Comme chaque année depuis 1972, le Dakar constitue plus qu’un événement sportif : il est avant tout une aventure humaine sans équivalent dans le monde de la course automobile. Reste que, depuis son départ de Djeddah, cette 42e édition fait polémique. Comment expliquer ce mariage de raison entre Amaury Sport Organisation (ASO), l’organisateur du Dakar, et l’Arabie Saoudite ? Laurent-David Samama, membre de l’Observatoire du sport de la Fondation, livre des éléments de réponse.
Le paysage est à couper le souffle… Au milieu des dunes, Carlos Sainz, Fernando Alonso, Stéphane Peterhansel et 540 autres concurrents se sont élancés pour un périple de plus de 5 000 kilomètres à travers l’Arabie Saoudite. Comme chaque année depuis 1972, le Dakar constitue plus qu’un événement sportif : il est avant tout une aventure humaine sans équivalent dans le monde de la course automobile. Reste que, depuis son départ de Djeddah, cette 42e édition déchaîne les passions et les critiques. Dès l’annonce de son attribution, les associations de défense de droits de l’homme se sont insurgées contre l’image positive renvoyée du royaume wahhabite alors même que ce dernier est tristement réputé pour ses atteintes aux droits fondamentaux. À l’instar du député Régis Juanico, des hommes politiques se font les porte-voix de ces critiques. Derrière le challenge sportif, ils accusent le rallye des sables de cacher une gigantesque opération de communication destinée à faire oublier la vraie nature du régime saoudien. Hasard du calendrier, quelques jours seulement avant le début de la compétition s’ouvrait le procès de onze suspects dans le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi au consulat d’Istanbul en octobre 2018.
Le sport comme instrument ideal de soft power
Et si Djeddah devenait la nouvelle Mecque du sport de haut niveau ? Introduite sans préambule, la proposition pourrait prêter à sourire. C’est pourtant une frénésie d’événements majeurs du calendrier sportif qui se déroulent, depuis peu, sur le sol saoudien. En quelques mois, le royaume wahhabite a raflé l’organisation des Supercoupes italiennes et espagnoles de football (moyennant un chèque de 180 millions pour les six prochaines éditions de cette dernière), du combat de boxe très attendu entre Anthony Joshua et Andy Ruiz, tout en héritant également d’une étape du championnat du monde de Formule E, d’un show rocambolesque organisé par la puissante fédération de catch WWE et de l’organisation d’un tournoi d’exhibition de tennis rassemblant, entre autres, Rafael Nadal et Novak Djokovic… Cela, sans compter les désormais traditionnels matchs amicaux de football prisés du public local et même la Coupe du monde de billard ! Derrière cette boulimie d’entertainment sportif se cachent, pour le prince héritier Mohammed ben Salmane, deux objectifs. En premier lieu : la volonté d’effacer l’affaire Khashoggi des mémoires, un épisode médiatico-judiciaire spectaculaire qui a laissé des traces dommageables en termes d’image alors même que l’Arabie Saoudite entreprenait un vaste effort de communication pour storyteller sa modernisation… Mais surtout, il s’agit de sortir la monarchie de son anonymat vis-à-vis du grand public, en l’imposant comme un pays moderne, attirant. C’est ainsi que la venue du Dakar, précieuse sur le plan international et loin d’être inutile sur le plan intérieur (la jeunesse saoudienne est férue de sports mécaniques), constitue une étape importante dans le déploiement du plan « Vision 2030 » censé offrir un nouvel horizon aux Saoudiens. Que contient-il ? Il s’agit sensiblement de la même démarche entreprise par les autres monarchies de la péninsule arabique : attirer les investisseurs, préparer l’après-pétrole et moderniser son image en usant (et abusant s’il le faut) de soft power… Vingt ans après Dubaï, quinze ans après le Qatar, l’Arabie Saoudite s’est donc lancée dans une vaste entreprise de « diplomatie sportive », répondant à des objectifs politiques clairs. Dans un contexte de marchandisation du sport, il est évident que la puissance économique du royaume saoudien représente un atout majeur. Or, si l’on ignore à ce jour avec précision le montant de l’enveloppe qu’Amaury Sport Organisation (ASO), l’organisateur du Dakar, a offert pour faire courir son rallye dans le désert de Lawrence d’Arabie, il y a fort à parier que les enchères sont montées à des niveaux jamais atteints par le passé. Les journalistes du Canard enchaîné avancent une somme faramineuse – 15 millions d’euros par an, sur cinq ans. Soit quatre fois plus que le montant des éditions précédentes… Le prix à payer pour se racheter une image ? « Les Saoudiens veulent d’abord montrer que leur pays est magnifique et prouver son potentiel d’attraction touristique, en dehors des pèlerinages à La Mecque », observe Carole Gomez, experte en diplomatie sportive à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), dans les colonnes de La Croix. Pour cela, quel meilleur événement qu’un rallye dont les images sont diffusées dans 190 pays, sillonnant tout le territoire national et s’étendant sur deux semaines ?
Morale contre raison
Les réticences sont, bien sûr, nombreuses. Fallait-il courir dans une monarchie absolue, pratiquant un islam rigoriste si éloigné des standards occidentaux ? Tandis que les ONG rappellent que 180 personnes ont été décapitées en Arabie Saoudite au cours de l’année écoulée, le député Génération.s Régis Juanico s’est, de son côté, fait le porte-voix d’un dégoût largement partagé par la classe politique française et résumé en une formule : « une diplomatie du carnet de chèques prenant le pas sur le sport ». Dans une tribune pour Le Journal du dimanche, l’élu s’insurgeait : « Doit-on aujourd’hui se résoudre à confier l’organisation de grands événements sportifs aux pays les plus fortunés mais aussi les moins démocratiques, au mépris du respect le plus élémentaire des droits de l’homme ? Ces pays sont prêts à tout pour tenter de changer leur image ternie au plan international. Le sport véhicule des valeurs fortes : vivre ensemble, tolérance, égalité. On ne peut bafouer ces valeurs au profit de simples enjeux financiers et commerciaux. Encore moins quand le pays hôte ne respecte pas les droits humains ». Sévère mais juste, la charge de Régis Juanico fait néanmoins l’impasse sur l’aspect sécuritaire, un élément crucial lorsque l’on organise une course à la complexité logistique avérée. Au-delà de l’indignation, il se cacherait ainsi comme un mariage de raison entre ASO et l’Arabie Saoudite. Pour en saisir les fondements, un petit rappel historique s’impose. Au cours des vingt dernières années, nous avons observé la résurgence puis l’installation durable de la menace terroriste autour du globe. Une donnée qui a considérablement compliqué la tâche des organisateurs du Dakar, jusqu’à déloger purement et simplement le rallye de son tracé africain originel, en lui imposant un long détour par le continent sud-américain. Affaiblies mais toujours pas vaincues, les cellules terroristes transforment l’organisation d’une course aussi longue en temps et en kilomètres que le Dakar en un véritable défi, voire un tour de force… De fait, les seuls pays pouvant se permettre d’accueillir la course sont aujourd’hui des proto-dictatures, des régimes militaristes ayant la capacité de cadenasser leur territoire en écartant drastiquement le risque d’une attaque armée envers les équipages. Humainement, symboliquement et économiquement, la survenue d’un attentat sur la route du Dakar aurait des conséquences lourdes. Elle signifierait probablement la mort de la course…
Dessiner le tracé le plus spectaculaire possible
C’est ainsi que le tracé du rallye est pensé très en amont, c’est-à-dire plusieurs mois à l’avance par ASO, et fait l’objet de négociations avec les autorités, au plus haut sommet des États. C’est notamment ce que nous révélait Étienne Lavigne, l’ex-boss du Dakar. L’homme est un baroudeur. Sur le ton de la confidence, il évoque en interview la grandeur du désert algérien, ses souvenirs rocambolesques de l’Afghanistan à l’époque de l’invasion soviétique et ses rencontres récentes avec Cristina Kirchner et Evo Morales. Pas de doute, l’homme a vu du pays. Lorsqu’il était en fonction, il traitait régulièrement avec des présidents pour dessiner, le plus précisément possible, les contours d’un tracé épineux… Tapissant d’ailleurs les murs de son bureau parisien, plusieurs cartes de l’Afrique – lointains vestiges du Paris-Dakar historique – et de l’Amérique du Sud – témoignages des tracés plus récents – voisinent avec des tirages photos ahurissants. Depuis 1979, plus que n’importe quelle autre course, le rallye au long cours incarne l’aventure, la découverte et la volonté de sortir des sentiers battus. Son fondateur, le regretté Thierry Sabine, avait coutume de dire : « Le Dakar, c’est un défi pour ceux qui partent, du rêve pour ceux qui restent. » Voilà qui explique, en partie au moins, l’intérêt saoudien pour la course.
En l’espace de quarante éditions, l’épreuve a eu tout le loisir de bâtir sa légende. Plus de trente pays visités, trois en Europe, vingt et un en Afrique, cinq en Amérique du Sud et désormais l’Arabie Saoudite. Des centaines de contrées légendaires traversées, des rives du lac Rose au désert du Ténéré, du rocher des Éléphants à la baie de Valparaíso. Une liste longue et dense comme le road-book des coureurs engagés. Mais comment donc se conçoivent les tracés du Dakar ? Qui y travaille et sous quelles modalités ? Pour en savoir plus, nous avons interrogé Marc Coma. Quintuple vainqueur du Dakar sur une moto KTM, le pilote espagnol est récemment passé de l’autre côté de la barrière, du côté de l’organisation, avant de revenir cette année en course, en tant que copilote de l’espagnol Fernando Alonso sur Toyota. Chez ASO, Marc Coma officiait jadis en qualité de directeur sportif du rallye. Son rôle ? Celui de « traceur ». Autrement dit, l’homme-clé qui, avant le départ de la course, repère le tracé de l’édition à venir et en détermine la nature. Un poste capital dans l’organisation de l’événement. « Pour être un bon traceur du Dakar, explique-t-il, il est essentiel d’avoir participé à l’épreuve et d’en avoir une approche globale. Cela nécessite d’entrer dans la pensée du concurrent en repérant les dangers potentiels, les secteurs difficiles et les endroits intéressants du point de vue sportif. » Selon Marc Coma, « Il faut nécessairement un grand nombre de kilomètres à parcourir en spéciales pour dessiner un bon tracé, en gardant à l’esprit que ces distances parcourues doivent présenter un certain intérêt sportif. Entre les dunes, le hors route, les traversées de rivière, les tronçons techniques et la navigation, terminer le Dakar revient à avoir surmonté toutes les situations. » Du rythme et du spectacle tout en préservant autant que possible la sécurité des coureurs : nous voilà au cœur de la recette de ces tracés qui ont marqué des générations de téléspectateurs. Car, si le Dakar est avant tout une aventure qui se vit, il est également une épopée moderne qui se découvre par médias interposés. En 2016, 1 460 journalistes étaient accrédités et les images de la course retransmises dans 190 pays. Pour valoriser le parcours concocté par l’organisation, la production a ses astuces. Fixes ou en hélicoptères, ses cameramen sont placés sur les spots les plus spectaculaires et a recours à des drones pour obtenir toujours plus d’images. Qu’ils soient en quad, en auto, en camion ou à moto, les pilotes sont ainsi plus que jamais des aventuriers casqués et motorisés se frayant un chemin à travers des étendues vastes comme un continent. Leur image est fabriquée pour frapper et imprimer durablement les souvenirs des amateurs de mécanique.
Googlemaps et bonnes vieilles cartes routières
Voilà pour la carte postale… Mais avant de tourner la clé du moteur pour se perdre dans les immensités désertiques, le travail sur le tracé du Dakar commence à Paris. Dans les bureaux d’ASO, on amorce toujours le travail de manière classique, sur de bonnes vieilles cartes glanées sur le terrain. Une méthode classique qui a néanmoins vu l’arrivée d’un précieux outil : Google. Grâce au service de mapping du géant américain, le travail de repérage sur le papier a radicalement changé. Étienne Lavigne raconte : « Parfois, on a trouvé de nouveaux itinéraires grâce à Google, un outil sur lequel on peut zoomer plusieurs fois, voir en 3D, découvrir des chemins qui seront par la suite confirmés par la reconnaissance sur le terrain. C’est colossal ! » Vient ensuite, entre les mois de mars et avril, la période des pré-reconnaissances, permettant de sentir le tracé et de mesurer, sur le terrain, le risque sécuritaire. « Le terme est hérité du vocabulaire militaire. Concrètement, on passe six à huit jours dans la région que l’on cible. On prend des voitures et on regarde ce qu’on pourrait faire. Où rouler précisément ? Quelles villes pour nous accueillir ? Quels aéroports pour l’infrastructure ? » Étienne Lavigne poursuit : « Je le faisais beaucoup à l’époque de l’Afrique, notamment au nord Mali et en Mauritanie. On allait découvrir des espaces et se rendre compte de la réalité des chemins où faire passer la course. » Après ce premier travail non-officiel, souvent effectué en catimini, l’organisation du Dakar dépose un premier projet de tracé aux autorités des pays concernés. Des discussions ont alors lieu avec les ministres des Sports et parfois les chefs d’État. Pour la première fois, il est question d’argent. Alors que les pays africains ne payaient pas pour figurer sur le parcours de la course, les pays sud-américains mettent, eux, la main au portefeuille. Prix du ticket d’entrée : entre 4 et 6 millions de dollars, une somme que l’organisation assume pleinement en expliquant que les coûts de déplacement de la course ont bondi avec son déménagement en Amérique. Pour l’arrivée en Arabie Saoudite, on évoque désormais une enveloppe de 15 millions par édition. Une belle opération sur le plan économique qui permettra au rallye de perdurer et de se développer. Faire payer les pays hôtes répond, en effet, à une certaine logique. En premier lieu, ASO, soucieux de faire perdurer l’esprit aventurier des premiers Paris-Dakar, ne souhaite pas répercuter la hausse des coûts sur les participants, souvent amateurs, et déjà largement accaparés par l’achat et la préparation de leurs engins de course. « On estime à 230 millions de dollars les retombées économiques du Dakar, précise Étienne Lavigne. Nous faisons vivre l’économie locale, dynamisons le tourisme, sans parler de l’exposition que nous offrons aux pays concernés. Ce que les pays nous donnent d’une main, ils le récupèrent largement dans l’autre ! » Cette année en Arabie Saoudite, de Neom à Riyad en passant par Al-Ula, cela pourrait être encore plus profitable, surtout en matière d’image !