’identité française par « l’importation de la main-d’œuvre immigrée de masse (grand remplacement), et le remplacement du Christianisme par l’Islam avec la collaboration des municipalités de l’UMPS ».
On avance ici et là des chiffres « exacts ». On se réfère à des publications émanant d’organismes scientifiques, notamment l’Insee. Par exemple, une carte des prénoms musulmans intitulée « 42% de prénoms musulmans en Seine-Saint-Denis, la conquête de la France une vue de l’esprit ? », publiée à l’origine sur le site Fdesouche et relayée par Christine Tasin (Résistance républicaine), s’emploie à mettre en perspective les « correspondances prénoms musulmans-départements et leurs très significatives augmentations depuis vingt ans ». Sur cette carte, la région francilienne se détache. La présidente de Résistance républicaine en tire une conclusion pour le moins discutable : « la prééminence du parent musulman dans les couples mixtes […] impose la plupart du temps un prénom musulman à la descendance. Et avec le prénom musulman il impose, forcément, l’islam et sa barbarie ».
Michèle Tribalat est régulièrement citée. Dans un entretien qu’elle nous a accordé, la démographe revient sur le concept de grand remplacement. Son jugement est sans appel : si cette idée « est seulement numérique et vise essentiellement les musulmans qui deviendraient très vite majoritaires en France, nous sommes loin du compte ». « Mais je ne suis pas sûre que l’expression se rapporte seulement à l’inéluctabilité d’un remplacement numérique par des populations venues d’ailleurs, musulmanes en particulier ; ce qui peut arriver localement. Il me semble que son succès vient de son pouvoir d’évocation de certaines situations vécues. Elle a un sens figuré qui évoque l’effondrement d’un univers familier que vit, ou craint de vivre, une partie de la population française : disparition de commerces, et donc de produits auxquels elle est habituée, habitudes vestimentaires, mais aussi pratiques de civilité, modes de vie. » Elle poursuit :
Les concentrations ethniques dans les communes de plus 10 000 habitants ont bondi. On peut les mesurer, depuis la fin des années 1960, à partir de la proportion de jeunes d’origine étrangère (parmi les moins de 18 ans). La concentration était voisine de 15% en moyenne dans ces communes à la fin des années 1960. Elle s’y est considérablement accrue et dépasse 37% en 2015 dans les communes de 30 000 habitants ou plus. Il s’agit là de faits bien tangibles qui ne passent pas inaperçus. […] Il faut donc privilégier la connaissance des faits d’abord. Jouer avec elle comme on n’a cessé de le faire depuis des décennies a ruiné la confiance nécessaire au fonctionnement démocratique.
Pour l’ancienne chercheuse à l’Ined, « il faudrait que cessent les représentations de la réalité de parti pris dont le but principal est de décrédibiliser les perceptions communes ».
Des études sont également interprétées partialement et partiellement ; par exemple, celle du think thank américain Pew Research Center publiée le 29 novembre 2017. Elle s’appuie sur trois projections en fonction de l’importance de l’immigration et envisage une augmentation de la population musulmane de 12,7 à 18% d’ici à 2050. Les conclusions sont largement relayées dans la presse française. Le constat est clair pour les adeptes du grand remplacement, qui surexposent le scénario d’une immigration haute : « Une étude estime que la population musulmane en Europe va plus que doubler d’ici 30 ans. » Valeurs actuelles revient sur « le nombre de musulmans en France [qui] pourrait doubler d’ici 2050 ». Le magazine poursuit ainsi sa démonstration : « En 2016, la part des musulmans en France représentait 8,8% de la population. Selon le centre de recherche américain Pew Research Center, elle atteindra 17,4% en 2050. » Et de conclure : « Le centre de recherche estime par ailleurs que le solde migratoire continuera à être excédentaire et se traduira par une hausse de 4 millions de musulmans en France d’ici 2050. Au total, la population musulmane passerait de 5,7 à 12,6 millions. Plus du double, pour atteindre pas loin de 20% de la population totale. »
Hervé Le Bras réagit précisément à la publication du Pew Research Center. Pour le démographe et historien, ces chiffres « invraisemblables » avancés par des projections à long terme « ne sont pas fiables et ne servent qu’à alimenter les peurs […]. Scientifiquement, ces travaux n’ont aucune valeur. Il est impossible de prévoir ces données, déjà parce qu’il y a à la base un problème de définition et ensuite parce qu’on ne peut pas prédire le solde migratoire. »
Bruno Tertrais revient quant à lui sur la couverture du Figaro du 26 octobre 1985, titrée « Serons-nous encore Français dans 30 ans ? » et assortie de ces quelques lignes : « Jamais publiées. Les statistiques sur l’état de la nation française en 2015. Quelle Marianne dans 30 ans ? ». Exposant une Marianne voilée, la couverture de l’hebdomadaire présente un « dossier immigration » et fait réagir ainsi le politologue : la thèse soutenue, à savoir « le différentiel de fécondité entre Françaises et étrangères d’origine non européenne était tel que la démographie de notre pays allait changer de nature. Mais ses bases de calcul (nombre de Français et d’étrangers sur le sol nation) étaient fausses et ses hypothèses – chute de la fécondité des Françaises et, à l’inverse, maintien de celle des étrangères – étaient pour le moins contestables. Ils se sont effectivement avérés inexacts. »
De fait, le taux de fécondité des descendantes d’immigrés tend à rejoindre celui des femmes issues de la population majoritaire (autour de 1,85 enfant par femme) et l’apport des étrangères au taux de fécondité national est modeste (+ 0,1 enfant par femme). Selon l’Insee, en 1975, la population française de naissance représentait 89,8% des plus de 15 ans. Quatre décennies plus tard, en 2014, ce chiffre demeure relativement stable, à 88%. Ces données, issues du fichier détail des recensements de la population de 1968 à 2014 de l’Insee, contredisent la thèse d’une substitution démographique imminente. « En 2015, 7,3 millions de personnes nées en France ont au moins un parent immigré, soit 11% de la population », note en outre l’Insee. Comment, dans ces conditions, opposer des Français « de souche » à des Français « de papier » ?
Les fantasmes sur l’immigration sont anciens et ceux qui les diffusent ont parfois recours à des chiffres fantaisistes ou à des comparaisons abusives, tel le parallèle douteux opéré entre l’immigration et les « invasions barbares » ou la colonisation. Comme si les migrants qui s’exilent, poussés par l’espoir d’une vie meilleure pour eux et leurs proches, n’avaient d’autre but que de semer la désolation et la misère. Avec le recul, pourtant, on ne peut que se borner à constater qu’aucun des scénarios catastrophistes et menaçants formulés au cours du dernier siècle en matière de flux migratoire ne s’est jamais réalisé.