L’extrême droite fait généralement de la sortie de la zone euro un acte simple, anodin, peu coûteux, voire négocié. Au lendemain du vote sur le Brexit, une analyse des conséquences concrètes d’une telle proposition par deux chercheurs, dans le cadre d’un partenariat entre l’Observatoire des radicalités politiques, Point d’Aencrage et la Délégation socialiste française au Parlement européen.
Réagissant au résultat du référendum britannique le 24 juin qui enclenche la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, la présidente du Front national Mme Le Pen a réaffirmé qu’elle souhaitait à la France le même destin – et, en particulier, une sortie de la zone euro. Le Bureau politique du Front national (FN) s’était réuni début février 2016 afin de déterminer sa position sur la monnaie unique et a réaffirmé qu’il souhaitait toujours la sortie de l’euro. Si la position du parti d’extrême droite n’a pas été franchement clarifiée et reste très floue sur les détails, il s’agit sans conteste d’une question majeure en son sein, Marine Le Pen ayant même annoncé qu’elle s’« en irait » si les Français refusaient la sortie de l’euro par referendum, le 27 septembre 2015 sur RTL dans l’émission Le Grand Jury. En outre, dans le contexte actuel du référendum britannique sur le maintien ou la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, les responsables du Front national communiquent à nouveau de manière offensive sur l’indispensable sortie de la zone euro. Au Parlement européen, le groupe Europe des Nations et des Libertés (ENL), où siègent 20 députés FN, est le plus critique envers la monnaie unique. Bernard Monot, eurodéputé (commission ECON) et stratège économique du FN, est à la tête de cette offensive mais compte de nombreux soutiens dans les autres commissions pour relayer la critique acerbe de l’euro et du fonctionnement de la zone euro. De fait, l’extrême droite fait généralement de la sortie de la zone euro un acte simple, anodin, peu coûteux, voire négocié et, en parallèle, s’appuie sur les faiblesses actuelles de la zone euro pour en faire un bouc émissaire de tous les maux économiques.
A l’occasion du premier séminaire du Groupe ENL organisé en février 2016 à Cracovie, Bernard Monot a justifié sa position en disant : « la monnaie émane d’un droit qui est le produit d’une nation et d’un État de droit. Seul un État peut battre monnaie. Une institution supranationale comme la BCE, théoriquement, ne peut pas battre monnaie puisqu’il faut avoir le pouvoir et la loi pour pouvoir se conférer le droit de battre monnaie ». Par la voix de Bernard Monot, le FN va même jusqu’à qualifier l’euro de « monnaie d’occupation » car, supranationale, elle n’aurait pas « loi biologique d’exister ». Certes l’opinion n’est pas majoritairement favorable à une sortie de l’euro, mais le soutien à l’Union européenne et à la zone euro est fragilisé par une crise de légitimité (traité constitutionnel européen de 2005 suivi du traité de Lisbonne, gouvernance post-démocratique, incapacité à gérer la crise migratoire).
Dans le contexte des nombreuses déclarations anti-UE émanant de l’extême-droite à la suite du référendum britannique, il est nécessaire de rappeler en quoi les « plans de sortie » sont, d’une part, porteurs de risques économiques majeurs pour les pays concernés et, d’autre part, ne constituent pas une réponse adéquate au diagnostic – que l’on peut en partie partager – d’une perte de contrôle des États dans la mondialisation. Pour combattre ce discours démagogique, il faut ainsi reconnaître les fragilités de la zone euro, avant de proposer l’alternative au scénario du repli : un approfondissement de la zone euro (en termes notamment de capacité budgétaire et de représentation démocratique) permettant de retrouver des marges de manœuvre dans la mondialisation.
Les préoccupations sur l’orientation actuelle de l’Union exploitées par le FN
Une critique des lacunes de la zone euro présente de longue date à gauche
Les questionnements sur l’orientation actuelle de l’Union européenne ne sont pas le fait du seul FN, mais existent au sein de la plupart des sensibilités politiques, notamment à gauche. Ces doutes ont porté en particulier sur la politique économique (notamment budgétaire) conduite au sein de la zone euro depuis la crise et son lien avec le cadre institutionnel de l’Union européenne. Plus largement, de nombreuses analyses, souvent défendues par des personnalités apparentées à gauche, ont rappelé les failles structurelles (ou « originelles ») de la zone euro, qui transparaissaient déjà des rapports préparant l’entrée en vigueur de celui-ci. En particulier, le constat a été clairement posé depuis plusieurs années de l’incomplétude d’une union reposant sur un pilier monétaire mais sur aucun pilier budgétaire (et donc sur l’absence de capacité contra-cyclique au niveau de la zone euro), comptant sur les règles budgétaires et la discipline de marché pour assurer la régulation macroéconomique.
De nombreuses voix s’élèvent en outre, et notamment à gauche, pour souligner le besoin d’une démocratie renforcée au sein de l’Union économique monétaire que fait naître la gestion d’une monnaie commune et que renforcerait la perspective de gestion d’une capacité budgétaire commune. Cette critique de gauche a vocation à changer la donne au niveau européen. Suite aux intenses débats au sein de la gauche, cristallisés notamment au moment des référendums de 1992 et 2005, la promesse de François Hollande lors de sa campagne en 2012 de renégocier le traité budgétaire européen (renégociation finalement substituée par un volet croissance) témoignait du relatif consensus existant à gauche sur la nécessité de changer la donne. En juillet 2015, le chef de l’État déclarait encore : « L’Union ne peut se réduire à des règles, des mécanismes ou des disciplines (…) L’Europe a laissé ses institutions s’affaiblir et les 28 gouvernements peinent à s’accorder pour aller de l’avant. Les Parlements restent trop loin des décisions. Et les peuples se détournent à force d’être contournés ». Les divergences portent alors surtout sur la manière de faire évoluer l’Europe, selon que l’on croit à la possibilité d’un approfondissement vertueux de la zone euro ou que l’on considère que cela n’est pas possible dans les conditions souhaitables.
Si l’on plaide pour l’approfondissement, position majoritaire à gauche, la question de la stratégie est alors essentielle : compromis préalable avec l’Allemagne (au risque de trop concéder à la vision allemande) ou rapport de force plus frontal (au risque d’une crise politique). Surtout, cet approfondissement devra vraisemblablement davantage convaincre et intégrer les citoyens si l’on veut endiguer la déconnexion entre l’idée européenne et les opinions publiques.
Mais intégrée par le FN dans une critique tous azimuts contre l’euro et l’Union
De son côté, le FN tente d’utiliser ces questionnements sur le projet européen pour conforter sa remise en cause d’ensemble de l’Union européenne et de la zone euro. Depuis que Marine Le Pen dirige le parti (2011), le diagnostic porté rejoint parfois en partie les critiques de gauche à l’orientation actuelle de l’Europe, ce qui s’est manifesté notamment sur la critique par le FN des politiques d’austérité budgétaire conduites après la crise. Toutefois, outre le fait qu’elle soit en contradiction avec le programme historique du FN (et encore avec certaines mouvances actuelles du parti), cette analyse s’inscrit aussi dans le cadre d’une critique tous azimuts, centrée sur l’euro. L’euro serait tout à la fois responsable de l’austérité budgétaire, de l’inflation, de la faible croissance, de la désindustrialisation, de la baisse des salaires, du chômage (cf. le site internet du Front national).
Or il n’est pas recevable d’attribuer à l’Union européenne et à l’euro toutes les difficultés actuelles des pays européens. Dans certains cas, les erreurs factuelles dans l’argumentaire du FN sont flagrantes, comme pour la supposée « spectaculaire envolée des prix ». Au-delà, plus fondamentalement, le FN tend à attribuer à l’euro toutes les dérives de la mondialisation financière. Cette position peut être contestée sur de nombreux points : la crise financière mondiale qui a débuté en 2007 n’a pas été initialement une crise de l’euro. Elle a eu pour épicentre les États-Unis, où – de manière encore plus spectaculaire qu’en Europe – la déréglementation financière a permis la hausse de l’endettement du secteur financier bancaire et non-bancaire (shadow banking system), ainsi qu’une bulle conjointe sur les prix immobiliers et la dette des ménages. Ce n’est qu’à partir de 2010, avec la montée des tensions sur la dette des pays du sud de la zone euro, que celle-ci bascule dans une crise souveraine qui lui est propre (nécessitant, comme indiqué précédemment, de répondre à ses fragilités). Mais il est inexact de prétendre que la crise financière tire ses racines de l’existence de la monnaie unique.
Le mouvement de désindustrialisation des pays avancés n’est pas spécifique à la zone euro, il est généralisé à la plupart des pays avancés. C’est notamment le cas du Royaume-Uni et des États-Unis, qui subissent même une concurrence plus forte des pays émergents que les pays de la zone euro, pour qui les échanges intra-zone représentent une part importante du commerce. Difficile donc également de défendre l’idée que l’euro serait la cause de la désindustrialisation des pays européens. La question de la divergence entre membres de la zone euro est en revanche une question importante, qui nécessite la mise en place de politiques communes fortes. Si ni l’euro ni l’Union européenne ne sont responsables de la désindustrialisation ni, plus généralement, de la mondialisation des échanges, il est vrai que les mesures de protectionnisme au niveau européen, pourtant promues par une très grande partie de la classe politique française, ne se sont pas traduites dans de grandes politiques européennes et une proposition telle que le small business act, en place depuis 2011, restent non contraignantes. Si la politique commerciale européenne doit sûrement être davantage protectrice – les débats en cours sur le TAFTA montrent l’ampleur du décalage entre l’attente des citoyens sur ce sujet et les orientations poursuivies – l’alternative nationale semble bien plus périlleuse. Le renforcement du protectionnisme au seul niveau national français souffrirait en effet du défaut majeur d’être limité à une économie qui reste petite à l’échelle des échanges mondiaux, réduisant d’autant son pouvoir de négociation sur le terrain commercial. Imaginer qu’une telle politique serait indolore pour l’économie française relève du leurre, sauf à considérer une économie française quasi-autarcique parviendrait à compenser de moindres exportations (coûts plus élevés, mesures protectionnistes des autres pays vis-à-vis de la France) par une production nationale sans renchérissement des biens actuellement importés.
La faible croissance qui s’annonce pour les pays avancés n’est là encore pas spécifique à la zone euro. Les dernières Perspectives de l’économie mondiale du FMI font état d’une révision à la baisse de la croissance pour l’ensemble des pays avancés, et d’un risque généralisé de croissance faible. L’hypothèse d’une « stagnation séculaire », largement débattue, notamment aux États-Unis, fait aussi l’objet d’un débat mondial. Cette faible croissance tiendrait notamment à la hausse des inégalités – qui, au-delà de ses conséquences sociales, pèse sur la demande et la croissance –, à la faiblesse de l’investissement (public et privé), ainsi qu’à d’autres facteurs de long terme comme la démographie. Ces évolutions ne sont donc pas liées à l’euro mais aux conséquences d’une mondialisation financière dérégulée, et de la mise en retrait des États dans leur capacité à la maîtriser sans que la montée en puissance de la gouvernance de la zone euro n’ai permis de le compenser. Cette évolution ne serait donc pas enrayée et pourrait même s’aggraver en cas de sortie de la France de la zone euro.
Enfin c’est largement au niveau de l’UE que se décident les questions d’harmonisation (et donc parfois, pour la France, de dérégulation). Certes les États membres ont un intérêt plus grand à l’harmonisation mais, de fait, les économies des pays hors de la zone euro ne sont pas plus ou mieux régulées que les pays de la zone euro. Avoir adopté l’euro nous force certes, encore plus que pour les pays de l’UE qui ont leur propre monnaie, à nous pencher avec les pays qui partagent notre monnaie sur les problèmes de régulation, mais on ne peut voir dans l’euro l’« instrument de la dérégulation ».
Une sortie de l’euro en théorie « possible », mais à un coût élevé
Rien de plus faux que l’affirmation du FN selon laquelle « il n’y a rien de plus banal que la fin d’une union monétaire ». Il faut ainsi rappeler une évidence : une sortie de la France de l’UE impliquant un abandon de la monnie unique auraient des conséquences sans commune mesure avec ce que l’on observe depuis quelques jours et la sortie programmée du Royaume-Uni de l’UE – dont les conséquences négatives pour l’économie britannique sont apparues clairement dès le 24 juin. Le FN ajoute « en un siècle, 69 unions monétaires se sont dissoutes, pour la plupart avec peu de mouvements économiques et beaucoup d’avantages ». Les 69 « unions monétaires » évoquées proviennent d’une liste (publiée dans un article d’Andrew Rose) de pays et territoires qui ont de facto quitté l’union monétaire dans laquelle ils étaient. Or aucun pays de cette liste n’est un tant soit peu comparable à la France de 2016 : cette liste est en effet constituée quasi-exclusivement de pays qui ont pris leur indépendance au cours du XXe siècle vis-à-vis de la France et du Royaume-Uni et dont l’économie n’a rien à voir avec celle d’un grand pays développé comme la France. Surtout, les unions monétaires présentées ne sont pas comparables avec une union volontaire de pays aux niveaux de développement économique proches et se partageant la responsabilité politique de la gestion de cette monnaie. La zone euro n’a pas de précédent et il est bon de le rappeler pour comprendre qu’une grande incertitude entoure le coût d’un éclatement de la zone euro. En revanche, la plupart des analyses de la question montrent que le coût d’une sortie serait très élevé, à court comme à long terme.
Un coût de transition extrêmement élevé
La transition d’une monnaie vers une autre monnaie plus faible est très coûteuse. Or il s’agit bien du cas qui se pose à la France : même ceux qui souhaitent une sortie de l’euro anticipent une dévaluation suite au retour au franc, et le FN revendique même clairement cette dévaluation. Mais trois problèmes économiques majeurs sont posés par la question de la transition de l’euro à la monnaie nationale (cf. Yeyati, Blejer, 2010 ; Eichengreen 2010 & 2007).
Une transition vers une monnaie plus faible impose un contrôle des capitaux. En effet, un parti souhaitant la sortie de l’euro aura annoncé clairement son plan avant d’arriver au pouvoir (sans quoi l’ensemble du processus serait anti-démocratique), et c’est d’ailleurs ce qu’a fait le FN. Or dans la mise en œuvre du « plan » du FN conduisant dans tous les cas à une sortie de la zone euro (cf. annexe 1), tous les épargnants qui le peuvent chercheront immédiatement à déplacer leurs liquidités à l’étranger pour qu’elles ne subissent pas la dépréciation prévue (ouverture d’un compte à l’étranger, achat d’actifs libellés en monnaie étrangère). La seule attitude envisageable alors pour éviter une fuite majeure du capital (qui conduirait à une crise bancaire et à un effondrement de la capacité productive du pays) est le contrôle des capitaux. Mais la mesure de contrôle des capitaux est très coûteuse pour l’économie puisqu’elle freine les transactions des agents économiques (prêts aux entreprises, commerce avec les pays étrangers, etc.), et ne peut être mise en place pendant très longtemps sans provoquer une récession très grave. Le délai entre l’élection d’un parti qui promeut clairement la sortie de l’euro et la sortie effective doit donc être très court (quelques semaines au plus), rendant l’exercice démocratiquement très complexe. Le FN prévoit certes un palier intermédiaire avec l’introduction d’une monnaie parallèle mais la crédibilité de cette solution serait vite dénoncée (cf. annexe 2) et ne serait donc pas de nature à dissuader la fuite des capitaux. En outre, il s’agirait de l’élection présidentielle du candidat d’un parti, laquelle serait suivie par l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement à direction FN, qui ne serait possible qu’après les législatives – soit un mois et demi environ après le vote de la présidentielle. La question de la réaction des marchés et des particuliers se pose donc dès l’intervalle entre le seccond tour de la présidentielle et la formation du gouvernement.
Toutes les transactions se déroulent, du jour au lendemain, en francs et non plus en euros, déstabilisant considérablement tous les échanges économiques. Les aspects techniques et réglementaires de la question prennent de fait du temps et ne sont pas à négliger (remplacement des pièces et des billets notamment). Or dans cet « entre-deux », l’économie est en partie bloquée. Ceci pose également un problème pour tous les contrats signés avant la sortie et qui impliquent des transactions entre la France et un pays étranger.
L’économie française se retrouverait avec un problème de dette publique et privée considérable. La dette publique, souscrite très majoritairement en droit français, serait remboursée en francs et non en euros et le montant que la France rembourserait à ses créanciers serait donc 20% inférieur au montant attendu. Par anticipation, les taux d’intérêts demandés par les marchés sur la dette française seraient donc immédiatement très élevés dès lors qu’une menace d’une sortie de l’euro pèserait sur la France. Il ne faut pas non plus négliger l’effet sur la dette privée, et notamment celle des entreprises : entre 20% et 50% de la dette privée serait sous droit étranger (cf. Noordvige & Firoozye, 2012) et la dette privée totale pourrait donc se voir augmentée du jour au lendemain de 5% à 10%, provoquant faillites de nombreuses entreprises et déstabilisation du secteur financier. Plus généralement, l’ensemble des contrats passés par des entreprises étrangères peut se retrouver du jour au lendemain excessivement cher pour une entreprise française (si elle était le client d’un service dont le prix est libellé en euros).
Il ne faut pas sous-estimer ce coût de transition. Même s’il est en apparence temporaire, il pourrait en réalité conduire à une récession prolongée et à une hausse du chômage qui pourrait contraindre l’économie française pendant plusieurs années : le chômage de longue durée et le manque d’investissement pouvant avoir des effets sur les perspectives de long terme.
Même à long terme, un retour à une monnaie nationale plus coûteux
Face à ce coût de transition, les « gains » structurels promis par le FN une fois la transition réalisée, paraissent en réalité limités, voire nuls.
L’effet positif de la dévaluation sur la compétitivité à l’export est un argument fréquent mais il se base sur une analyse économique fragile. Selon le FN, une sortie de la France de l’euro permettrait une dévaluation de la monnaie de 20%. En tout état de cause, selon le FN, les conditions sont réunies pour que cette dévaluation soit profitable (le FN cite explicitement les « conditions de Marshall-Lerner »). Il y a certes un effet positif de la dévaluation sur la balance commerciale, mais c’est à la condition que la baisse du pouvoir d’achat vis-à-vis des produits importés ne soit pas compensée par une hausse des salaires. Si gain en compétitivité il y a, il se fait donc bien en partie via la baisse du pouvoir d’achat des salariés. En outre, les problèmes de compétitivité de la France vis-à-vis de nombre de nos concurrents, dont l’Allemagne, sont de moins en moins ceux du coût du travail que des problèmes de compétitivité hors coût (gamme de produit, innovation, positionnement international) qui ne sont pas résolus par la dévaluation. En outre, vis-à-vis des partenaires qui ont déjà un coût du travail considérablement plus faible (la Chine par exemple), le gain de compétitivité lié à une dévaluation de 20% serait faible. Pire, si l’Espagne et l’Italie abandonnaient également l’euro, la dévaluation associée à leurs monnaies serait bien plus importante que celle associée au nouveau « franc » et réduirait la compétitivité-coût française vis-à-vis de ces pays. À long terme, la compétitivité globale de l’économie française ne serait donc pas nécessairement meilleure.
Le retour à une banque centrale nationale ne changerait pas drastiquement la situation de la France en termes d’endettement et de finances publiques. Certes la capacité d’intervention de la banque centrale sur la dette publique (via le marché primaire ou le marché secondaire) permet de crédibiliser le rôle de prêteur en dernier ressort à l’État (en plus de celui de prêteur en dernier ressort aux banques), ce qui permet d’éviter que les taux d’intérêt demandés par les marchés privés n’augmentent trop. Mais c’est justement l’évolution qu’a connue la BCE depuis 2012 avec l’annonce des OMT (opérations monétaires sur titres), qui lui permet d’intervenir, dans certaines conditions, sur la dette publique des États de la zone euro. Les taux d’intérêt ont ainsi baissé considérablement depuis cette annonce, ce qui a été accentué ensuite par la mise en œuvre de plusieurs séries de politiques de rachat des titres souverains sur le marché secondaire (QE). Les taux d’intérêt sur la dette publique sont ainsi désormais historiquement bas et ne sont donc, en aucun cas, une contrainte pour l’endettement public. Le seul argument valable pourrait porter actuellement non pas sur la BCE mais sur le cadre institutionnel européen, que l’on peut juger trop contraignant en termes de finances publiques. Mais le FN, loin de prôner une relance budgétaire massive, plaide au contraire pour une consolidation budgétaire drastique. Dans son « plan de désendettement » de 2013, le FN proposait ainsi un « déficit zéro » en 2018 et une diminution de 30 points du ratio dette rapportée au PIB en 2025, soit bien plus que ce qu’imposent les règles européennes. On peine alors à voir l’intérêt d’un rachat massif par la Banque de France, ce dernier servant justement à la France, dans l’esprit de ses défenseurs, à pouvoir s’endetter davantage.
Ces gains nuls ou relativement limités sont surtout à mettre en regard de coûts considérables à long terme d’une absence de politique monétaire coordonnée entre pays européens très intégrés économiquement – sans même évoquer le coût de l’isolement politique de la France. Entrer dans la guerre des monnaies européennes et revenir à un système de changes et par conséquent au cercle vicieux des « dévaluations compétitives », qui pénaliseraient considérablement les épargnants, les investissements et les entreprises… sans donner davantage de perspective, comme on l’a vu, ni de pouvoir d’achat aux consommateurs ni d’emploi aux chômeurs. Le processus de sortie paraît a priori au moins l’équivalent, en termes d’impact négatif sur l’économie, à la crise de 2008. Le schéma de 2008 (augmentation du chômage, nécessité d’un sauvetage du secteur financier) se répéterait donc, mais avec situation bien moins favorable : taux de chômage ayant considérablement augmenté entre temps, dette publique plus élevée et absence de perspective de coordination avec nos partenaires européens.
Conclusion : le FN se nourrit des faiblesses de l’UEM
Pour comprendre la position du FN sur l’euro il faut partir d’un constat qui s’impose, au vu des arguments bancals et des contradictions du parti sur ce sujet : le FN fait de la sortie de l’euro un prérequis, voire un étendard. Il a beau tenter d’adoucir sa position en invoquant un référendum et en parlant de transition négociée, il a besoin de cette position anti-euro pour deux raisons : d’une part, il s’agit pour le FN de se démarquer des partis dits traditionnels, et ce d’autant plus que, par ailleurs, son processus de normalisation passe par un discours en apparence moins extrême sur certains sujets ; d’autre part, prôner la sortie de l’euro lui permet à la fois de désigner le responsable de tous les maux économiques de la France et de proposer une solution définitive pour s’en débarrasser. La sortie de l’euro participe surtout du vrai fond idéologique du FN : souverainisme et rejet à tout prix de tout ce qui est étranger. C’est donc pour crédibiliser une position déjà prise et de laquelle il ne peut se départir que le FN avance des arguments économiques, quitte à ce que ceux-ci soient bien fragiles voire, comme on l’a vu, contradictoires. Déconnectés des réalités politiques, économiques et monétaires, les élus frontistes dessineraient avec leur approche dite « concertée », « diplomatique » et « démocratique » de la sortie de l’euro un scénario noir pour le pays. Le projet de sortie de l’Union européenne couplé à celui de la sortie de la zone euro du « Front national » est certes anti-européen mais va aussi, surtout à l’encontre des intérêts du pays.
Pour autant, les arguments utilisés par le FN n’en restent pas moins persistants dans le débat public, entre autres parce qu’ils se nourrissent de toutes les insuffisances du projet d’union économique. De fait, la concrétisation des mouvements qui doivent accompagner la monnaie unique reste, malgré les récentes évolutions (adoption du plan Juncker, pistes tracées par le « Rapport des 5 présidents », publié le 22 juin 2015, largement inachevée, en partie justement parce qu’elle implique un pas en avant en termes de solidarité européenne et d’avancée institutionnelle, que les États ne semblent pas, à ce stade, prêts à assumer y compris au regard du poids pris dans certaines opinions très souverainistes. Pour exposer pleinement les contradictions des propositions du FN, il faut pourtant pouvoir proposer une vision cohérente pour la zone euro et assumer ce que ce scénario implique :
– Une capacité budgétaire commune au niveau de la zone euro, qui permettrait un meilleur équilibre entre solidarité et responsabilité budgétaire, c’est-à-dire un véritable « budget de la zone euro » (cf. notamment Benassy-Quéré, Ragot et Wolff, 2016, « Quelle union budgétaire pour la zone euro ? »),
– Un renforcement du rôle du Parlement européen, notamment via la création d’une chambre « zone euro » (cf. par exemple le « Manifeste pour une union politique de la zone euro » publié par un collectif d’intellectuels dans Le Monde en février 2014),
– Une fiscalité harmonisée,
– L’émergence de politiques sociales européennes permettant d’alléger l’impact des chocs économiques, par exemple avec une assurance chômage au niveau européen (cf. entre autres Benassy-Quéré, Keogh, 2015, « Une assurance chômage européenne »).
Avec la sortie programmée du Royaume-Uni de l’Union européenne, les pays de la zone euro n’ont plus le choix. Des propositions sont sur la table, à même de réconcilier la gauche – et l’ensemble des citoyens – avec l’Europe. Pour cela, repenser les traités européens sera sans doute nécessaire, mais cette perspective semble en partie paralyser certains États membres de la zone euro. Se confronter à ces questions et porter davantage politiquement la zone euro et ses perspectives d’évolution s’avèrent plus que jamais indispensable si l’on veut rendre efficace la lutte contre l’idée qu’un retour au franc serait une solution aux problèmes économiques posées à la France.
Annexe n°1 : pourquoi une sortie « contrôlée » n’est pas possible
Conscients des difficultés que pose une sortie de l’euro, le FN propose une sortie « progressive » en plusieurs étapes, sur le modèle de la stratégie de David Cameron vis-à-vis du Brexit :
1. une fois au pouvoir, le FN annonce l’organisation d’un référendum dans les six mois sur l’appartenance à l’Union européenne,
2. entre-temps, il négocie avec ses partenaires européens : s’ils acceptent, outre la fermeture des frontières, l’inversion de la hiérarchie des normes et la fin du pacte de stabilité et de croissance, le retour de la France à une monnaie nationale, le FN s’engage à appeler à voter pour cet accord, sinon le FN appelle à voter pour une sortie de l’Union européenne sous l’article 50 du Traité de l’Union européenne,
3. l’accord est soumis à référendum dans ces termes.
Il est parfaitement malhonnête de la part du FN de considérer le référendum britannique sur le maintien ou la sortie de l’Union européenne comme un exemple à suivre pour notre pays. La France étant, contrairement au Royaume-Uni, dans l’espace Schengen et dans la zone euro, une sortie de l’Union européenne et de la monnaie unique aurait des répercussions sans commune mesure. Cette « stratégie » est politiquement inopérante : elle suppose que les partenaires européens acceptent de négocier avec la France, qui n’a rien à offrir en retour puisque dans le meilleur des cas le FN propose une « Europe des nations libres » vidée de son sens. Mais surtout elle suppose que, dans tous les cas, la France abandonne l’euro – en gardant, à la limite un système de monnaie parallèle (cf. annexe 2). Cette stratégie a donc encore moins de chance d’aboutir que celle de David Cameron qui elle-même n’a pas permis au Premier ministre britannique d’obtenir des concessions majeures auprès de ses partenaires.
Quel que soit le résultat de cette « négociation » le FN porterait, dans tous le cas, la sortie de l’euro. Or, dès l’instant que la menace d’une sortie de la France de la zone euro apparaîtrait, la France ferait face à une fuite des capitaux massive auquel l’État devrait répondre, vraisemblablement par un contrôle strict des capitaux (cf. 2.1.) et la crise serait enclenchée. Les six mois qui séparent l’annonce du référendum de la tenue du scrutin conduiraient à une paralysie de l’économie. Les travaux de Jacques Sapir, partisan de la sortie de l’euro et que cite le FN comme principale source pour appuyer son projet, prévoient eux-mêmes une sortie soudaine : en un week-end, la Banque de France devrait être réquisitionnée, les règles de financement de l’État modifiées, etc. soit une rupture de facto avec l’union monétaire. Imaginer des négociations avec nos partenaires pendant six mois suivant cette décision unilatérale est absurde. De fait, ces décisions entraîneraient une sortie rapide de la zone euro : quelle que soit la forme que prend une sortie de la zone euro celle-ci ne peut être décidée qu’en quelques jours. L’idée d’une négociation où « la coopération européenne permettra d’examiner, pendant toute la durée de la négociation, l’ensemble des options envisageables pour rétablir la souveraineté monétaire des États membres » n’a en pratique aucune chance d’arriver : aucun pays n’acceptera de faire peser une telle incertitude sur la zone euro pendant six mois et ce serait, en outre, se faire imposer une décision unilatérale de la France.
Il s’agit donc bien d’une sortie unilatérale que le FN doit assumer ainsi que les coûts considérables qui y sont associés. Un exemple montre bien à quel point le FN sous-estime l’impossibilité d’une solution coordonnée : il écrit que « pour stabiliser la transition », les pays partenaires créeraient des institutions « de transition » ou pourraient utiliser les fonds du mécanisme européen de stabilité. Les États membres de la zone euro s’accorderaient ainsi pour mettre en place de nouvelles institutions communes et autoriseraient l’utilisation de fonds mutualisés de manière plus souple que ce qui fait déjà l’objet de négociation intense au sein de l’UEM – alors même qu’il s’agit de détruire la zone euro ? C’est évidemment impensable. Cette idée que les compromis difficiles auxquels tentent d’aboutir des États qui partagent la même monnaie se transformeront en négociations confiantes lorsqu’il s’agit de l’abandonner relève du fantasme.
Annexe n°2 : les problèmes posés par la fausse « solution » de la monnaie parallèle
Le FN évoque parfois l’idée d’une « monnaie commune » (ECU), parallèle aux monnaies nationales et qui permettrait de rejeter la monnaie unique tout en conservant les bienfaits de la stabilité monétaire. Au travers de quelques interventions médiatiques d’élus frontistes, on en apprend légèrement davantage. Bernard Monot indiquait en janvier 2015 par voie de communiqué de presse qu’il n’y avait « plus de temps à perdre, la France [devait] négocier de manière ordonnée avec la BCE et l’Eurogroupe, un passage au nouveau franc français couplé à un euro monnaie commune (ECU) dans la zone euro ». Plus récemment, à Cracovie, il affirmait que « l’euro monnaie unique n’est pas monnaie commune. On souhaiterait en France, au niveau de notre parti, que l’euro soit éventuellement monnaie commune pour pouvoir avoir des échanges dans la zone euro ». Cette idée est inspirée d’un document rédigé par Jacques Sapir et Philippe Murer – qui a depuis rejoint Marine Le Pen – pour la Fondation Res Publica dans lequel les auteurs plaident pour la mise en place, à terme, d’un euro « national » émis par la Banque de France, en parallèle d’un « euro » européen destiné aux échanges entre membres de la zone euro.
Une telle idée suppose une négociation sereine avec les partenaires européens de la France qui est peu probable si la France décide unilatéralement de sortir de l’euro (cf. encadré 1). Surtout il s’agirait de revenir au système monétaire européen : des taux de change encadrés autour d’un cours pivot entre les pays européens fixé par un panier de monnaie qui constituerait une « monnaie commune ». Or, ce sont bien les faiblesses de ce système, identifiées dans le rapport Delors qui ont conduit à l’arrêt du SME et au lancement du processus d’adoption de la monnaie unique. La viabilité d’un tel système ne peut se penser à long terme qu’avec un contrôle strict des capitaux. Et, comme indiqué plus haut, basé sur la confiance entre les pays européens et celle des investisseurs, il a peu de chance de voir le jour après un éclatement de l’euro. Au final, on voit mal comment justifier la préférence d’un système de change fixe (donc sans possibilité de dévaluation massive) avec un contrôle des capitaux (terriblement coûteux pour l’économie) plutôt que l’union économique et monétaire de la zone euro.
À nouveau, la « solution » de la monnaie parallèle semble plutôt destinée à faire accepter une sortie de l’euro qu’être le fruit d’un véritable raisonnement économique.