Le Brésil face à un coup d’État parlementaire

Alors qu’au Brésil la destitution de Dilma Rousseff a été prononcée suite au vote du Sénat, l’avocat et militant des droits de l’homme Renan Quinalha revient sur le processus politico-judiciaire ayant abouti à ce qu’il nomme un coup d’État parlementaire.

Une présidente – élue avec les votes de plus de 54 millions de Brésiliens et qui ne fait l’objet d’aucune accusation de corruption – est devenue la cible d’une procédure de mise en accusation pour des décrets supplémentaires de budget et des retards dans le transfert de fonds fédéraux aux banques publiques pour maintenir les programmes sociaux. Cette procédure est connue sous le nom de « pédalage budgétaire ».

Ce processus de mise en accusation est dirigé par Eduardo Cunha, président de la Chambre des députés, qui a été accusé à son tour, avec de nombreuses preuves, de crimes de corruption et de blanchiment d’argent, totalisant une demande d’emprisonnement de plus de 180 ans. Il a été destitué de ses fonctions par la Cour suprême cinq mois seulement après la formulation de la demande et sa détention provisoire a été demandée par le Procureur général de la République au début du mois de juin dernier.

Usant du titre de président de la Chambre des députés, il utilisait son pouvoir pour entraver les enquêtes menées à son encontre et faire du chantage avec le gouvernement qui n’a pas pris en charge sa défense face au comité d’éthique de la Chambre des députés. Il est à noter que, le 14 juin, a été approuvé, par ce même comité, l’avis qui conclut à la révocation de son mandat parlementaire.

En parallèle, le vice-président Michel Temer, appartenant au parti de Cunha, le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien), a composé un nouveau gouvernement avant même le départ de la présidente, en organisant l’opposition pour destituer sa colistière. Il révélait déjà les noms des probables ministres et un ordre du jour pour son gouvernement intérimaire avec la participation des partis vaincus à l’élection de 2014.

Michel Temer a rallié, début mai, une majorité des sénateurs pour faire approuver la mise en retraite provisoire de la présidente Dilma Rousseff. Au lieu de mettre en place les projets prévus et discutés lors des élections, respectant les résultats des élections et le caractère provisoire d’un gouvernement encore intérimaire, Michel Temer a commencé à mettre en œuvre un programme gouvernemental avec une série de mesures revendiquées par les plus conservateurs face à la crise : abaissement du minimum constitutionnel pour la Sécurité sociale et l’éducation, plus grande restriction des politiques de protection sociale, utilisation de l’armée dans les conflits ruraux, loi de désarmement, loi de la famille, etc., parmi d’autres projets jusque-là mis à l’écart et qui recommencent à être discutés ouvertement. Il faut se souvenir que, au Brésil, le vice-président est élu avec le président et donc avec le programme présenté par celui-ci ; le vice-président n’a donc pas de programme propre, et les propositions de Michel Temer entrent en contradiction avec le programme du gouvernement présenté par Dilma Rousseff lors des élections.

Certaines organisations d’entreprises ont parrainé les protestations publiques contre le gouvernement de Dilma Rousseff, avec le soutien généreux des plus grands organes de presse du pays, approfondissant ainsi la crise politique et considérant comme un fait accompli la possibilité d’une destitution.

Ce bref aperçu du scénario actuel au Brésil permet de comprendre ce qui peut être défini comme un coup d’Etat parlementaire contre un gouvernement qui a perdu sa majorité et vit une période défavorable de crise économique et d’impopularité.

Le second mandat du gouvernement Dilma Rousseff, qui venait de commencer, serait donc déjà terminé. Malheureusement, le droit est ce qui importe le moins dans la discussion de destitution. Celle-ci est un procès politique, sans doute, mais il y a tout un régime juridique sur ce sujet qui est laissé en arrière-plan. Cela est apparu clairement dans l’avis du rapporteur de la Chambre des députés et dans les médiocres justifications exprimées par les députés. Sans oublier certains enregistrements qui démontrent comment le PMDB a articulé ce mouvement pour bloquer les enquêtes criminelles à l’encontre de ses dirigeants. Donc il ne s’agit pas ici de discuter si oui ou non le pédalage fiscal constitue un crime de responsabilité conformément aux exigences de notre législation. Cet aspect, qui peut également être examiné par la Cour suprême, n’est pas le plus important dans l’analyse de la situation politique actuelle.

Au contraire, ce qu’il faut comprendre est comment la présidente qui a atteint un niveau de popularité au cours de son premier mandat de 59% d’approbation, le taux le plus élevé qu’un président ait connu à ce moment du mandat, a pu si vite perdre tout ce capital politique et doit quitter la présidence suite à un jugement politique émis davantage par ses propres alliés que par ses adversaires.

L’épuisement du modèle présidentialiste de coalition 

D’abord, il faut revenir quelques moments qui semblent importants. Dans le modèle brésilien de présidentialisme de coalition, le parti qui élit le président n’obtient jamais de majorité parlementaire à lui seul, ce qui nécessite un large accord avec d’autres partis politiques.

Le PT n’a pas échappé a cette règle. En 2003, il est arrivé au pouvoir en négociant le soutien de plusieurs petits partis. Cependant, le scandale du « mensalão » en 2005 a fait que les négociations politiques ont donné lieu à une alliance avec le PMDB, ce parti obtenant la vice-présidence sur le ticket de 2010. Mais ce modèle n’aura pas été aussi bien assimilé par Dilma Rousseff qu’il ne l’avait été par Lula.

Dilma Rousseff a débuté son premier mandat en 2011 en faisant le « ménage » au plus haut niveau du gouvernement fédéral. A cette occasion, elle a destitué le conseil d’administration corrompu de la société Furnas et a mis fin à une mafia installée au sein du ministère des Transports. En quelques mois, sept ministres ont été concernés par des allégations de corruption.

En outre, encore au début du gouvernement Rousseff, le PT a encouragé la création de nouveaux petits partis et a facilité la division interne du PMDB, pour préserver son hégémonie au sein du gouvernement. Ainsi, il a aidé à créer le PSD de Gilberto Kassab en 2011 et le PROS de Cid Gomes en 2013. Dilma Rousseff parie sur Eduardo Braga contre Renan Calheiros dans la course à la présidence du Sénat et subit une défaite par l’élection d’Eduardo Cunha à la présidence de la Chambre, en essayant toujours de jouer sur les différends internes au PMDB.

Le style difficile, le manque de dialogue, le gouvernement par décret et le refus de recevoir les parlementaires aux réunions exclusives sont des facteurs qui accroissent le mécontentement des membres du Congrès vis-à-vis de Dilma Rousseff. A chaque fois sont demandés davantage de marge de manoeuvre politique, de postes et de budgets pour maintenir leur fidélité au gouvernement dans les votes au Congrès. Le vice-président, Michel Temer, est même devenu responsable de la coordination politique du gouvernement.

Claudio Couto a ainsi souligné ces changements « qui ont plus affecté Dilma que ses prédécesseurs », « tandis que Fernando Henrique Cardoso a pu monter une telle coalition parlementaire avec quelque chose entre 3 et 5 partis à la Chambre des députés, Lula a opéré avec un nombre compris entre 5 et 7, tandis que Dilma avait besoin d’encore plus. Autrement dit, pour atteindre les mêmes niveaux de soutien législatif, chaque nouveau président a dû faire avec un plus grand nombre d’alliés, les coordonner et, bien sûr, les récompenser pour le soutien apporté. La prolifération des ministères était le reflet le plus visible de cette nécessité de récompenser un nombre croissant de partenaires afin d’obtenir un soutien législatif » »>http://noticias.uol.com.br/opiniao/coluna/mobile/2016/06/10/essencia-da-….

Mais ce ne sont pas seulement ces facteurs institutionnels qui expliquent l’usure progressive du gouvernement de Dilma Rousseff.

Manifestations de juin 2013 : une occasion manquée pour le changement

Le moment fondamental dans la chute de la présidente n’est pas l’élection de 2014, mais les manifestations de juin 2013.

A partir d’une demande de meilleure qualité et de tarifs plus bas des transports publics, les mobilisations ont mis en avant des revendications plus sociales, moins de corruption et une plus grande participation. A cette époque, plus qu’un mécontentement exclusivement à l’encontre du gouvernement ou du PT, l’insatisfaction était dirigée contre le système politique et l’absence de représentation ressentie par les différents secteurs de la société brésilienne.

Le gouvernement n’a pas su donner de réponses appropriées, à défaut de profiter de ce moment pour commencer à changer les mécanismes de fonctionnement du système politique. Après avoir donné quelques réponses, le gouvernement a fini par céder de plus en plus à la pression du PMDB et de l’establishment politique, ignorant les demandes de la rue et ayant catalogué comme conservateur cet épisode complexe de juin 2013.

Lors des élections de 2014, ces aspirations surgissent à nouveau. La campagne de Dilma Rousseff tente de répondre à ces requêtes et obtient une victoire étroite, en essayant justement d’intégrer ces exigences. Mais après la victoire, son deuxième gouvernement commence très différemment de ce qui a été promis, en ignorant les promesses électorales et proposant encore moins de dialogue avec la société civile organisée.

L’opposition conteste les résultats des élections et demande le recomptage des votes. Peu après, la forte baisse des prix des matières premières à la fin de 2014 et la hausse du prix de l’électricité et de l’essence au début de 2015 exacerbent le mécontentement populaire à l’égard du gouvernement. La crise économique s’aggrave, avec une baisse du PIB et des revenus, ainsi que l’augmentation de l’inflation et du taux de chômage. L’ajustement budgétaire aggrave encore la situation. Les enquêtes de corruption à l’encontre de quatre personnes à Curitiba mettent en évidence un système de corruption grave de financement des campagnes électorales par Petrobras. Cette opération, en dépit de son importance pour mettre à nu les systèmes de corruption, a pris à certains moments un caractère nettement en défaveur du gouvernement depuis le début de 2015, avec une série d’excès qui ont compromis la réalisation de la justice dans le cadre des règles de l’Etat de droit. Le 8 mars de cette année, commence une manifestation populaire tapant bruyamment sur des casseroles, le « panelaço », lorsque Dilma Rousseff apparaît à la télévision nationale. Le 18 mars, a lieu la première grande mobilisation de masse contre le gouvernement dans les rues. Le mécontentement contre le gouvernement a atteint 62% en 2015. Depuis lors, des « panelaços » et des manifestations se répètent. La défiance de l’opinion publique, alimentée par les médias, par les milieux des affaires et par des fuites sélectives du système judiciaire en charge des enquêtes de corruption, culmine avec le discours sur la destitution comme la grande alternative à la crise. Sans oublier le ressentiment de classe présent chez plusieurs des critiques et dans certaines franges de l’opposition au gouvernement.

Affaiblie et sous pression des courants conservateurs, et avec une très faible popularité, la présidente a concédé de plus en plus d’espace au PMDB dans les réformes ministérielles successives, jusqu’à perdre la capacité de diriger son propre gouvernement. L’effet secondaire de ce réarrangement qui, à première vue, semblait écarter la menace de mise en accusation, est évident : un gouvernement rendu aux forces conservatrices, moins capable de dialoguer et de mobiliser les bases sociales qui l’ont élu et incapable de livrer ce qui a été promis lors de la campagne électorale.

Impeachment comme coup d’État et non comme solution à la crise

La crise actuelle n’expose donc pas seulement une crise du gouvernement et ses handicaps. Elle met aussi en avant un épuisement du « lulisme », concept inventé par André Singer, comme projet de « réformisme faible » qui a réussi, dans le contexte d’une conjoncture internationale des prix des matières premières favorable, à atteindre un niveau supérieur de justice sociale grâce à un vaste pacte d’entente des différents intérêts divergents.

Cette politique avancée du point de vue social a été rendue possible, cependant, avec les pratiques plus rétrogrades et clientélistes de l’establishment politique grâce auxquelles, pendant un certain temps, il était possible de neutraliser tout type de conflit. Quand, en juin 2013, les mobilisations ont contesté le système politique, le gouvernement a choisi de préserver celui-ci.

La crise du gouvernement est donc une manifestation d’une crise plus large de la représentation, avec un système politique incapable de répondre aux demandes de la société pour plus de démocratie et de droits en tentant de préserver des règles de gouvernance conservatrices et de super-majorités.  

Une lassitude de la part de la population s’affirme clairement à l’égard de nombreuses personnalités politiques et le manque de confiance dans les institutions est manifeste. Les sondages indiquent une désapprobation élevée non seulement de Dilma Rousseff, mais aussi de Michel Temer. Et la méfiance est la même par rapport au Congrès.

Ainsi, il est clair que la mise en accusation ne sera pas la solution à la crise dans laquelle est plongée le Brésil. Elle aggrave simplement une vieille tradition de coups et de ruptures institutionnelles du pays. Si le Brésil a encore certaines difficultés à nommer ce qu’il se passe, il est pourtant clair qu’il s’agit d’un coup d’Etat.

En ce sens, on peut dire que ce coup a au moins d’ores et déjà trois conséquences politiques évidentes, effets négociés entre les forces politiques conservatrices, et avec le soutien décisif d’une partie de la société descendue dans les rues avec l’appui déterminant des grands médias.

Première conséquence – et la plus visible : le réflexe d’auto-défense de l’establishment politique qui cherche, à tout prix, à échapper à des enquêtes criminelles. La seconde est le démantèlement planifié par ce gouvernement intérimaire de la protection sociale en place. Enfin, la troisième dimension de ce coup est la restriction des droits civils et politiques dans les secteurs les plus vulnérables de la société, ce qui compromet les quelques mécanismes de protection des droits de l’homme et augmente la maîtrise de l’ordre du jour et la capacité de veto des secteurs religieux fondamentalistes dans le nouveau gouvernement. « Au nom de Dieu et de la famille » est la devise qui indique la profondeur du gouffre dans lequel nous entrons, surtout les communautés particulièrement vulnérables comme les femmes, les noirs et les LGBT.

L’auto-défense de l’establishment politique est la dimension la plus clairement visible de l’opération de déchéance de la présidente élue. Les enregistrements réalisés par Sergio Machado, ancien président de Transpetro qui aurait transmis plus de 70 millions de reais aux membres du conseil du PMDB, indiquent que les plus grands dirigeants de ce parti, membres de la coalition gouvernementale, ont organisé la mise en accusation de Dilma principalement pour arrêter les enquêtes criminelles qui les visaient.

L’enregistrement audio divulgué à la presse est la preuve incontestable qu’à l’époque le vice-président Michel Temer, ainsi que le président de la Chambre des députés Eduardo Cunha et le président du Sénat Renan Calheiros, tous membres de la direction du PMDB, se sont associés pour faire avancer la mise en accusation en vue de préserver la classe politique corrompue du Brésil et non pour mettre fin à la corruption, comme ils le prétendent avec insistance dans la presse. L’enregistrement révèle précisément le moment où le PMDB a réussi à mettre de côté les différences internes et parvenir à un consensus pour la destitution, ce qui lui est apparu comme la meilleure solution pour sauver les responsables politiques qui seraient de plus en plus touchés par les dénonciations et les décisions judiciaires liées au scandale du Lava Jato.

En outre, sont apparus des faits extrêmement graves comme la surveillance par l’armée des mouvements sociaux opposés à la destitution ainsi que la participation des juges de la Cour suprême à un large « accord » national afin de garantir l’impunité aux figures politiques corrompues.

Peu après, sont apparus d’autres enregistrements de Sergio Machado, d’abord avec le président du Sénat Renan Calheiros, puis avec José Sarney, ancien président de la République et dirigeant du PMDB. Dans ces dialogues, les deux ont proposé à Sergio Machado de l’aide pour que ceux-ci, qui participaient aux systèmes de corruption du PMDB, ne soit pas mis en prison dans le cadre de l’opération Lava Jato.

Les tentatives visant à manipuler le système judiciaire et entraver les enquêtes sont évidentes.

Les enregistrements ont révélé que Dilma Rousseff encourt cette destitution parce qu’elle était la seule à refuser de négocier un pacte pour mettre fin à l’opération Lava Jato, comme la classe politique l’attendait et l’exigeait de la présidente. Tous les motifs allégués pour la destitution, comme les pédalages fiscaux, le déblocage de fonds supplémentaires, la crise économique et la corruption peuvent maintenant être considérés comme fallacieux après la divulgation de ces enregistrements audio. Ce ne sont que des causes apparentes et instrumentalisées afin de sauver l’establishment politique. Voilà tout ce dont nous n’avons pas besoin en ce moment. Et la résistance dans les rues a montré la force des mobilisations populaires contre ce coup d’Etat. Il est encore temps et possible de préserver les institutions démocratiques au Brésil.

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