L’Autriche : une « île » en Europe ?

Le 2 décembre 2021, Sebastian Kurz, chancelier fédéral de 2017 à octobre 2021, annonçait son retrait définitif de la vie politique autrichienne après une démission deux mois plus tôt en raison d’une enquête pour corruption. Quel bilan tirer de ses années à la tête de l’exécutif ? Faut-il voir le pays comme un « laboratoire » dans la montée du nationalisme politique ?

Avec sa décision de confiner à nouveau l’ensemble de sa population après avoir voulu confiner seulement les personnes non vaccinées ou non guéries de la Covid-19, l’Autriche affiche sa singularité sur le continent européen et va jusqu’à inspirer d’autres pays pour de nouvelles restrictions. Ce postulat constitue une bonne occasion de rappeler le contexte politique particulier que connaît l’Autriche puisqu’il y a un peu plus de deux mois, le 9 octobre dernier, Sebastian Kurz, chancelier fédéral depuis 2017, annonçait sa démission suite à l’ouverture d’une enquête pour corruption liée à des sondages d’opinion publiés entre 2016 et 2018 (favorables à Sebastian Kurz et à l’Österreichische Volkspartei (ÖVP), Parti populaire autrichien en français), possiblement financés par des fonds ministériels1« Autriche : le chancelier Sebastian Kurz annonce sa démission après des accusations de corruption », Le Monde, 9 octobre 2021.. Sebastian Kurz, ministre au moment des faits et président fédéral de l’ÖVP à partir de 2017, est ainsi considéré par la justice comme l’investigateur principal « putatif » de ces malversations. La chute soudaine de cette « étoile montante » de la vie politique autrichienne, nommée à la chancellerie fédérale à seulement 31 ans, a surpris. Il a même annoncé son retrait définitif de la vie politique le 2 décembre dernier après être resté dans un premier temps à la tête de l’ÖVP et à la tête du groupe parlementaire du parti, le plus important au sein du Conseil national (la Chambre basse du Parlement autrichien) avec 72 sièges sur 1832« L’ancien chancelier autrichien Sebastian Kurz annonce son retrait de la vie politique », Le Monde, 2 décembre 2021.. Mais la vie politique autrichienne présente un certain nombre de singularités, telle sa structuration autour des questions d’identité et d’immigration, que cette note tentera d’éclairer.

Un pays récemment restructuré, sous l’égide de Sebastian Kurz

Pays d’Europe centrale peuplé de 8 millions d’habitants, l’Autriche a une vie politique qui présente de nombreuses originalités en comparaison de ses voisins européens : c’est, par exemple, l’un des derniers pays d’Europe (avec la Suisse, la Finlande et la Grèce) à encore appliquer le service militaire à l’ensemble de ses citoyens âgés de 18 ans, le premier pays d’Europe à avoir connu, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, une extrême droite puissante dans le jeu politique (servant même de référence aux autres extrêmes droites européennes), le premier pays d’Europe à avoir élu à la présidence de la République un candidat écologiste, en la personne d’Alexander Van Der Bellen, et, enfin, le pays ayant vu la nomination du plus jeune dirigeant de l’exécutif nommé au monde (les pouvoirs exécutifs étant détenus par le chancelier fédéral), avec Sebastian Kurz qui arrive au pouvoir en 2017 à l’âge de 31 ans. L’Autriche est donc unique sur bien des aspects.

Pour comprendre en quoi ce « retrait » de Sebastian Kurz a surpris jusque dans les autres pays européens, il faut rappeler qu’il a su rompre avec une routine dans laquelle la vie politique semblait s’être inscrite. Il faut aussi revenir sur la manière dont il a pu prendre cette place prépondérante et ainsi devenir le pivot de la vie politique autrichienne. Alors que son parcours est très atypique du fait de son accession, très jeune, à des responsabilités gouvernementales (secrétaire d’État à l’Intégration à 25 ans en 2011, ministre de l’Europe, de l’Intégration et des Affaires étrangères à 27 ans en 2013), son profil de jeune ambitieux (il n’a toujours pas terminé ses études de droit du fait de son ascension politique !) corrélé avec le fait qu’il a eu à gérer des situations liées aux problématiques de l’immigration (qui est un sujet prépondérant pour l’opinion publique autrichienne3« Près de la moitié des Autrichiens veulent limiter les droits des musulmans », L’Express, 26 septembre 2019 ; « Autriche. L’immigration au cœur des élections législatives », Ouest-France, 21 septembre 2017.) ont rapidement fait de lui la personnalité politique « idéale » pour perturber le cours de la vie politique, habituée notamment à une coalition gouvernementale entre l’ÖVP et le SPÖ (Sozialdemokratische Partei Österreichs, Parti social-démocrate d’Autriche en français) sans discontinuité depuis 2007. Le vote d’une loi interdisant le port de la burqa lorsqu’il était secrétaire d’État et sa gestion ferme des flux de réfugiés lors de la crise migratoire de 2015 ont notamment accru son capital politique.

Le point de départ de ce « renouvellement » peut être situé au moment de l’élection présidentielle de 2016 qui a vu, à la stupeur générale, le candidat du parti d’extrême droite FPÖ (Freiheitliche Partei Österreichs, Parti de la liberté d’Autriche en français) Norbert Hofer arriver nettement en tête au premier tour le 24 avril avec 46,21 % des suffrages exprimés. Avec respectivement 11,28% et 11,12% des suffrages exprimés, les candidats du SPÖ et de l’ÖVP sont éliminés dès le premier tour de cette élection. Un front républicain permettra finalement l’élection du candidat écologiste Alexander Van der Bellen une première fois le 22 mai d’extrême justesse à 50,35% des suffrages exprimés puis une seconde fois le 4 décembre (le second tour avait été entretemps invalidé le 1er juillet par la Cour constitutionnelle autrichienne du fait de plusieurs irrégularités) avec une avance légèrement plus grande, soit 53,79% des suffrages exprimés.

Même si l’élection présidentielle ne constitue pas le moment le plus déterminant de la vie politique autrichienne (le président de la République n’ayant qu’un rôle essentiellement protocolaire et un pouvoir de nomination), ce socle électoral fort pour l’extrême droite et l’élimination sèche des candidats issus des deux principaux partis de gouvernement sont apparus en total décalage avec ce qu’était devenue la vie politique, à savoir une gouvernance quasi exclusive de la « grande coalition » entre l’ÖVP et le SPÖ. Cette « grande coalition » a gouverné pendant quasiment toute la durée d’existence de la Deuxième République (depuis 1945) avec seulement une interruption entre 1964 et 1970 puis entre 2000 et 2007.

Il est ainsi intéressant de constater que c’est très vite après le second tour du 4 décembre 2016 que Sebastian Kurz se fait élire à la tête de l’ÖVP le 14 mai 2017 et qu’il parvient dans la foulée de son élection à obtenir la rupture de la coalition entre l’ÖVP et le SPÖ dirigée alors par le social-démocrate Christian Kern, ainsi que des élections législatives anticipées. La rupture de cette coalition constituait d’ailleurs la principale promesse de Kurz lors de sa campagne interne4Daniela Kittner, “Zulasten der FPÖ: Kurz zieht ÖVP auf ersten Platz“, Kurier, 21 mai 2017.. On peut ainsi penser que c’est principalement du fait de cette promesse que les militants de l’ÖVP l’ont porté à la présidence de leur parti, avec la perspective des élections législatives pouvant donner une majorité à l’ÖVP seul et ainsi lui permettre d’assumer et de potentiellement appliquer l’ensemble de son socle d’idées, en n’étant plus sclérosé par l’alliance avec le SPÖ. Cette alliance l’empêchait par exemple de prendre des mesures plus restrictives sur l’immigration, sujet prépondérant pour l’opinion publique autrichienne5« Sehr wenige Österreicher sehen Migration als Chance », Der Standard, 20 février 2020.. Notons que Sebastian Kurz est un représentant de l’aile droite de l’ÖVP aux positions très fermes sur l’immigration et la représentation de l’islam politique en Autriche et il affiche une distance vis-à-vis de l’Union européenne, sans être un anti-Européen virulent. Son arrivée à la tête de l’ÖVP ne semble donc pas être un hasard du fait que la coalition entre l’ÖVP et le SPÖ poussait justement le parti conservateur à privilégier sa frange « modérée » pour permettre la survie du contrat de gouvernement.

À la suite de cette rupture et de la convocation d’élections législatives anticipées, Sebastian Kurz entreprend d’incarner à lui seul sa formation politique. Il abandonne la couleur noire caractéristique de l’ÖVP pour la remplacer par du turquoise. Il rebaptise également l’ÖVP « Die neue Volkspartei » (le « Nouveau Parti populaire » en français) et présente surtout des candidats majoritairement novices et nouvellement adhérents de l’ÖVP aux élections législatives de 2017. Surtout, lors de ces élections, les listes de l’ÖVP sont intitulées « Liste Sebastian Kurz – Die neue Volkspartei », signe d’une personnalisation très forte de la formation autour d’un seul individu. Cette nouvelle identité que Kurz donne au parti et la focalisation de sa campagne autour des questions d’immigration et de la bonne santé économique de l’Autriche permettent une victoire aisée avec 31,47% des suffrages exprimés et 62 sièges sur les 183 que compte le Conseil national. Le SPÖ, second en termes de suffrages, ne recueille que 52 sièges. Cette stratégie a ainsi recueilli les effets escomptés : l’économie autrichienne se porte bien, le taux de chômage du pays s’établissait ainsi en septembre 2017 à 7,5% (l’un des plus faibles de l’UE du fait notamment d’une politique d’apprentissage très développée). Les joutes électorales ne se jouent donc pas réellement sur des problématiques de paupérisation de la population ou de pouvoir d’achat. Le fait d’avoir axé sa campagne sur l’immigration et la lutte contre le terrorisme et l’islam politique a convaincu l’électorat de se mobiliser massivement pour l’ÖVP qui avait, du fait de sa longue expérience gouvernementale, la crédibilité d’appliquer concrètement ce qui avait été promis durant la campagne. Et peut-être que le vote massif en faveur du FPÖ l’année précédente trouve l’une de ses explications dans la volonté de l’opinion que la classe politique explicite mieux les problématiques. Avec la stratégie de Sebastian Kurz, la donne semble donc avoir changé, l’« aile droitière » de l’ÖVP ayant désormais la main sur le parti. À la suite des résultats des élections, l’ÖVP signe même un contrat de coalition avec le FPÖ et rompt avec le tabou déjà initié dix-sept ans plus tôt en 2000 et qui avait failli placer l’Autriche au « ban » de l’Europe.

Ce gouvernement de coalition, alors que l’on pouvait poser l’hypothèse d’un affaiblissement progressif de Kurz et de l’ÖVP du fait que le « nouvel » ÖVP semblait investir les thématiques qui avaient toujours été portées par le FPÖ, n’a fait au contraire que le renforcer, à la fois lui-même et la personnalisation du régime qu’il a entrepris. Le FPÖ, à la suite de l’accord de coalition, hérite certes de ministères très identifiables et même de ministères régaliens à la symbolique forte tels le ministère de l’Intérieur, le ministère des Affaires étrangères ou encore le ministère de la Défense nationale. Cependant, l’ÖVP détient le ministère des Finances et la chancellerie (et donc l’attribution des différents budgets), permettant à Sebastian Kurz de tirer le bénéfice politique des mesures adoptées par ce gouvernement y compris les plus fermes, que ce soit l’expulsion d’une dizaine d’imams de nationalité turque en juillet 2018 ou encore le durcissement de l’accès aux allocations sociales pour les étrangers. Ce gouvernement a également favorisé la flexibilisation du temps de travail, diminué les charges salariales et entamé une réduction des dépenses publiques dans un contexte de prospérité économique.

Le FPÖ s’en est ainsi retrouvé affaibli puisqu’il s’est retrouvé supplanté sur sa thématique phare de l’immigration. L’« Ibizagate » en mai 20196Heinz-Christian Strache, président du FPÖ et vice-chancelier sortant, avait été filmé à Ibiza en Espagne en train de donner des consignes à une journaliste « déguisée » pour un financement occulte du FPÖ. (qui a mis un terme à la coalition gouvernementale) n’a été que l’élément final confirmant la perte de vitesse du FPÖ. Ainsi, les élections législatives anticipées de septembre 2019 confirment la « bonne étoile » de Sebastian Kurz qui augmente le score de l’ÖVP à 37,46% des suffrages exprimés avec 72 députés (contre 62 auparavant). Elles confirment également en parallèle la chute du FPÖ qui perd près de 10 points (16,17% des suffrages exprimés contre 26% en 2017) et 20 députés (31 députés contre 51 en 2017). Sebastian Kurz semble, de la sorte, avoir contenu l’ascension du FPÖ et même l’avoir décrédibilisé.

Cette reconduction lui donne toute latitude pour forger une nouvelle coalition. Et celle-ci prend un visage radicalement différent puisque c’est vers le parti écologiste Die Grünen – Die Grüne Alternative (Les Verts – L’Alternative verte en français) qu’il se tourne. Avec 13,90% des suffrages exprimés, les Verts ont obtenu 26 sièges au Conseil national. Un accord de gouvernement est ainsi conclu en janvier 2020 et lui permet d’obtenir à nouveau la majorité absolue au Conseil national. Si la cause environnementale est érigée comme une des nouvelles priorités pour le pays avec la création d’un grand ministère fédéral du climat, de l’environnement, de l’énergie, des mobilités, de l’innovation et de la technologie, les Verts ont totalement cédé à l’ÖVP sur les questions économiques et relatives à l’immigration : le gouvernement a ainsi fait voter en juillet 2021 une loi antiterroriste permettant la fermeture facilitée de certaines mosquées ainsi que la fin des soutiens financiers étrangers pour les cultes ; il avait même été envisagé en novembre 2020 de mettre en place la détention préventive des djihadistes avant opposition du Conseil national. Le second gouvernement Kurz a ainsi continué à être très favorable à l’économie de marché et l’intégration de l’écologie dans la politique gouvernementale s’est ainsi faite exclusivement sous l’angle « libéral » avec une incitation à l’écologie par le biais de la fiscalité (mise en place de la taxe carbone en octobre 2021 mais aussi d’un chèque de 100 ou 200 euros que les Autrichiens ont reçu en fonction de leur dépendance ou non à la voiture). Et encore une fois, cette nouvelle donne est mise au crédit de Sebastian Kurz qui, malgré son départ et les accusations de corruption qui pèsent sur lui, continue toujours de bénéficier de très bonnes opinions7Walter Mayr, « Die unerschütterliche Liebe der Österreicher zu Sebastian Kurz », Der Spiegel, 11 octobre 2021.. Il ne lui a pas été reproché de constituer des coalitions politiques très différentes uniquement pour son maintien au pouvoir. Au contraire, c’est aux Verts qu’il est dit et parfois reproché un reniement de leurs valeurs traditionnelles et un abandon au libéralisme8Florian Gasser, « Jetzt beginnt die Zeit der Grünen », Die Zeit, 11 janvier 2021.. Surtout, la coalition est toujours en place sous la conduite du nouveau chancelier fédéral, Karl Nehammer, jusque-là ministre de l’Intérieur. Malgré le retrait définitif de Sebastian Kurz, rappelons que le nouveau gouvernement reste toujours à l’image de la coalition dont Kurz avait dessiné les contours (il y a eu très peu de changement de ministres et de conseillers). Et sa « trace » dans le jeu politique autrichien restera longtemps puisqu’il est entièrement restructuré autour de l’immigration et que le retour d’une coalition entre l’ÖVP et le SPÖ apparaît aujourd’hui inimaginable, malgré le fait qu’elle ait gouverné le pays pendant près de cinquante années.

On le voit, ce qui semble « faire la différence » dans le jeu politique autrichien relève des positions que chaque responsable politique peut avoir sur l’immigration ou sur les questions identitaires. C’est bien par ses positions fermes en la matière que Sebastian Kurz a pu percer rapidement dans le jeu politique autrichien et bouleverser la routine politique en cours. Cela dit beaucoup de ce pays qui a une conception très forte du concept d’identité et de nation.

Un pays « laboratoire » dans la montée du nationalisme politique

Si l’extrême droite a pu mettre à l’agenda aussi facilement le sujet de l’immigration et des thématiques de l’identité, l’histoire a son rôle. L’histoire récente notamment. L’Autriche a été – il faut le rappeler – annexée par l’Allemagne nazie d’Adolf Hitler en 1938, au cours de ce que l’on a appelé « l’Anschluss » (raccordement en français). De culture et de langue germaniques, l’Autriche rentrait naturellement dans le projet de « Grand Reich » rassemblant l’ensemble des pays de culture germanique, voulu par Hitler, étant lui-même né à Braunau am Inn, en Autriche par ailleurs. Ce rattachement a même été entériné puisqu’à un référendum organisé le 10 avril 1938 et posant la question « Acceptez-vous la réunification de l’Autriche avec le Reich allemand qui a été actée le 13 mars 1938 et votez-vous pour la liste de notre Führer Adolf Hitler ? », il y a 99,71% de participation et un « oui » qui recueille 99,73% des suffrages exprimés9William L. Shirer, Le IIIe Reich : des origines à la chute, Paris, Stock, 1990.. Cette union réalisée et entérinée, l’ensemble des structures composant jusqu’alors l’Autriche indépendante (armée, police, administration) furent mises au service de l’Allemagne nazie.

Après 1945, le pays est occupé par les forces alliées (États-Unis, URSS, Royaume-Uni et France) et le processus de « dénazification », lancé dans un premier temps, n’a pas été achevé. L’ensemble des structures autrichiennes indépendantes ayant été intégrées au sein de l’organisation étatique de l’Allemagne nazie, la réalité était que les Autrichiens ayant collaboré avec le régime nazi étaient de fait très nombreux. C’est ainsi que dès le 21 avril 1948, près de 500 000 anciens nazis n’ayant pas occupé des fonctions d’exécutant sont amnistiés. Le retrait des forces alliées se fait donc dans ce contexte en 1955 avec la signature du « Traité d’État » signé le 15 mai 1955 interdisant à l’Autriche tout nouvel « Anschluss » avec l’Allemagne, confirmant l’illégalité de tout parti nazi et contraignant le pays à adopter une posture « neutre » sur la scène internationale10Eric Dussault, « Politique culturelle et dénazification dans la zone d’occupation française en Autriche (Tyrol et Vorarlberg) et à Vienne de 1945 à 1955 », Guerres mondiales et conflits contemporains, janvier 2006.. Cette « neutralité » est aujourd’hui effective par la non-participation de l’Autriche à des accords de défense collective comme le Traité Nord-Atlantique.

Ce bref historique fait comprendre pourquoi la défense de la « nation » et du « peuple » constitue des pans importants de l’identité autrichienne. Elle a ainsi pu se structurer politiquement dès le départ des forces alliées. Il est ainsi intéressant de relever que le FPÖ est fondé en 1956 (à peine un an après le départ des forces alliées) par Anton Reinthaller, lui-même ancien chef de brigade SS. Le FPÖ se positionne très vite sur le créneau nationaliste et ne souhaite pas que l’Autriche ait honte de son passé. L’occupation de ce créneau nationaliste (dans un premier temps délaissé par les partis dominants en Autriche, l’ÖVP et le SPÖ qui souhaitaient que l’Autriche se rapproche de la communauté européenne pour être réintégrée au concert des nations) par le seul FPÖ lui a permis d’obtenir des scores importants à toutes les élections législatives – autour de 15% des suffrages exprimés et jusqu’à 29,6% des suffrages exprimés lors des élections législatives de 1999, incarnant le troisième parti politique derrière l’ÖVP et le SPÖ. Ces scores servaient ainsi de modèles aux autres partis d’extrême droite européens qui avaient un socle d’électeurs moins large11Geoffroy Clavel, « 12“L’exemple autrichien” fait saliver l’extrême droite française », Le Huffington Post, 19 décembre 2017..

Au moment de l’élection présidentielle de 1986, il est révélé que le candidat de l’ÖVP Kurt Waldheim, ancien secrétaire général des Nations unies de 1972 à 1981, était un membre actif de la Wehrmacht (l’armée du IIIe Reich) où il agissait comme agent de renseignement. Cela n’empêche aucunement son élection à la présidence fédérale de l’Autriche au suffrage universel direct avec 53,91% des suffrages exprimés. Plus récemment, une enquête réalisée en 2013 (commandée par le journal autrichien Der Standard) auprès de 502 adultes autrichiens de 18 ans et plus a montré que 42% des Autrichiens jugeaient que la vie « n’était pas si mal que ça sous les nazis ». Et ils sont même 54% à juger que si le parti nazi était à nouveau rendu légal, il serait « très probable » qu’ils obtiennent des sièges au Conseil national13Conrad Seidl, « Umfrage : 42 Prozent sagen “Unter Hitler war nicht alles schlecht”, Der Standard, 8 mars 2013..

Le créneau nationaliste a donc toujours une place prépondérante dans le débat public autrichien. Un parti politique vainqueur d’une élection ne peut pas négliger cet aspect au moment de la négociation de coalition. C’est ainsi qu’une alliance gouvernementale entre le SPÖ et le FPÖ ne serait absolument pas considérée comme une alliance « baroque » aux yeux de l’opinion. Ce fut même le cas jusqu’à très récemment dans le Burgenland. Jusqu’en 2020, le Landeshauptmann Hans Peter Doskozil (SPÖ) avait mis en place cette coalition.

Ce qui a pu « freiner » et rentrer en concurrence avec la montée nationaliste est le fait que l’Autriche a aussi toujours été attachée à sa bonne intégration au projet européen (l’Autriche a participé à la mise en place de l’Alliance européenne de libre-échange (AELE) créée en 1960 et présentée initialement comme concurrente de la Communauté économique européenne (CEE) mais surtout pour en être membre par la suite (la plupart des pays fondateurs de l’AELE ont ensuite rejoint la CEE)). L’engagement européen constituait justement le principal fer de lance de l’ÖVP et du SPÖ, en plus d’une défense de l’économie libérale pour l’ÖVP et d’une meilleure défense des structures sociales pour le SPÖ. L’engagement européen agrégateur a ainsi permis l’existence sans discontinuité d’une coalition ÖVP-SPÖ de 1945 à 1983 (avec une brève présence du KPÖ,« Kommunistische Partei Österreichs, Parti communiste d’Autriche en français, entre 1945 et 1953). Il est ensuite intéressant de signaler que l’engagement européen a même obligé le FPÖ à adopter une posture plus modérée sous l’égide de Norbert Steger, jusque-là leader de l’« aile européenne » du FPÖ. Lorsqu’il prend la présidence du parti en 1980, il modère quelque peu les positions nationalistes et permet ainsi au FPÖ de rentrer dans un gouvernement de coalition avec le SPÖ entre 1983 et 1986, dirigé par le social-démocrate Fred Sinowatz.

Seulement, il est aussi intéressant de relever qu’au cours de l’histoire politique autrichienne récente, à chaque fois que le créneau nationaliste était quelque peu « mis de côté », il y a toujours eu quelqu’un pour le réactiver et se poser comme principal défenseur de l’identité autrichienne. À la suite de la participation du FPÖ à un gouvernement de coalition avec le SPÖ, c’est Jörg Haider, jeune cadre ambitieux du FPÖ, qui en prend la tête en 1986 et s’emploie à entièrement inscrire son parti dans cette logique et en faire un vrai parti de d’extrême droite avec un discours construit exclusivement sur cette question, les questions d’ordre économique par exemple étant devenues secondaires. Ses prises de position notamment sur le nazisme et en faveur du pangermanisme (mouvement visant à l’unification de tous les peuples germanophones d’Europe) ont fait de lui une personnalité très controversée aux yeux de la classe politique14« Visite controversée de Haider au Canada », Libération, 18 février 2000.. La formation d’une coalition entre l’ÖVP et le FPÖ entre 2000 et 2007 (au sein du gouvernement de l’ÖVP Wolfgang Schüssel) a aussi engendré des divisions entre partisans d’une culture de gouvernement menés par Jörg Haider et partisans d’une défense toujours vive des thèses nationalistes menés par Heinz-Christian Strache, qui est élu à la tête du FPÖ en 2005 lors d’un Congrès extraordinaire du parti. Cette élection confirme le poids important du nationalisme au sein du FPÖ. Pour poursuivre son alliance avec l’ÖVP, Jörg Haider est contraint de créer un autre mouvement, le BZÖ (Bündnis Zukunft Österreich, Alliance pour l’avenir de l’Autriche en français). L’ensemble de ces réalités donne donc une idée précise du contexte politique très particulier qu’a toujours connu la vie politique autrichienne. Si le FPÖ semble à présent en retrait du fait de l’appropriation des thèmes de l’immigration et de l’identité par l’ÖVP, il est aussi intéressant d’observer qu’après cinquante-huit ans d’alliance gouvernementale entre l’ÖVP et le SPÖ, le retour d’une telle alliance ne semble plus envisageable à court terme. Le clivage autour de l’immigration et des enjeux de sécurité (l’Autriche a elle-même été victime d’un attentat terroriste revendiqué par l’État islamique le 2 novembre 2020) pour ces deux partis semble ne plus rendre une telle alliance possible et il s’agit, plus que jamais, des seules thématiques sur laquelle il est véritablement possible de se différencier dans le jeu politique autrichien. Par tous ses aspects, l’Autriche peut être considérée comme un laboratoire du « nationalisme politique ».

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    « Autriche : le chancelier Sebastian Kurz annonce sa démission après des accusations de corruption », Le Monde, 9 octobre 2021.
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    « L’ancien chancelier autrichien Sebastian Kurz annonce son retrait de la vie politique », Le Monde, 2 décembre 2021.
  • 3
    « Près de la moitié des Autrichiens veulent limiter les droits des musulmans », L’Express, 26 septembre 2019 ; « Autriche. L’immigration au cœur des élections législatives », Ouest-France, 21 septembre 2017.
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    Daniela Kittner, “Zulasten der FPÖ: Kurz zieht ÖVP auf ersten Platz“, Kurier, 21 mai 2017.
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    « Sehr wenige Österreicher sehen Migration als Chance », Der Standard, 20 février 2020.
  • 6
    Heinz-Christian Strache, président du FPÖ et vice-chancelier sortant, avait été filmé à Ibiza en Espagne en train de donner des consignes à une journaliste « déguisée » pour un financement occulte du FPÖ.
  • 7
    Walter Mayr, « Die unerschütterliche Liebe der Österreicher zu Sebastian Kurz », Der Spiegel, 11 octobre 2021.
  • 8
    Florian Gasser, « Jetzt beginnt die Zeit der Grünen », Die Zeit, 11 janvier 2021.
  • 9
    William L. Shirer, Le IIIe Reich : des origines à la chute, Paris, Stock, 1990.
  • 10
    Eric Dussault, « Politique culturelle et dénazification dans la zone d’occupation française en Autriche (Tyrol et Vorarlberg) et à Vienne de 1945 à 1955 », Guerres mondiales et conflits contemporains, janvier 2006.
  • 11
    Geoffroy Clavel,
  • 12
    “L’exemple autrichien” fait saliver l’extrême droite française », Le Huffington Post, 19 décembre 2017.
  • 13
    Conrad Seidl, « Umfrage : 42 Prozent sagen “Unter Hitler war nicht alles schlecht”, Der Standard, 8 mars 2013.
  • 14
    « Visite controversée de Haider au Canada », Libération, 18 février 2000.

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