Le Conseil constitutionnel et la réforme des retraites : un précédent aux lourdes conséquences sur la démocratie parlementaire

Le 14 avril dernier, le Conseil constitutionnel a validé le projet de réforme des retraites du gouvernement. Pour Lauréline Fontaine, professeure de droit public et constitutionnel à la Sorbonne Nouvelle et autrice de La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel (Éd. Amsterdam, mars 2023), cette décision crée un précédent dont les conséquences sur la démocratie parlementaire risquent d’être immenses.

En rendant deux décisions le 14 avril dernier (décisions n° 2023-849 DC et n°2023-4 RIP), le Conseil constitutionnel n’a pas, comme on pouvait s’y attendre, satisfait les aspirations sociales qui s’élèvent dans le pays depuis plusieurs semaines. Il valide l’essentiel de la loi sur les retraites et rejette la proposition consistant à demander que la procédure pouvant conduire à l’organisation d’un référendum (RIP) sur l’âge légal de départ à la retraite soit lancée. 

Les analyses produites sur cette décision pointent souvent que le Conseil constitutionnel a rendu une décision en droit, et que son rôle n’est pas de faire de la politique. À ce sujet, et en préambule, deux remarques. La première est que les décisions du Conseil s’imposent à tous les pouvoirs publics, c’est ce que dit l’article 62 de la Constitution. Les décisions du Conseil sont donc des décisions qui font droit. Mais cela ne signifie pas que, en suivant, ses décisions sont rendues « en droit », même si le Conseil se réfère au droit. La seconde remarque est que si, en effet, son rôle n’est pas de faire de la politique, ses décisions, au regard des enjeux, ont nécessairement un impact politique, et que le Conseil ne peut pas y être complètement insensible. Mais, au-delà de la question de principe, c’est aussi ce qu’il fait, et comment il le fait, qui peut donner l’impression que le Conseil est bien moins un organe qui dirait le droit qu’un organe qui continuerait à faire de la politique, au travers du droit dont il se sert. 

Ces deux remarques prennent plus de sens encore si on analyse les conditions dans lesquelles les deux décisions du 14 avril ont été rendues, d’une part, et si on décrypte le contenu de ces décisions, d’autre part. Se confirme ainsi que, au-delà de la question de la réforme, le Conseil constitutionnel n’envisage pas sa mission selon les canons de la justice constitutionnelle, en écartant beaucoup des règles qui y président à l’étranger : pour ces deux décisions, on relève en effet des entorses aux règles de comportement et aux procédures à suivre pour ne pas faire peser de « doute légitime » sur les décisions rendues, selon l’expression consacrée. On relève ensuite que, sur le fond, le Conseil persiste dans sa démarche qui consiste à ne pas expliquer ces décisions autrement qu’en procédant par affirmations péremptoires. Ces problèmes sont récurrents au Conseil. Mais cette posture a des conséquences nouvelles, eu égard au fait qu’il s’agissait de contrôler des usages inédits de la Constitution par le gouvernement et le Parlement : usage d’une loi de financement de la Sécurité sociale, c’est-à-dire d’une procédure limitant, voire excluant le pouvoir délibératif du Parlement, pour déterminer la question sociétale de l’âge légal de départ à la retraite et usage de deux procédures permettant de forcer l’accord du Parlement, le vote bloqué de l’article 44 al. 3 et l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur le vote d’un texte de l’article 49 al. 3. Or, tout en ne paraissant pas participer au débat impliqué par ces usages, notamment sur la question de la notion de démocratie parlementaire, le Conseil constitutionnel le tranche tout de même et, ce faisant, engage une vision de la Constitution qui peut être discutée, et surtout susceptible d’avoir des conséquences pour l’avenir de l’exercice du pouvoir en France. Les deux décisions mériteraient peut-être une glose assez longue ; on en retiendra ici quelques aspects qui paraissent déterminants pour leur compréhension globale.

Le Conseil constitutionnel a encore jugé en méconnaissant la nécessité des apparences de l’impartialité

La première chose à voir dans les deux décisions du 14 avril 2023 est donc le fait que tous les membres du Conseil constitutionnel ont siégé. Aucun ne s’est déporté. Ce n’est pas sans conséquence sur la crédibilité de l’impartialité de la décision. Parmi les neuf membres qui composent le Conseil constitutionnel, au moins deux peuvent être considérés comme ne donnant pas les apparences de l’impartialité. En effet, Jacqueline Gourault, ancienne ministre, avait défendu à plusieurs reprises le premier projet de réforme du système des retraites porté par Édouard Philippe lorsqu’elle était ministre de son gouvernement, sous la présidence d’Emmanuel Macron en 2019. Par ailleurs, Alain Juppé, ancien Premier ministre, a lui-même porté un projet de réforme ayant entraîné un conflit social important en France en 1995. Le fait qu’ils aient participé à la délibération sur le texte portant réforme des retraites est donc contraire au principe selon lequel un juge, même de la constitutionnalité des lois, ne doit pas être juge et partie, et, au moins, ne doit pas en donner les apparences. S’agissant de la décision RIP, le raisonnement peut s’appliquer aussi, en raison des liens évidents qui relient les deux affaires. Une conception stricte de la nécessité des apparences de l’impartialité pourrait même rendre discutable la participation de Jacques Mézard au délibéré de la décision puisque, ancien ministre du gouvernement d’Édouard Philippe, il a jugé d’un texte porté par un gouvernement dont font partie certains de ses anciens collègues. C’est la problématique entraînée mécaniquement par la composition du Conseil où y siègent majoritairement des personnalités politiques ou liées à l’exercice du pouvoir politique. Du point de vue de la délivrance de la justice dans un État démocratique, les deux décisions du 14 avril sont donc particulièrement discutables. À défaut pour les personnes concernées de ne pas se déporter volontairement, le Conseil constitutionnel aurait pu le leur demander, afin qu’il rende sa décision dans des conditions ne pouvant pas laisser de place au doute.

Les décisions rendues sont une nouvelle fois pauvrement argumentées

Le Conseil constitutionnel argumente mal ses décisions, on le sait. Mais, au regard des enjeux politiques et sociaux que revêtaient le projet de réforme des retraites et la demande de référendum d’initiative partagée, on aurait pu attendre qu’il s’emploie à clore le débat par une argumentation sans faille. Il n’en a pas décidé ainsi, alors qu’il a tranché de multiples points, dont, concernant d’abord la décision rendue sur la loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023, il n’est pas inintéressant de dresser la liste : le principe de recourir à une loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour réformer le système des retraites (conforme à la Constitution) ; l’application des délais restreignant le pouvoir de discussion et de vote du Parlement, prévus dans la Constitution pour une loi de financement de la Sécurité sociale alors qu’il n’y avait pas d’urgence (conforme à la Constitution) ; le recours à l’article 49-3 pour faire adopter le texte en une seule fois alors que la loi organique prévoit un vote successif sur les deux parties constitutives d’une loi de financement de la Sécurité sociale (conforme à la Constitution) ; les conditions du débat parlementaire et du droit d’amendement qui se seraient caractérisés par l’absence de clarté et de sincérité, avancées par les auteurs des saisines à partir de plusieurs événements procéduraux, et notamment ceux liés au caractère erroné des informations fournies dans les documents joints par le gouvernement (conformes à la Constitution) ; le rejet de sous-amendements par le gouvernement qui aurait constitué une atteinte au droit d’amendement parlementaire (conforme à la Constitution) ; le recours au vote bloqué (conforme à la Constitution) ; le recours au cumul des procédures – celle relative à l’adoption d’un projet de loi de financement de la Sécurité sociale (article 47-1 de la Constitution) et celle relative à l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur le vote de la loi (article 49 al. 3) – pour l’adoption définitive du projet (conforme à la Constitution) ; la sincérité et la pertinence de l’inscription de l’obligation de publication pour les entreprises d’au moins trois cents salariés d’indicateurs relatifs à l’emploi des « seniors » dans un projet de loi de financement de la Sécurité sociale (non conformes à la Constitution) ; la place de la création à titre expérimental d’un contrat de fin de carrière pour le recrutement des demandeurs d’emploi de longue durée âgés d’au moins soixante ans dans un projet de loi de financement de la Sécurité sociale (non conforme à la Constitution) ; la place de  la création d’un fonds d’investissement dans la prévention de l’usure professionnelle placé auprès de la commission des accidents du travail et des maladies professionnelles de la Caisse nationale de l’assurance maladie dans un projet de loi de financement de la Sécurité sociale (non conforme à la Constitution) ; la place des prévisions des charges des organismes concourant au financement des régimes obligatoires de Sécurité sociale pour l’année 2023 dans un projet de loi de financement de la Sécurité sociale (conforme à la Constitution) ; la place du report de l’âge légal de départ à la retraite et de l’accélération du calendrier de relèvement de la durée d’assurance requise pour l’obtention du taux plein dans un projet de loi de financement de la Sécurité sociale (conforme à la Constitution) ; la conformité de ce report au devoir de la Nation de procurer à toute personne qui se trouve dans l’incapacité de travailler des moyens convenables d’existence inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946 (conforme à la Constitution) ; la conformité de ce report à l’idée que la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme inscrite également dans le préambule de la Constitution de 1946 (conforme à la Constitution) ; la conformité de la modification de la détermination de l’âge anticipé auquel certains assurés qui ont commencé à travailler à un jeune âge ont droit à la liquidation d’une pension de retraite par rapport au principe d’égalité (conforme à la Constitution). Le Conseil décide par ailleurs de s’auto-saisir de la place des modifications à l’organisation du recouvrement des cotisations sociales et d’un dispositif d’information à destination des assurés sur le système de retraite par répartition dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (non conformes à la Constitution). S’agissant de la décision RIP, la question était de savoir si la proposition était conforme aux prescrits de l’article 11 de la Constitution.

Toutes ces questions méritaient un traitement à la hauteur des attentes sociales. Du juge dans un régime démocratique du début du XXIe siècle, on peut en effet minimalement attendre deux choses : une argumentation étayée et un exposé clair de cette argumentation. En la matière, il y a beaucoup de travail à faire encore pour bien des juges, en France et en Europe. Mais le travail à faire pour le Conseil constitutionnel est encore plus grand. Du point de vue de la clarté, on est par exemple interdit devant la formulation suivante, dont le sens peine à venir : « En l’espèce, d’une part, la loi déférée comprend, au titre des dispositions relevant du domaine obligatoire, l’article liminaire ainsi que les deux parties mentionnés à l’article L.O. 111-3-10 du code de la Sécurité sociale et procède, en application de l’article L.O. 111-3-11 du même code, aux rectifications nécessaires des prévisions de recettes et des tableaux d’équilibre, des objectifs de dépenses et de leurs sous-objectifs et des objectifs en matière d’amortissement de la dette » (§ 10). Le Conseil ne prendra pas la peine d’expliciter ce paragraphe. Et on doit convenir que dire, sans autre explication, que « En l’espèce, d’une part, la loi déférée comprend, au titre des dispositions relevant du domaine obligatoire, l’article liminaire ainsi que les deux parties mentionnés à l’article L.O. 111-3-10 du code de la Sécurité sociale et procède, en application de l’article L.O. 111-3-11 du même code, aux rectifications nécessaires des prévisions de recettes et des tableaux d’équilibre, des objectifs de dépenses et de leurs sous-objectifs et des objectifs en matière d’amortissement de la dette » (§ 11) ne relève pas d’un exposé solide et argumenté puisqu’on ne saura jamais en quoi il ne ressort pas des textes que, etc. Cette manière de faire est répétée dans toute la décision.

On appréciera aussi le paragraphe 97 sortant de nulle part, commençant par un énigmatique « Par conséquent » et se poursuivant par « les mots ‘soixante-quatre’ et l’année ‘1968’ figurant au premier alinéa de l’article L. 161-17-2 du code de la Sécurité sociale et l’année ‘1968’, la date ‘1er septembre 1961’ et les mots ‘1967, de manière croissante, à raison de trois mois par génération’ figurant au deuxième alinéa du même article et la date ‘31 août 1961’ figurant au 2° de l’article L. 161-17-3 du même code, la date ‘1er septembre 1961’ et l’année ‘1962’ figurant au 3° du même article, les mots ‘en 1963’ figurant à son 4°, les mots ‘en 1964’ figurant à son 5° et l’année ‘1965’ figurant à son 6°, qui ne méconnaissent ni les exigences de l’article 1er de la Constitution ni aucune autre exigence constitutionnelle, ne sont pas contraires à la Constitution ». 

On peut s’expliquer que le Conseil ne retient pas l’argument de la clarté du débat parlementaire, puisque son exposé repose sur le même principe : des affirmations qui se suffiraient à elles-mêmes. Mais le problème de l’argumentation/affirmation est aussi de masquer des raisonnements discutables. Par exemple, dans les paragraphes 22 et 23 de la décision, il répond à la problématique de l’adoption du projet en une seule fois par le biais de l’article 49-3, alors que la loi organique prévoit « que la partie du projet de loi de financement rectificative relative aux dépenses ne peut être mise en discussion avant l’adoption de la partie relative aux recettes et à l’équilibre général ». Or, le Conseil dit simplement que, puisque l’article 45 de la Constitution prévoit que « Le texte élaboré par la commission mixte peut être soumis par le Gouvernement pour approbation aux deux Assemblées. Aucun amendement n’est recevable sauf accord du Gouvernement », « dès lors, la Première ministre pouvait, au stade de la lecture des conclusions de la commission mixte paritaire, engager la responsabilité du Gouvernement sur le vote de l’ensemble du projet de loi ». Autrement dit, une disposition de la Constitution chasse l’autre, sans explication de la part du Conseil constitutionnel. Il balaye d’un revers de main un argument tiré d’une disposition qui a valeur constitutionnelle (une loi organique a pour objet de compléter la Constitution), en prenant appui sur une autre disposition de même valeur. Dans cette démarche, le Conseil méconnaît donc un principe d’interprétation en usage depuis fort longtemps, y compris par lui, selon lequel une disposition « spéciale » (ici la loi organique) l’emporte sur une disposition générale (ici l’article 45 de la Constitution). Mais l’absence d’argumentation pourrait presque faire passer ce raisonnement inaperçu.

S’agissant de la décision RIP, l’insaisissabilité de l’argumentation du Conseil est tout aussi manifeste. Ainsi lorsqu’il déclare, sans aucune explication, que « le fait qu’elles [les dispositions législatives antérieures] fixeraient un plafond contraignant pour le législateur ne permettent davantage de considérer que cette proposition de loi apporte un changement de l’état du droit ».

En bref, s’il n’argumente pas vraiment, le sens de ses affirmations, en revanche, est souvent clair. C’est ainsi qu’il ressort très clairement des décisions du Conseil qu’il fait pleinement confiance au gouvernement pour décider ce qui a ou non un caractère constitutionnel. 

La parole du gouvernement donne le « la » de la constitutionnalité… 

C’est une tradition ancienne au Conseil que de déclarer ne pas substituer sa parole à celle du législateur, au nom d’une conception de la volonté générale. Ce faisant, le Conseil décide par exemple que c’est le législateur qui décide ce que revêt l’intérêt général. Du même coup, la constitutionnalité de sa parole ne se pose plus vraiment. C’est déjà un raisonnement que l’on pourrait discuter, même si les constitutionnalistes ont pris l’habitude de ne pas le faire. Quoiqu’il en soit, dans la décision sur la loi de financement de la sécurité sociale, l’attribut du législateur est implicitement devenu celui du gouvernement, ce qui change encore les choses, même si, formellement, c’est toujours du législateur dont il parle. Ainsi par exemple quand le Conseil dit que « ce faisant, il a pris des mesures qui ne sont pas inappropriées au regard de l’objectif qu’il s’est fixé » (§ 93), ou quand il constate que « la circonstance que certains ministres auraient délivré, lors de leurs interventions à l’Assemblée nationale et dans les médias, des estimations initialement erronées sur le montant des pensions de retraite qui seront versées à certaines catégories d’assurés, est sans incidence sur la procédure d’adoption de la loi déférée dès lors que ces estimations ont pu être débattues ». De la même manière, lorsque le Conseil constitutionnel refuse de réfléchir à la question du cumul des procédures, en constatant simplement que ces procédures existent, il donne au gouvernement le soin de déterminer ce qui peut être fait et ce qui ne peut pas l’être.  

… et vide ainsi le constitutionnalisme de son sens

Lorsque les premières Constitutions ont été écrites au XVIIIe siècle, l’ambition des rédacteurs, qu’ils soient polonais (Constitution de mai 1791), américains (Constitution de 1787) ou français (Constitution de 1791), était très claire : fixer un cadre et des limites à l’exercice du pouvoir, pour que celui-ci ne soit pas arbitraire et satisfasse les intérêts qui avaient été déterminés comme nécessaires à l’organisation de la Nation. C’est même sur cette idée que le constitutionnalisme a pu prospérer par la suite. Le développement de la justice constitutionnelle au XXe siècle en Europe a été présenté comme la conséquence de l’incapacité des Constitutions à s’auto-protéger par des mécanismes qui empêcheraient les pouvoirs d’en abuser. Si le pouvoir judiciaire capable de rendre la Constitution effective a été envisagé comme un réel contre-pouvoir dès le début de l’organisation constitutionnelle des États-Unis, créer une juridiction spéciale a été envisagée en Europe comme de nature à assurer la suprématie de la Constitution. Dès lors, le rôle d’une cour constitutionnelle est bien de rappeler au pouvoir politique, qu’il soit celui de l’exécutif ou celui du législatif, quelles sont les limites fixées par la Constitution. Mais pour cela, il faut comprendre la Constitution à l’image d’une règle de droit, à savoir une manière de vouloir quelque chose à partir d’un moyen déterminé. Autrement dit, pas n’importe quel moyen pour n’importe quelle fin. Si l’on peut condamner une personne à dix ans de prison, cela ne signifie pas qu’on peut le faire pour n’importe quelle action. Or les affirmations du Conseil ne vont pas dans ce sens, puisqu’il considère que parce que les procédures existent, il n’est pas inconstitutionnel de s’en servir. Il concède ainsi que le cumul des procédures est inhabituel (§ 70) ou que « les dispositions relatives à la réforme des retraites (…) auraient pu figurer dans une loi ordinaire » et non dans une loi de financement rectificative de la Sécurité sociale, mais que « le choix qui a été fait à l’origine par le Gouvernement (…) ne méconnaît, en lui-même, aucune exigence constitutionnelle » (§ 11). Autrement dit, la Constitution est regardée comme un simple fonds dans lequel le gouvernement peut puiser, vidant ainsi la Constitution de son principe premier, celui d’être une limite dans l’exercice du pouvoir. C’est un changement de paradigme capital pour notre histoire politique, et c’est peut-être le tournant financiariste de l’action de l’État qui est ainsi validé.

Le goût amer de la censure

Les dispositions que le Conseil constitutionnel censure, au nombre de six, ont effectivement un goût amer. D’abord parce que certaines d’entre elles avaient pour objet de tempérer l’aspect froidement économique de la réforme (comme le dit « CDI Senior »). Cela se cumule avec la déclaration d’inconstitutionnalité de la proposition de recourir ultimement à un référendum pour statuer sur l’âge légal de la retraite en vertu de l’article 11 de la Constitution (décision n° 2023-4 RIP), confortant l’interprétation résolument non sociale de la Constitution que livre le Conseil constitutionnel depuis tant d’années. En ignorant la différence entre l’idée d’âge minimum légal et celle d’âge maximal de départ à la retraite, sans entrer dans une quelconque discussion à ce sujet (§ 9), le Conseil choisit ce qui lui convient dans la Constitution, qui correspond parfaitement aux propos avancés par le gouvernement à ce sujet. En période de conflit social majeur, cela n’est pas anodin.

Précisément, le Conseil constitutionnel valide, a contrario, le fait qu’il est admis que l’on puisse se passer d’une véritable délibération parlementaire pour adopter des mesures législatives dont le champ peut s’avérer très étendu : dès lors qu’il s’agit de mesures qui ont un effet, même indirect sur les recettes des régimes obligatoires de base ou des organismes concourant à leur financement (§ 84), qui ont « une incidence sur les recettes et les dépenses de l’année en cours des régimes obligatoires de base » (§ 89), ou qui « ont une incidence sur les dépenses de l’année en cours de ces régimes » (§ 110), la possibilité de passer par une loi de finances ou de financement de la Sécurité sociale apparaît constitutionnelle aux yeux du Conseil. Les mesures qui ont un « impact financier » sont donc assimilées à des mesures de « financement » et pourraient donc être adoptées, non seulement chaque fin d’année mais aussi en cours d’année via les lois rectificatives, avec une procédure limitée en temps et privative du vote des assemblées, le gouvernement ayant même à la fin la possibilité de décider tout seul par voie d’ordonnances… en vertu des procédures inscrites dans le texte constitutionnel. Cela crée assurément un précédent dont les conséquences sur la démocratie parlementaire risquent d’être immenses. 

En vertu de l’article 62 de la Constitution, les décisions du Conseil constitutionnel font droit. Mais ce qu’il fait du droit concerne tout le monde, et il est d’intérêt public d’en apprécier les conditions.

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