Le festival Réel, qui s’est déroulé en juin 2022, est le résultat d’un an de travail de 115 jeunes de Villeurbanne. Plus qu’une simple offre culturelle, ce festival de musique a été organisé, étape par étape, de la gestion artistique au déroulement de l’événement en passant par la communication, par des jeunes qui ont pu appréhender les différents métiers impliqués tout en l’alliant à un engagement citoyen. Clémence Favrau, doctorante à l’université Bordeaux Montaigne, livre les retours d’expérience de ce festival qui, selon elle, a contribué à renouveler les débats autour de la politique culturelle et pourrait inspirer d’autres collectivités territoriales.
Le festival Réel s’est tenu à Villeurbanne (département du Rhône, 150 000 habitants) les 3, 4 et 5 juin 2022. Dans une commune où la jeunesse représente une part importante de la population (près d’un habitant sur deux a moins de 30 ans en 2018, selon l’Insee), la Ville de Villeurbanne a accompagné 115 jeunes entre 12 et 25 ans dans l’organisation de l’événement, de A à Z. Les retours d’expérience du festival Réel pourraient alimenter les réflexions similaires d’autres collectivités territoriales.
Réel, le festival de la jeunesse à Villeurbanne
Le festival Réel de juin 2022 a accueilli plus de 45 000 personnes au parc de la Feyssine à Villeurbanne. Entièrement gratuit, l’événement a été conçu et mis en œuvre pendant environ dix mois par 115 volontaires de 12 à 25 ans, accompagnés par des agents de la ville et des professionnels des champs des musiques actuelles et de l’événementiel. La programmation, principalement musicale, proposait des têtes d’affiche, comme Roméo Elvis, Eddy de Pretto, Ofenbach ou encore FEDER. Mais le tissu artistique métropolitain n’était pas en reste, puisqu’une scène locale accueillait les artistes émergents préalablement sélectionnés et ayant bénéficié d’un accompagnement par des professionnels. En somme, une programmation à l’image des sensibilités des jeunes organisateurs dans leur diversité : pop, électro, rap, prolongés par des propositions d’arts de la rue et de spectacles jeune public.
Dès sa genèse, le projet se voulait ambitieux en mettant un point d’honneur à associer expérience d’amateurs et exigence dans la proposition finale, avec un budget d’un million d’euros. Ce sont donc les jeunes qui ont conçu et mis en œuvre les différents aspects de l’organisation du festival, de la programmation à l’identité visuelle, en passant par les enjeux de logistique et de sécurité. Pour les jeunes, la mise en œuvre d’un tel projet a permis de se frotter à l’organisation d’un événement culturel, ici avant tout musical, et ainsi de découvrir et d’interagir avec la constellation des partenaires nécessaires à la mise en place d’un festival. La liberté de s’impliquer sur les aspects du projet de leur choix a largement été mis en avant. Certains participants ont pu, en lien avec leurs intérêts personnels, approfondir leurs compétences en communication ou en montage vidéo, tout en se familiarisant avec les métiers des encadrants professionnels. La découverte du milieu de la musique live et de l’événementiel de l’intérieur a représenté une première expérience, à la fois pour les jeunes animés par la curiosité et ceux pour qui une voie professionnelle pourrait se dessiner. Les jeunes ont ainsi été témoins et acteurs des coulisses de l’organisation d’un festival et des contraintes qui l’accompagnent en matière de production et de sécurité : « [Le festival] m’a surtout appris qu’en fait, derrière les paillettes, les strass, les artistes, il y avait toute une organisation »1 Podcast du festival Réel, épisode 1.. Au-delà de cette sensibilisation à la production artistique, cette expérience a également été l’occasion d’exercer leur pouvoir d’agir citoyen au travers de la délibération, de l’argumentation des choix collectifs et de la mise en avant de leurs engagements sociétaux2Les jeunes organisateurs du festival Réel racontent leur expérience à travers un podcast, l’Aventure du Réel.. Un travail collectif valorisé le jour de l’événement, à la fois par la présence du public et par les compliments des équipes artistiques accueillies pour l’occasion.
Villeurbanne, « Capitale française de la culture » 2022
Le festival Réel constitue l’un des temps forts de la saison à Villeurbanne, labellisée « Capitale française de la culture » pour l’année 2022. Première ville labellisée, Villeurbanne a largement fondé sa candidature autour de l’engagement de son action publique à destination des jeunes. En effet, la ville a présenté au jury un dossier articulé autour de deux axes principaux : l’organisation d’un festival de la jeunesse et la refonte de sa politique culturelle en matière d’éducation artistique et culturelle (EAC), notamment par l’implantation de centres culturels au sein des écoles de la ville. Ce nouveau label décerné par le ministère de la Culture a vu le jour en 2020 ; il distingue une commune, ou un groupement de communes, entre 20 000 et 200 000 habitants, pour son projet de politique culturelle et s’accompagne d’un soutien d’un million d’euros. Largement inspiré du label des « Capitales européennes de la culture », ce nouveau dispositif s’adresse aux villes intermédiaires souhaitant mettre en avant et renforcer leur dynamisme culturel local3L’Observatoire des politiques culturelles consacre au label « Capitale française de la culture » un cahier spécial dans son dernier numéro : L’Observatoire, 2022/1, n°59, p. 47..
Du fait de son histoire en matière d’action culturelle, Villeurbanne se distingue par diverses propositions remarquées. De projets emblématiques (le TNP – Théâtre national populaire – comme figure de la décentralisation, l’École nationale de musique, le Nouveau Musée…) à son expertise dans les arts de la rue (tout particulièrement avec les Ateliers Frappaz) en passant par des opérateurs locaux figures de l’innovation (le CCO La Rayonne), Villeurbanne a saisi cet appel à candidatures comme une occasion d’expérimenter les ambitions locales émergentes. Avec le constat qu’un habitant sur deux a moins de 30 ans, l’objectif de cette année d’émulations est de « mettre les jeunes, de 3 à 25 ans, en situation de création, de découverte du geste et de l’émotion culturels »4Dossier de presse, janvier 2022, p. 7.. Dans le cadre de la labellisation de Villeurbanne comme Capitale française de la culture, des projets pérennes ont vocation à être mis en place, comme l’implantation des minimixes, des centres culturels au sein de chaque groupe scolaire de la ville, en même temps qu’une saison culturelle particulièrement dense. Parmi les événements de la saison figurent le festival de la jeunesse qui nous préoccupe ici, mais également (parmi bien d’autres) Tchangara (une marionnette géante venue de Côte d’Ivoire, par la compagnie Ivoire Marionnettes), la présentation des nouvelles créations d’Ariane Mnouchkine et de Royal Deluxe à Villeurbanne, l’organisation de deux soirées des Nuits de Fourvière au TNP, ainsi que la Fête de la musique déployée sur 6 kilomètres de boulevards entre Villeurbanne et Lyon.
Un engagement des jeunes qui déjoue les stigmates ?
Le festival Réel a témoigné de l’engagement continu de jeunes dans un projet collectif pendant presque un an, alors même que les études sur les pratiques culturelles pointent depuis des années les effets de l’intrusion du numérique et la domination des pratiques individuelles dans la vie quotidienne des Français. Ici, les 115 jeunes ont démontré leur envie de participation à une expérience collective, après deux années de vie culturelle ponctuée de fermetures et d’annulations successives, donnant un coup de massue aux événements fédérateurs et aux lieux de sociabilité – et dont l’isolement de cette période n’a pas été sans conséquence sur la santé mentale des jeunes. En ce sens, le festival Réel nous propose un retour d’expérience sur la mobilisation des jeunes Villeurbannais et leur implication dans la vie locale avec la création d’une véritable communauté autour d’un projet IRL (In Real Life). Comme nous l’a confié une participante : « Tout ça, c’est pour dépasser les clichés. Il y a beaucoup de personnes qui disent que les jeunes sont des fainéants. Nous, on a voulu prouver que non ».
Ne nous y trompons pas, l’implication des participants sur l’ensemble du projet est un réel enjeu, d’autant plus qu’aucune sélection n’a été effectuée lors de l’appel à volontaires et que chacun était libre de quitter le projet à n’importe quel moment. La moyenne d’âge des participants est de 19 ans, mais cela n’a pas empêché aux plus jeunes, entre 12 et 15 ans, de s’impliquer pendant ces dix mois. Une vingtaine de jeunes ont quitté le projet en cours, principalement pour une problématique d’articulation des différentes activités extrascolaires. De plus, il nous semble intéressant de relever que les jeunes ont pu allier organisation de l’événement et engagement citoyen et militant. Le village associatif du festival a rassemblé 19 associations autour de quatre thématiques : la prévention, l’inclusion et la lutte contre les discriminations et le handicap, la biodiversité, la citoyenneté et l’économie sociale et solidaire5MET’, magazine de la Métropole de Lyon.. Une association œuvrant pour l’inclusion était également présente dans le but de sensibiliser à l’accessibilité à travers des dispositifs Personne à mobilité réduite (PMR), des bornes tactiles ou encore des gilets à vibrations. Finalement, ce sont les sensibilités des jeunes face aux enjeux actuels de société et leurs engagements associatifs quotidiens qui ont été valorisés et transmis à l’occasion de ce village associatif.
L’un des enjeux centraux du projet pour la collectivité territoriale semble être l’accompagnement, l’encadrement et le soutien des jeunes dans l’organisation tout en s’assurant que ces derniers demeurent décisionnaires – un bouleversement dans la conception de la politique culturelle. Finalement, Réel nous interroge sur le passage de la position de spectateur à celle d’organisateur et ses modalités de mise en œuvre, tout particulièrement sa légitimation.
L’occasion de renouveler les débats autour de la participation culturelle ?
La participation fait l’objet de divergences qui ne sont pas récentes dans le milieu artistique et culturel. L’émergence du référentiel des droits culturels a renouvelé les débats au sujet du relativisme culturel, provoquant parfois des levées de bouclier en étant perçu comme une menace pour la liberté de création et de programmation. Toutefois, il semblerait préférable d’envisager la participation de façon plurielle, tant les formes qu’elle revêt sont multiples : ici, il ne s’agit pas d’une participation au projet artistique, à l’œuvre qui en découlera (aspect de la participation qui a largement été étudié), mais bien à l’organisation de l’événement. Ainsi, les jeunes ont pris la tête de la direction artistique et technique du festival, allant plus loin que les formes de participation que nous pouvons régulièrement observer avec les comités de spectateurs ou les conseils des jeunes dans certains lieux de diffusion par exemple.
L’un des défis du festival de la jeunesse est de trouver un équilibre délicat : à la fois de donner un espace de liberté aux jeunes organisateurs tout en veillant à ne pas les laisser démunis face au fonctionnement du champ des musiques actuelles, et ainsi possiblement les mettre en difficulté. Par exemple, si ce sont les jeunes qui ont fait une sélection d’artistes qu’ils souhaitaient voir apparaître dans la programmation (après avoir dépassé la phase de propositions très ambitieuses, parmi lesquelles Rihanna ou Beyoncé), ce sont les professionnels qui ont contacté les tourneurs et ont négocié au nom des jeunes. Finalement, des espaces d’expérimentation et de sensibilisation semblent être possibles, entre des jeunes forces d’engagements et de propositions et les circuits artistiques professionnels.
De ce point de vue, le festival Réel nous invite à envisager le débat sur la participation avec un nouveau regard et à nous interroger sur les manières de « laisser les clés du camion »6Expression utilisée par le maire de Villeurbanne dans Cédric Van Styvendael et Vincent Guillon, « « Ouvrir une fenêtre pour l’avenir » : la jeunesse, clé de voûte de Villeurbanne 2022 », L’Observatoire, vol. 59, n° 1, 2022, pp. 56-58. aux jeunes d’un territoire. Comment intégrer les professionnels du secteur musical dans l’organisation d’un événement de grande ampleur par des jeunes ? Cette perspective peut être source de réticences des professionnels, à la fois dans le bouleversement des habitudes de travail à chaque étape du projet et dans les résultats. En quoi cela favorise-t-il la valorisation des compétences des professionnels (en matière de programmation, d’accueil du public, de sécurité, de technique et de production), mais également leur évolution à travers les regards portés par les jeunes ? En effet, on peut assez aisément imaginer qu’un tel processus permettrait aux professionnels d’éclairer leurs propres pratiques avec le regard des jeunes organisateurs, y compris en ce qui concerne les équipes artistiques accueillies lors du festival. Au-delà du prisme de la participation culturelle stricto sensu, l’implication poussée des jeunes dans l’organisation du festival convoque des compétences diverses de vie en collectif. Confrontation des idées (cela a notamment été le cas dans le choix du nom du festival), argumentation, débat : pour ces jeunes, il semble s’agir autant d’une aventure artistique et culturelle unique que d’une mise en action de leur pouvoir d’agir et de leurs voix de citoyens dans l’exercice de la démocratie locale. Du côté des encadrants, la mise en place d’un tel projet requiert de nombreux engagements et adaptations dans les habitudes de travail : adresse et dialogue avec les jeunes et les professionnels, rythme de travail… Le temps et l’énergie, et donc les moyens alloués, sont des éléments clés pour mener à bien cette expérimentation dans la mesure où la recherche du « faire différemment » entraîne des bouleversements constants des routines de l’administration. Au-delà, la participation à un tel projet encadré par des agents municipaux offre l’opportunité de se familiariser avec le fonctionnement d’une collectivité territoriale et la notion de service public. Par ailleurs, en posant la question de la gratuité de l’événement, les jeunes ont touché du doigt un débat central des politiques culturelles.
Un élément que l’on peut retenir du festival Réel est que la confiance semble s’être installée grâce à la préservation de la logique « extrême » qui faisait le cœur du projet dès ses débuts. En effet, le point de vigilance central est celui de s’assurer tout au long du projet que les jeunes sont effectivement décisionnaires, dans la mesure du soutenable, même si les souhaits émis vont à l’encontre des premières intuitions des encadrants (ce qui a été le cas dans le choix de l’identité visuelle de l’événement). Pousser la logique jusqu’au bout semble être l’occasion de développer une nouvelle relation avec l’acteur public local, de dépasser la méfiance de constituer une « fausse promesse » ou une « caution » du point de vue des jeunes. En effet, un tel projet peut participer de la relation et du dialogue entre l’administration et les jeunes citoyens, qui n’étaient pas sans a priori, voire méfiants face à leur potentielle instrumentalisation à des fins de communication politique. Finalement, les initiatives locales telles que Réel nous invitent à envisager le débat de la participation, non plus à travers une dichotomie – trop souvent schématisée autour de « pour ou contre » –, mais plutôt autour de la question de l’équilibre. Comment associer les habitants à des projets sur des temps donnés ? En quoi cela peut-il leur permettre de s’approprier la vie artistique et culturelle de leur propre territoire et d’en être acteurs ? « Il se passe de nombreuses choses à Villeurbanne, que l’on ne voit pas forcément. Je suis plus attentive aujourd’hui », nous a confié une participante.
Et après ?
Le projet du festival Réel semble être une opportunité pour la collectivité territoriale de catalyser l’engagement des jeunes, de leur donner l’opportunité d’être acteurs dans la vie culturelle locale, mais également de mettre en avant des sujets de société qui leur tiennent à cœur. Les encadrants ont observé un effet d’entraînement à court terme, certains jeunes de Réel s’étant impliqués comme bénévoles pour la Fête de la musique, deux semaines après l’événement, et sur des dates clés de la rentrée 2022-2023. Comment faire pour que Réel ne soit pas le point final de la dynamique mise en place ? S’il est trop tôt pour tirer des enseignements supplémentaires, il est intéressant de voir en quoi ce type de projet dessine des dynamiques en mesure de faire bouger les lignes dans la façon de penser et de mettre en œuvre la politique culturelle, et peut-être susciter des innovations au sein des politiques publiques : on peut en faire l’hypothèse.
Ainsi, le festival Réel confirme l’implication de Villeurbanne dans l’expérimentation locale, en matière artistique et culturelle et au-delà. Il nous semble fournir un retour d’expérience intéressant pour les collectivités qui souhaiteraient s’investir dans les problématiques de participation et d’exploration des différentes possibilités de mise en synergie des opérateurs sur leur territoire. En tissant une relation de confiance avec les jeunes du territoire, on voit une nouvelle fenêtre se dessiner pour le renouvellement des politiques culturelles et une nouvelle méthodologie à même d’infuser au sein de l’action publique. Comme l’exprime Cédric Van Styvendael, maire de Villeurbanne, « […] si l’on veut que les politiques culturelles bougent, il faut donner à la jeunesse la possibilité de « prendre les manettes » pour nous dire comment elle voit les choses »7 Cédric Van Styvendael et Vincent Guillon, « « Ouvrir une fenêtre pour l’avenir » : la jeunesse, clé de voûte de Villeurbanne 2022 », L’Observatoire, vol. 59, n°1, 2022, pp. 57.. Restera à tirer le bilan de cette année de labellisation « Capitale française de la culture » et à observer quelles lignes le projet de Villeurbanne à l’attention de la jeunesse a fait bouger au sein de son administration et dans la mise en œuvre de sa politique publique locale, au-delà de l’événement médiatisé du festival Réel.
- 1Podcast du festival Réel, épisode 1.
- 2Les jeunes organisateurs du festival Réel racontent leur expérience à travers un podcast, l’Aventure du Réel.
- 3L’Observatoire des politiques culturelles consacre au label « Capitale française de la culture » un cahier spécial dans son dernier numéro : L’Observatoire, 2022/1, n°59, p. 47.
- 4Dossier de presse, janvier 2022, p. 7.
- 5MET’, magazine de la Métropole de Lyon.
- 6Expression utilisée par le maire de Villeurbanne dans Cédric Van Styvendael et Vincent Guillon, « « Ouvrir une fenêtre pour l’avenir » : la jeunesse, clé de voûte de Villeurbanne 2022 », L’Observatoire, vol. 59, n° 1, 2022, pp. 56-58.
- 7Cédric Van Styvendael et Vincent Guillon, « « Ouvrir une fenêtre pour l’avenir » : la jeunesse, clé de voûte de Villeurbanne 2022 », L’Observatoire, vol. 59, n°1, 2022, pp. 57.