Dans leur livre L’information est un bien public. Refonder la propriété des médias, Julia Cagé et Benoît Huet s’intéressent à la façon la plus utile de mettre en place des contre-pouvoirs démocratiques au sein des entreprises de presse détenues par des milliardaires. Une démarche démocratique et nuancée. Pour l’Observatoire des médias de la Fondation, son directeur David Medioni s’entretient avec les auteurs.
Une sphère médiatique sans milliardaire est-elle possible ?
Julia Cagé : Je pense que cela serait plus sain. Il y a déjà eu autre chose et cela n’est pas une fatalité. Le vrai tournant se situe au moment des années 2010, où l’accélération a eu lieu. Pas seulement en France, d’ailleurs. La régulation n’existait pas réellement.
Ensuite, une fois ce préalable posé, il faut aussi garder à l’esprit que le paysage actuel est le fruit d’années d’affaiblissement capitalistique des médias, mais aussi des rédactions. On pourrait revenir à un modèle différent.
L’accélération des changements de mains, les tractations que vous citiez nous ont conduits à écrire le livre un peu en urgence car même si l’on arrivait à mettre des règles strictes pour ne pas vivre des démantèlements, comme celui d’i-Télé ou de Canal+, nous ne parviendrons pas à revenir en arrière. Bolloré est en train de s’emparer d’Europe 1. La régulation n’est pas en place. Il sera difficile de revenir en arrière. Une transformation de la radio façon CNews est une hypothèse quasiment certaine. D’où l’urgence du livre et la volonté que nos propositions puissent changer l’avenir.
Dans votre livre, vous revenez sur l’idée d’information comme bien public, sur le besoin de recours à des fondations ou des fonds de dotation pour la structure juridique des médias. Quelles sont les différences de ces formes, leurs avantages et leurs inconvénients ? Enfin, dire que l’on ne peut pas revenir en arrière, n’est-ce pas une forme de renoncement ?
Benoît Huet : Le mouvement de transfert de capital des médias vers des organismes à but non lucratif n’est pas seulement français, comme avec Le Monde ou Mediapart, c’est un phénomène européen et mondial, notamment en Amérique du Nord. Dans le cas français, on est obligé de se rattacher aux structures juridiques existantes : la fondation, l’association et, depuis un an, le fonds de pérennité. On détaille les avantages et les inconvénients de chacune des structures dans le livre, mais disons que l’avantage général et commun est qu’elles n’ont pas de capital et donc pas d’actionnaires, ce qui supprime un risque d’ingérence actionnarial dans le média. Après, tous ces modèles ne sont pas bons ou mauvais en soi, tout dépend de la façon dont les statuts sont rédigés. Différents exemples existent aujourd’hui en France. Ouest-France est détenu par une association, ce qui a permis la pérennité du titre depuis 1990 en évitant qu’il soit racheté. Il y a juste une difficulté sur la structure de l’association et l’identité des membres qui y détiennent les pouvoirs.
Plus récemment, il y a le modèle créé par Mediapart qui est plutôt vertueux au niveau capitalistique puisque, grâce au système du fonds de dotation, le conseil d’administration est indépendant de toute influence extérieure et les salariés sont partie intégrante des décisions. Libération, en revanche, est le contre-exemple, puisque la gouvernance est composée de trois administrateurs tous désignés par SFR. On voit ici que l’on peut avoir la transmission du capital à un organisme à but non lucratif, mais aucune indépendance de cet organe.
Plus globalement, le point de frottement principal, quelle que soit la structure choisie, est que ces structures ont été pensées aussi dans le cadre du mécénat. Or, clairement, diriger et financer une entreprise de presse n’est pas du mécénat. Aussi, les fonds de dotation ne peuvent pas gérer un média, mais ils sont obligés de créer des structures commerciales à laquelle on donne le média. Cela entraîne des abus, comme SFR qui en donnant ses actions de Libération à ce fonds de dotation a bénéficié d’une considérable réduction d’impôts.
Julia Cagé : Pour ma part, je souhaitais réagir à la fin de la question. Avons-nous abandonné une idée de transformation en profondeur ? Je ne le crois pas. Nous partons de l’existant pour construire du nouveau et, nous l’espérons, du mieux. J’avais déjà travaillé sur ces questions il y a quelques années, en 2015, avec mon livre Sauver les médias1Julia Cagé, Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie, Paris, Seuil, 2015. en proposant l’idée d’une société de médias à but non lucratif. Peut-être était-ce trop faire fi de ce qui existait. La société de média à but non lucratif est un idéal-type. Cela reste l’horizon à atteindre. Il est difficile de forcer les transformations de médias déjà existants. Cela peut, en revanche, inspirer les médias qui se créent comme Les Jours ou Disclose.
Ce que nous voulions, dans ce livre, était de proposer des choses qui permettaient de réagir tout de suite pour remédier au sentiment d’urgence qui étreint quiconque s’intéresse aux médias. Nous proposons donc de changer les règles législatives qui s’imposent à tout le monde. Nous avons quasiment écrit la proposition de loi. Rien de ce que nous proposons n’est absurde, rien ne serait censuré par le Conseil constitutionnel, et cela ne ferait pas fuir les investisseurs. Bien sûr, lorsque l’on avance qu’il faut créer des institutions de gouvernance démocratique, cela peut déranger, quand on imagine même un droit d’agrément, cela peut chiffonner, mais les actionnaires ne se retireront pas pour autant des médias qu’ils possèdent. Il est possible de changer la loi, tout de suite, pour donner plus de latitude et d’indépendance aux médias. C’est une question de volonté politique.
Vous parliez du droit d’agrément, c’est ce qui s’est passé au Monde, et cela semble être un bon exemple. Pourquoi vous semble-t-il être le plus vertueux ?
Benoît Huet : L’exemple du Monde dans le livre se situe avant le transfert des actions au fonds de dotation et il sera intéressant d’observer la façon dont cela se passera concrètement sur les mécanismes contractuels. Si on met cela à part, ce qui est très intéressant au Monde est la solution créative imaginée par le Pôle d’indépendance2L’actionnaire principal du journal représenté par les salariés., c’est le droit d’agrément qui porte sur un changement de contrôle direct ou indirect du Monde. C’est-à-dire que cela englobe aussi bien le cas d’un actionnaire qui vend ses parts ou le cas d’un changement de contrôle dans une société holding au-dessus. L’idée n’est pas de sortir d’une logique de marché, car les médias ont besoin d’avoir des actionnaires qui ont une surface financière importante. Cependant, grâce au droit d’agrément, si une cession est engagée, les salariés et les journalistes du Monde vont disposer de la possibilité de proposer un acquéreur alternatif à un prix de marché déterminé par un expert et qui restera conforme à la valeur du titre. Nous assurons ainsi un droit à la rédaction et lui permettons d’obtenir des garanties quant à son indépendance.
L’exemple de M6 est à ce titre intéressant puisque la moitié de M6 est en vente pour 1,5 milliard d’euros. Six ou sept acquéreurs potentiels se sont fait connaître avant que TF1 ne soit finalement choisi. Le droit d’agrément aurait permis à la rédaction de M6 de mettre en concurrence TF1 avec un autre acquéreur pour le même prix, mais en demandant des garanties sur l’indépendance éditoriale.
Cela existe au Monde, pas ailleurs, quels sont les leviers d’un changement rapide ?
Julia Cagé : Prenons l’exemple simple du droit d’agrément. Il se trouve qu’il est inscrit dans la loi depuis 1944. Problème : il a été en partie mal écrit et surtout jamais remis à jour. À l’époque, l’audiovisuel privé n’existait pas. Cela ne concernait donc que la presse écrite. Le texte prévoit, par exemple, que le droit d’agrément soit confié au conseil d’administration ou au conseil de surveillance, or, dans leur majorité, les médias aujourd’hui sont contrôlés par des SAS qui ne disposent ni de conseil d’administration, ni de conseil de surveillance. Tout cela pour dire que plein de raisons font de ce droit un droit non applicable et non appliqué. Sur ce point précis, le changement législatif est simple, il suffit d’écrire un ou deux alinéas supplémentaires pour rendre le dispositif efficient et adapté au monde actuel.
Nous avons déjà présenté cela à des parlementaires, ainsi qu’à la ministre de la Culture. De nombreuses choses peuvent se faire dans le cadre de la réforme Franceschini des aides à la presse3Voir « Mission Franceschini : la ministre de la Culture engage la mise en œuvre du rapport sur le renforcement de l’exigence du traitement journalistique pour l’accès aux aides à la presse », ministère de la Culture, 20 avril 2021.. Nos propositions sur la gouvernance, elles, pourraient être décidées par décret. Nous poussons pour que l’on rajoute cela dans l’obtention des aides à la presse et du numéro de CPPAP4Numéro attribué à chaque média qui emploie des journalistes professionnels et qui permet d’obtenir des aides à la presse ou des avantages fiscaux.. Certaines choses peuvent être faites rapidement et avant les prochaines élections. Le problème actuellement est l’espace parlementaire, semble-t-il. Peut-être est-ce aussi une question de priorité…
Vous proposez de modifier en profondeur les aides à la presse ainsi que la création de bons d’indépendance… Expliquez-nous.
Benoît Huet : Sur cette question, un dysfonctionnement majeur a été mis en lumière avec la reprise de Science & Vie par le groupe Reworld MediaQuora, 5« Le magazine Science & Vie survivra-t-il à son rachat ? », Slate, 23 janvier 2021. et la découverte du fait que, même en s’étant séparé de tous leurs journalistes, ils continuaient de percevoir des aides à la presse. L’autre dysfonctionnement patent fut le renouvellement d’agreement CPPAP de France-Soir, où l’on voit que l’État se retrouve à financer des médias aux dérives complotistes et sans aucune déontologie journalistique. La réponse à cela est de mettre un pansement, sans repenser le système dont tout le monde s’accorde à dire qu’il est désuet. Les aides à la presse en France, aujourd’hui, ce sont 400 millions d’euros, dont l’essentiel est consacré à des tarifs postaux privilégiés et à un taux de TVA réduit à 2,1 %. Les tarifs postaux posant, de plus, une question de distorsion de concurrence entre la presse numérique et la presse papier. Ensuite, certaines aides sont un peu plus discrétionnaires et les récipiendaires doivent se plier à différentes conditions qui pourraient très bien évoluer au gré des alternances politiques. Le système est complètement dysfonctionnel et la réponse envisagée paraît mal proportionnée puisque l’on est en train de débattre du fait de savoir s’il faut, oui ou non, rendre obligatoire d’employer un certain nombre de journalistes pour être éligible aux aides. Cela est totalement insuffisant.
On pourrait, en revanche, imaginer une réforme plus ambitieuse qui induirait pour partie une forme de financement participatif qui redonnerait le pouvoir aux citoyens et leur proposer de choisir les médias qui peuvent bénéficier d’aides. C’est une réforme portée par Julia Cagé depuis un moment pour le financement de la vie politique comme des médias.
Julia Cagé : Au-delà de cette transformation des aides en bons pour l’indépendance des médias et de la refonte structurelle du mécanisme des aides, il faut garder à l’esprit que des choses sont possibles. Ainsi, même en gardant l’architecture actuelle des aides à la presse – ce qui serait la moins bonne des idées –, le rapport Franceschini pose aussi une question de transparence, car on ne sait pas qui a été auditionné, etc. Il faudrait que tout le rapport soit rendu public.
Par ailleurs, nous pensons que cela ne va pas assez loin. Sa proposition de conditionner les aides à la presse en fonction du nombre de journalistes est une partie de la solution, mais cela n’est pas suffisant. Nous avions, nous, proposé qu’il fallait, certes, s’intéresser au nombre de journalistes, mais en le rapportant aussi en pourcentage du chiffre d’affaires. Dans la mission Franceschini, il s’agit de reporter cela à la masse salariale. Cela apparaît comme technique, cela ne l’est pas. Cette disposition permet d’externaliser les activités et de conserver des journalistes qui représentent 100 % de la masse salariale. Cela donne une vision biaisée de la réalité de la structure des médias. Cela n’est pas neutre de tout externaliser, notamment les services de la maquette. D’où notre idée de le rapporter plutôt à un pourcentage du chiffre d’affaires.
Plus largement, nous lions cette transformation des aides à une transformation de la gouvernance en proposant que la moitié des salariés, dont deux tiers de journalistes, soient représentés au conseil d’administration. À cela vient s’ajouter la validation du choix du directeur ou de la directrice de la rédaction par 60 % des journalistes lors d’un vote, le droit d’agrément et une transparence concernant l’actionnariat. Au fond, ce que nous disons, c’est que puisqu’il semble y avoir une velléité de modification des aides à la presse, soyons ambitieux et réformons aussi les systèmes de gouvernance.
Benoît Huet : Il faut aussi préciser que dans quelques journaux comme Les Échos, par exemple, certaines de ces dispositions sont déjà en place – notamment la validation de la nomination du directeur de la rédaction par un vote à 60 % – et que cela n’a pas fait fuir Bernard Arnault ! Ces règles sont compatibles avec la vie normale d’un journal et d’une entreprise de presse. Notre proposition n’est pas d’imposer cela à tout le monde dans la loi, mais d’en faire une condition d’attribution des aides à la presse et des fréquences audiovisuelles. Si un média ne s’applique pas ces règles, parfait, mais alors il ne touchera pas d’aides à la presse.
Cela peut-il s’appliquer pareillement à l’audiovisuel où il faudrait renégocier toutes les chartes signées entre le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) et les chaînes détentrices de fréquences ?
Julia Cagé : Renégocier une charte n’est pas l’Himalaya ! Quand on change les règles sur le temps de parole lors des différentes élections, les chartes sont renégociées. Cela ne pose pas de problème majeur. Pourquoi cela serait-il le cas pour modifier la gouvernance ? Nous proposons dans le livre une période de six mois pour tout renégocier.
- 1Julia Cagé, Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie, Paris, Seuil, 2015.
- 2L’actionnaire principal du journal représenté par les salariés.
- 3Voir « Mission Franceschini : la ministre de la Culture engage la mise en œuvre du rapport sur le renforcement de l’exigence du traitement journalistique pour l’accès aux aides à la presse », ministère de la Culture, 20 avril 2021.
- 4Numéro attribué à chaque média qui emploie des journalistes professionnels et qui permet d’obtenir des aides à la presse ou des avantages fiscaux.
- 5« Le magazine Science & Vie survivra-t-il à son rachat ? », Slate, 23 janvier 2021.