Pourquoi note-t-on un désintérêt pour l’élection présidentielle à venir de la part des Français ? Quels sont les risques pour la démocratie sur le long terme ? Adélaïde Zulfikarpasic, directrice BVA Opinion, livre son analyse à partir de nouvelles données d’enquête.
Une campagne qui peine à intéresser les Français
Alors que le premier tour de l’élection présidentielle aura lieu dans moins de deux mois, seuls 69% des Français inscrits sur les listes électorales se disent intéressés par cette élection d’après la dernière enquête pré-électorale BVA1Cette enquête a été réalisée en partenariat avec RTL et Orange auprès un échantillon de 1505 personnes inscrites sur les listes électorales, issues d’un échantillon représentatif de 1650 Français âgés de dix-huit ans et plus, du 7 au 9 février 2022.. Certes, ce sont près de sept Français sur dix qui déclarent s’intéresser au scrutin, mais c’est 4 points de moins que lors de notre précédente mesure deux semaines plus tôt. On pourrait plutôt s’attendre à ce que, à cette échéance de la présidentielle, la « courbe de l’intérêt » pour l’élection ne fasse plus que progresser jusqu’au jour J. Là, non seulement elle ralentit, mais elle semble même amorcer un déclin. Le niveau d’intérêt mesuré actuellement est plus faible qu’en octobre dernier, lors de notre première vague d’enquête pré-électorale.
Mais surtout, l’intérêt exprimé par les Français à l’égard de l’élection est moins important que ce que l’on mesurait à cette échéance du scrutin il y a cinq ans, en 2017 (75% le 23 février 2017, à deux mois exactement du premier tour). Seuls 36% des inscrits déclarent s’y intéresser « beaucoup », contre 43% en février 2017, soit une baisse de 7 points sur l’item le plus « intense ».
Parallèlement, l’intention de participer au premier tour se tasse également légèrement (70% contre 71% deux semaines plus tôt et 74% début janvier). Elle reste elle aussi moins importante que ce que l’on mesurait en 2017 à la même période (75%).
Autre résultat illustratif d’un enthousiasme modéré à l’égard de cette campagne pour le moment : on observe une grande méconnaissance des dates précises du scrutin qui, rappelons-le, a lieu plus tôt cette année. À peine plus d’un quart des Français inscrits sur les listes électorales sont capables de citer précisément la date du 10 avril (26%). Si la méconnaissance de la date exacte n’est pas tellement surprenante et n’a rien d’inquiétant, ce qui est peut-être plus alarmant, à cette échéance du scrutin, c’est la proportion d’individus qui ne semblent pas du tout conscients de l’imminence de l’élection. En ajoutant les 17% d’inscrits qui évoquent « le mois d’avril » en se trompant de jour ou sans donner de précision, ce sont au total moins d’un Français sur deux (43%) qui savent que l’élection présidentielle aura lieu dans moins de deux mois quand 57% ne le savent pas.
Aux origines de ce désintérêt pour « l’élection reine »
Pour espérer remobiliser et susciter l’intérêt des électeurs, il apparaît essentiel d’essayer au préalable de comprendre ce qui peut expliquer leur faible niveau d’intérêt.
Il est la résultante d’une convergence de facteurs.
D’abord, un facteur structurel qui n’est pas propre à cette campagne et qu’il convient de garder en tête car il est sans doute le plus important et il constitue en quelque sorte le socle sur lequel viennent s’agréger tous les autres facteurs : la défiance croissante à l’égard des politiques, de la politique, que l’on observe depuis maintenant plus de vingt ans. Plus que l’expression d’un sentiment de colère, elle trouve ses fondements dans un sentiment d’inutilité du vote qui constitue d’ailleurs le principal levier de l’abstention. Interrogés en novembre dernier par BVA2Enquête BVA réalisée en partenariat avec RTL et Orange auprès d’un échantillon représentatif de 1643 Français âgés de dix-huit ans et plus, du 12 au 15 novembre 2021., 50% des abstentionnistes potentiels à l’élection présidentielle citaient en effet comme raison principale le fait qu’ils n’attendaient pas grand-chose de cette élection, que cela ne changera rien à leur quotidien.
Deuxième facteur, mi-structurel, mi-conjoncturel puisque nous cohabitons avec lui depuis maintenant près de deux ans et qu’il a contribué également à minimiser fortement l’intérêt des Français pour les précédents scrutins, pour ne pas dire à les occulter (municipales de 2020, régionales et départementales de 2021) : la Covid-19. Nous arrivons au terme de deux ans de crise sanitaire qui, il ne faut pas en minimiser l’impact, ont laissé la société française dans un état de grande fatigue et de grande lassitude. Les Français ont envie de passer à autre chose, sans pour autant trouver l’énergie suffisante pour débattre, échanger, discuter de l’avenir de la France. La crise sanitaire a par ailleurs eu comme autre effet d’amplifier un mouvement déjà à l’œuvre depuis longtemps dans la société : le repli de l’individu sur sa sphère privée (famille, amis). Cela a nécessairement des répercussions dans son rapport à la « chose publique » et on le voit d’ailleurs dans les différents travaux sur l’engagement. La notion de collectif a perdu de son sens, en particulier auprès de certaines catégories dont les plus jeunes. L’engagement se fait dans un espace-temps plus restreint (sur une cause en particulier, pour un temps donné, par des formes non conventionnelles). Le vote, notamment pour une élection qui vise à opter pour de grandes orientations pour le pays pour les cinq ans à venir, va à l’encontre de cette vision.
À ces deux grands facteurs plus ou moins structurels vient se superposer un faisceau de facteurs plus conjoncturels, qui peuvent d’ailleurs se nourrir les uns les autres.
L’offre politique est jugée insatisfaisante. Il ne s’agit pas ici de diversité de l’offre car le spectre auquel ont accès les électeurs français est sans doute l’un des plus variés du monde, surtout quand on le compare aux systèmes anglo-saxons où domine le bipartisme. Mais c’est de qualité de l’offre dont il est question ici. Nombreux sont les électeurs, dans les études qualitatives notamment, qui expriment leur frustration, leur déception, pour ne pas dire leur colère face à des dirigeants politiques et des candidats qui ne sont pas jugés à la hauteur des enjeux du pays et de leurs préoccupations. La gauche est pointée du doigt principalement parce qu’elle ne parvient pas à s’entendre et à s’unir en vue de proposer un projet commun et cohérent à un électorat qui se retrouve, en partie, en déshérence. À droite, les défections dans les camps des unes et des autres ont tendance aussi à occulter le fond. S’ajoute à cela l’absence de débats – pour le moment ? – (à part quelques « duels ») entre les candidats, qui ne contribue pas à rendre concrète cette campagne. Quant au centre, il n’est pas encore « vraiment dans le jeu ».
C’est d’ailleurs là le deuxième facteur qui peut venir expliquer cet intérêt en déclin : le « vrai-faux suspense » autour de la candidature d’Emmanuel Macron qui peut générer une forme d’impatience teintée de lassitude ou une forme de lassitude teintée d’impatience. Certes, 61% des Français souhaitent qu’Emmanuel Macron officialise dès à présent sa candidature, sans trop que l’on sache si ce résultat tient de la question, du pronostic ou tout simplement du bon sens. Il n’est pas certain, en tout cas, que l’annonce, lorsqu’elle adviendra, suscite un quelconque élan ou une nouvelle dynamique, mais pour le moment, cela semble figer les Français dans l’expectative.
C’est en outre une autre clé d’explication de la faiblesse de l’intérêt à date : il s’explique sans doute en partie par une forme d’absence perçue de suspense permettant de tenir les Français en haleine : 41% des inscrits sur les listes électorales pensent qu’Emmanuel Macron va remporter l’élection, un niveau qui le place très nettement devant tous les autres candidats (Marine Le Pen et Valérie Pécresse ne sont mentionnées que par respectivement 9% et 8% des inscrits, Éric Zemmour par 5%, Jean-Luc Mélenchon par 4%, tous les autres étant cités par moins d’1% des inscrits). D’ailleurs, en novembre, 30% déjà des abstentionnistes potentiels à la présidentielle citaient, parmi les raisons de leur choix, « l’impression que les jeux sont déjà faits ». On sait pourtant que rien n’est joué à deux mois d’un scrutin, les précédentes élections nous l’ont montré. À cette distance du premier tour, il y a cinq ans, Marine Le Pen faisait la course en tête, loin devant ; Emmanuel Macron et François Fillon se disputaient la seconde place, devant Benoît Hamon, qui distançait de près de 7 points Jean-Luc Mélenchon pour le résultat que l’on connaît. Mais en tout état de cause, cette absence perçue de suspense quant au résultat vient sans doute elle-même renforcer le sentiment d’inutilité du vote dont on a parlé précédemment.
Autre élément mentionné par les Français pour expliquer leur intérêt moindre que par le passé : le sentiment d’absence de vision, de fond, d’approche programmatique. Même si cette idée n’est pas nouvelle, on retrouve le sentiment partagé par de nombreux Français que la forme prend le pas sur le fond, que les polémiques et les petites phrases dominent la campagne au détriment des programmes, des propositions et des débats de fond.
En lien avec cet élément, c’est surtout le sentiment que la campagne n’aborde pas les sujets qui sont essentiels à leurs yeux et notamment ceux qui font écho à leur quotidien qui conduit une partie des électeurs à se détourner de la campagne. Ce sentiment a pu être nourri par la séquence de la fin d’année qui, entraînée par la campagne en vue du congrès LR pour désigner leur candidat à la présidentielle, a mis l’accent sur les thématiques de sécurité, d’immigration et d’identité, dans une surenchère avec l’extrême droite. Certes, ce sont des thèmes qui comptent pour une partie des électeurs. Plus de quatre électeurs sur dix (43%) déclarent en effet que l’immigration comptera « beaucoup » dans leur choix pour la présidentielle ; ils sont aussi plus de quatre électeurs sur dix à déclarer que l’identité française comptera « beaucoup » dans leur choix (41%), qu’ils aillent voter ou non. Mais c’est bien moins que le pouvoir d’achat et la santé qui compteront « beaucoup » pour sept Français sur dix. Et ce sont six électeurs sur dix qui, outre la sécurité (60%), déclarent que des sujets socioéconomiques comme l’avenir du système social (58%), les retraites (58%), l’éducation (58%) ou encore la situation économique de la France (57%) compteront « beaucoup » dans leur choix. Certes, certains candidats ont fait des propositions sur ces sujets, mais tout se passe comme si elles « n’imprimaient pas » dans l’opinion, comme si elles étaient inaudibles. C’est là qu’on en revient à tous les précédents facteurs énoncés, qui viennent en quelque sorte « écraser la campagne » au point de la réduire à sa partie la moins porteuse de sens et de réponses pour les Français.
Nos institutions en péril ?
Bien sûr, il reste presque deux moins de campagne et tout peut encore changer. Bien sûr, l’entrée en campagne du président de la République d’un jour à l’autre peut réanimer une campagne jugée un peu terne jusqu’à présent et raviver la flamme de l’intérêt. Mais quand on sait par ailleurs que le premier tour (10 avril 2022 donc) tombe au début des vacances de printemps de la zone B et que le second tour (24 avril 2002) aura lieu alors que toutes les zones confondues seront en vacances (à la fin pour la zone B, au milieu pour la zone A et au début pour la zone C), on peut craindre le pire en termes de participation. Car tel est le risque majeur d’un intérêt en berne : celui d’une abstention record.
Cette abstention record comporte deux risques : un risque politique et un risque démocratique.
Le risque politique : les résultats d’ensemble énoncés précédemment cachent en effet d’importantes disparités. L’intérêt pour l’élection, tout comme l’intention de participation et la connaissance de la date du scrutin, tend à progresser avec l’âge, de façon presque linéaire. Seuls les jeunes de 25-34 ans font figure d’exception : sur tous les indicateurs, ils sont systématiquement en retrait de façon plus significative que les jeunes de 18-24 ans (-8 points par rapport à la moyenne des inscrits sur l’intérêt, +12 points sur la méconnaissance, -14 points sur l’intention de participation). Tout comme le sont les CSP- et notamment les ouvriers (-10 points par rapport à la moyenne sur l’intérêt, +11 points sur la méconnaissance, -11 points sur l’intention de participation). Dans un cas comme dans l’autre, ces électeurs ont également en commun notamment de constituer une part importante du socle électoral de Marine Le Pen (et ce sont souvent les mêmes). Reste à savoir si cela peut avoir un impact sur les résultats du scrutin si une partie de cet électorat se désintéresse au point de ne pas aller voter. Si les intentions de vote publiées aujourd’hui tiennent théoriquement compte de ces facteurs puisqu’elles sont réalisées sur la base des personnes ayant l’intention certaine d’aller voter, exprimant une intention de vote, on sait néanmoins que l’abstention « différenciée » n’aura pas le même impact pour tous les candidats.
Le risque démocratique fort : comment répare-t-on ce sentiment que voter ne sert plus à rien ? Comment fait-on lorsque même choisir son président, qui constitue pourtant « la clé de voûte de nos institutions3Michel Debré, 27 août 1958, devant l’Assemblée générale du Conseil d’État. », n’a plus de sens aux yeux d’une partie non négligeable des Français ? Cela signifie-t-il que la Ve République est à bout de souffle ? Il apparaît tout du moins urgent de se poser la question.
- 1Cette enquête a été réalisée en partenariat avec RTL et Orange auprès un échantillon de 1505 personnes inscrites sur les listes électorales, issues d’un échantillon représentatif de 1650 Français âgés de dix-huit ans et plus, du 7 au 9 février 2022.
- 2Enquête BVA réalisée en partenariat avec RTL et Orange auprès d’un échantillon représentatif de 1643 Français âgés de dix-huit ans et plus, du 12 au 15 novembre 2021.
- 3Michel Debré, 27 août 1958, devant l’Assemblée générale du Conseil d’État.