Des cycles électoraux réguliers en Amérique latine de gauche et de droite sont souvent évoqués. Qu’en est-il vraiment ? Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation, décrypte la nature de ces dits cycles et propose une analyse critique de la pertinence du concept de cycles.
Les électeurs latino-américains ont voté en 2023 en Argentine, au Chili, en Équateur, au Guatemala et au Paraguay. Les résultats de ces consultations, présidentielles en Argentine, en Équateur, au Guatemala, au Paraguay, et référendaire au Chili, sont favorables aux droites. Le Chili, après quatre ans de débats, a été renvoyé à la case départ, c’est-à-dire à la Loi fondamentale d’Augusto Pinochet. Et trois pays, sur les quatre invités à choisir leur chef d’État, ont opté pour le candidat libéral-conservateur : l’Argentine, l’Équateur et le Paraguay. L’Amérique latine, après une vague électorale de gauche, serait-elle aujourd’hui en marée montante conservatrice ?
L’élection présidentielle de fin d’année 2023 en Argentine a été la mieux couverte et la plus débattue. Elle le doit incontestablement au profil insolite du vainqueur, Javier Milei, un autoritariste ultralibéral. Elle le doit aussi au caractère pendulaire du vote en Argentine. Chaque consultation censure le sortant ou son camp, et couronne un opposant. L’Argentine offre ainsi une image exemplaire de ce que l’on a pu constater ces dernières années en Amérique latine : des alternances au sommet de l’État quasi automatiques, même si elles n’ont pas eu partout une expression aussi évidente qu’en Argentine.
Un bref rappel des élections argentines peut permettre une meilleure compréhension du contexte d’alternances observées ces derniers temps, d’Argentine à l’Uruguay, en passant par le Brésil, la Colombie et l’Équateur.
L’Argentine a élu le 19 novembre 2023 son premier magistrat. Le vainqueur, Javier Milei, courait sous les couleurs de La liberté avance (LLA), formation extrémiste de droite. Il a battu, au deuxième tour, un adversaire justicialiste (péroniste), Sergio Massa, ministre de l’Économie du président sortant, Alberto Fernandez. Alberto Fernandez, justicialiste, avait en 2019 écarté le sortant, Mauricio Macri, candidat libéral. Ce dernier, en 2015, avait vaincu un candidat péroniste, Daniel Scioli.
La consultation de novembre 2023 avait un caractère démocratique « historique ». Elle se tenait quarante ans après la victoire présidentielle de Raúl Alfonsin (radical), le 30 octobre 1983, après sept ans de dictature militaire. Comme toujours depuis le 30 octobre 1983, le 19 novembre 2023, il n’y a pas eu d’incidents marquants. Ce contexte n’a pourtant pas interféré dans la campagne, en dépit du profil démocratiquement atypique du candidat du parti LLA.
L’exceptionnalité n’était pas dans la date d’un scrutin, certes démocratiquement historique mais fortuite. Elle n’était pas plus dans la folie attribuée au futur président ou dans la parenté de Milei avec Trump – « Milei, Trump de la pampa » ayant en effet été un titre repris par divers médias francophones les 20 et 21 novembre 2023, par mimétisme mainstream.
Le résultat de l’élection présidentielle argentine prend un tout autre sens en connectant le tempo métronomique des alternances locales au contexte électoral et politique latino-américain de ces derniers mois. Il perd sans doute en reliefs médiatiquement percutants, mais gagne en perspective et en compréhension, sous réserve de donner des réponses à un certain nombre d’interrogations.
Comment interpréter l’alternance argentine entre péronisme et extrême droite ? S’inscrit-elle dans le cadre généralement admis comme une évidence des cycles électoraux ? Après l’élection au Chili d’une assemblée Constituante conservatrice et la confirmation de la Loi fondamentale pinochétiste le 17 décembre 2023, la victoire d’un libéral-conservateur au Paraguay, Santiago Peña, le 15 août 2023, et celle d’un libéral indépendant en Équateur, Daniel Noboa, le 15 octobre 2023, assiste-t-on au retour d’un cycle de droite, après un cycle de consultations favorables à la gauche ?
Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail
Abonnez-vousPertinence des cycles électoraux
L’Amérique latine vivrait depuis quelques années un moment électoral justifiant le qualificatif de « cycle progressiste ». C’est du moins ce que l’on pouvait lire dans de nombreux journaux, avant le second tour de l’élection présidentielle argentine. Mais elle s’apprêterait à entrer dans un « cycle droitier1Daniel Lozano, « La Patria Grande sufre frenazo y augura un cambio de ciclo politico », El Mundo, 22 octobre 2023. ». L’expression est utilisée aussi bien par des journalistes que par des universitaires ou des acteurs de la vie politique et sociale. Abondamment véhiculée par les médias et les réseaux sociaux, l’existence de cycles politiques en Amérique latine a acquis une sorte de vérité par consentement universel.
Il reste à vérifier la qualité démonstrative et descriptive du concept. La politique peut-elle être comparée à une bicyclette, roulant tantôt à gauche, tantôt à droite ?
Au-delà des faits, de la photographie « instantanée » de résultats électoraux qui paraissent valider la pertinence d’un concept articulant de façon cyclique la vie politique, il reste à comprendre les raisons de ces alternances. Les vainqueurs de droite et/ou de gauche présentent leurs victoires comme celles de forces portées par une nécessité historique. Mais comment interpréter une nécessité historique, cyclique et donc conjoncturelle, qui serait indifférente finalement à l’idéologie et aux patriotismes partisans, dans la mesure où le cycle sous-entend l’alternance quasi automatique d’une consultation à l’autre ?
Plusieurs préalables méthodologiques doivent être éclaircis afin de permettre une lecture dénuée de toute équivoque.
Le premier préalable est sémantique et nécessaire avant d’engager une analyse critique du concept de cycles électoraux en Amérique latine. Quand nous parlons d’Amérique latine, qu’entendons-nous par là ? Sans ignorer les débats contradictoires opposant acteurs politiques, sociaux et universitaires à ce sujet, l’Amérique latine dont il est question ici est celle de l’usage commun. Les pays composant le sous-continent latino-américain, étudié ici, sont les 20 États suivants : l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, la Colombie, le Costa Rica, Cuba, l’Équateur, le Guatemala, Haïti, le Honduras, le Mexique, le Nicaragua, Panama, le Paraguay, le Pérou, la République Dominicaine, le Salvador, l’Uruguay, et le Venezuela.
Le second préalable concerne les périmètres idéologiques. Les définitions partisanes choisies l’ont été de façon arbitraire pour faciliter une réflexion comparative. La seule gauche considérée ici est électorale. Elle couvre un espace diversifié, allant du communisme, chilien par exemple, aux variantes progressistes de partis attrape-tout, comme, à certains moments de leur vie politique et électorale, le justicialisme argentin ou le PLN (Parti de libération nationale) du Costa Rica. La droite inclut des formations circonstancielles, telle l’Action démocratique nationale d’Équateur, et d’autres structurées, comme le Parti conservateur colombien, ou le Parti révolutionnaire institutionnel mexicain, en dépit d’engagements internationaux progressistes pendant la guerre froide.
2019-2022 : évidence d’un cycle électoral progressiste
Les résultats des élections latino-américaines des années 2020 valident le constat d’un cycle progressiste – le terme « progressiste » étant considéré, comme signalé précédemment, dans son expression la plus large, intégrant des partis de centre gauche, quelle que soit leur raison politique : celle de la gauche modérée – radicale, social-démocrate, socialiste ou autres sous-appellations locales, Parti de la Révolution démocratique panaméen (PRD), Parti révolutionnaire moderne (PRM) de République dominicaine, Parti des travailleurs brésilien (PT) –, celle d’une gauche de rupture – Frente Amplio chilien, Mouvement vers le socialisme bolivien (MAS), Mouvement de régénération nationale mexicain (MORENA) – et celle de partis attrape-tout, comme le Justicialisme argentin dans ses versions « kirchnéristes ». Ainsi défini, le camp progressiste a remporté entre 2019 et 2022, comme par un effet domino, les consultations suivantes, présentées par ordre chronologique :
- Laurentino Cortizo, candidat du PRD panaméen, occupe depuis le 1er juillet 2019 le Palacio de las Garzas, présidence de son pays ;
- en Bolivie, le 20 octobre 2019, le candidat du MAS (Movimiento al Socialismo), Evo Morales, a emporté la victoire présidentielle ;
- en Argentine, le 28 octobre 2019, Alberto Fernandez, candidat du Parti justicialiste, a gagné la consultation présidentielle ;
- le 16 août 2020, Luis Abinader, du Parti révolutionnaire moderne (PRM), a obtenu son droit d’entrée au Palais national de la République dominicaine ;
- victoire le 18 octobre 2020, en Bolivie, de Luis Arce du MAS ;
- Pedro Castillo, au Pérou, du Parti Pérou libre, élu président le 6 juin 2021, est entré dans la Casa de Pizarro, le 28 juillet 2021 ;
- le Palacio José Cecilio del Valle, siège présidentiel du Honduras, est la résidence depuis le 27 janvier 2022 de Xiomara Castro, du parti Libertad y Refundación ;
- Gabriel Boric, au Chili, candidat de la coalition Frente Amplio, élu président le 19 décembre 2021, est l’hôte du Palacio de la Moneda depuis le 11 mars 2022 ;
- Gustavo Petro est entré le 7 août 2022 (Colombia Humana), au Palacio de Nariño, siège de la présidence ;
- Planalto, palais de l’exécutif brésilien, est depuis le 1er janvier 2023 la résidence officielle de Luiz Inacio Lula da Silva, élu au nom du PT ;
- enfin, le 14 janvier 2024, est entré à la Casa Crema, Bernardo Arévalo de León, candidat du Movimiento Semilla, élu président du Guatemala le 20 août 2023.
Donc, entre 2019 et 2023, onze chefs d’État élus, sont, selon les critères signalés plus haut, des présidents « de gauche ».
Ce cycle progressiste peut être porté à quinze si l’on y joint le Mexique où un président de gauche a été élu le 1er juillet 2018, Andrès Manuel Lopez Obrador (MORENA), et trois autres présidents se disant « de gauche », à Cuba, au Nicaragua et au Venezuela, mais qui n’ont pas accédé au pouvoir à l’issue d’une compétition électorale compétitive. Quinze dirigeants latino-américains sur un total de vingt pays étant progressistes, le moment politico-électoral latino-américain actuel justifierait le qualificatif de cycle progressiste.
Évidence logique d’un cycle de droite antérieur
Confirmant la pertinence apparente du concept, les résultats des consultations antérieures au moment électoral de gauche valident l’évidence d’un cycle libéral-conservateur :
- 2012, 1er décembre, Mexique, prise de pouvoir d’Enrique Peña Nieto (Partido Revolucionario Institucional – PRI) ;
- 2014, Honduras, 27 janvier, Juan Orlando Hernández (Parti national) ;
- 2014, 7 août, Colombie, entrée en fonction de Juan Manuel Santos (Parti de la U) ;
- 2015, Guatemala, 6 septembre, Alejandro Maldonado Aguirre ;
- 2015, Argentine, 10 décembre, Mauricio Macri (Proposition républicaine) ;
- 2015, Venezuela, 6 décembre, les droites gagnent les élections législatives ;
- 2016, Guatemala, Jimmy Morales (Frente Convergencia Nacional) ;
- 2016, Pérou, 28 juillet, Pedro Pablo Kuczynski (Peruanos Por el Kambio) ;
- 2018, Chili, 11 mars, Sebastián Piñera (Chile Vamos) ;
- 2018, Honduras, 27 janvier, Juan Orlando Hernández (Parti national) ;
- 2018, Paraguay, 15 août, Mario Abdo Benitez (Parti Colorado) ;
- 2018, Colombie, 7 août, Ivan Duque (Centre démocratique).
Exceptions relativisant la validité scientifique de cycles électoraux idéologiques
Les nombreuses exceptions aux résultats en convergence idéologique et partisane interrogent la pertinence du cycle comme concept universel et scientifique.
Les exceptions de gauche en cycle de droite
- 2014, Salvador, 1er juin, prise de fonction de Santiago Sanchez Ceren (FMLN, Front Farabundo Marti de libération nationale) ;
- 2015, Brésil, 1er janvier, Dilma Rousseff (PT) ;
- 2015, Bolivie, 12 octobre, présidence d’Evo Morales (MAS) ;
- 2015, Uruguay, 1er mars, Tabaré Vazquez (Frente Amplio) ;
- 2017, Équateur, 24 mai, Lenin Moreno (Alianza País) ;
- 2018, Mexique, 1er décembre, Andrès Manuel López Obrador (MORENA).
Les exceptions de droite en cycle de gauche
- 2019, 1er janvier, Brésil, Jair Bolsonaro (Parti libéral) ;
- 2019, Salvador, 1er juin, Nayib Bukele (GANA, Grande Alliance pour l’unité nationale) ;
- 2019, Bolivie, 12 novembre, Jeanine Alves (Unidad Demócrata) ;
- 2020, Guatemala, 14 janvier, Alejandro Giammatei (Vamos) ;
- 2020, Uruguay, 1er mars, Luis Lacalle Pou (Parti national) ;
- 2021, Équateur, 24 mai, Guillermo Lasso (Movimiento CREO) ;
- 2023, Chili, 7 mai, élection d’une assemblée constituante de droite et d’extrême droite ;
- 2023, Paraguay, 15 août, Santiago Peña (Partido Colorado) ;
- 2023, Équateur, 1er décembre, Daniel Noboa (Action démocratique nationale) ;
- 2023, Argentine, 10 décembre, Javier Milei (La liberté avance) ;
- 2023, Chili, 17 décembre, rejet du projet de réforme constitutionnelle, confirmation de la Loi fondamentale de la dictature d’Augusto Pinochet.
Hypothèses interprétatives de ces cycles imparfaits
Première remarque : les nombreux écarts constatés dans les différents cycles mis en valeur médiatiquement, cycles de droite et de gauche donc, n’ont pas de valeur explicative. Il s’agit du simple constat de tendances électorales dominantes à différentes périodes de la vie politique latino-américaine. Le cycle électoral relève de la commodité descriptive permettant d’identifier en première approche la couleur majeure d’une saison électorale du sous-continent.
Seconde remarque : la conséquence du défi interprétatif posé par le descriptif de convergences idéologiques indiscutables, mais imparfaites. Si les cycles sont incomplets, ils signalent malgré tout des phases partisanes convergentes alternées. Comment comprendre ces convergences ? Comment interpréter leur alternance ?
Le premier dénominateur commun à ces cycles électoraux idéologiquement opposés est leur alternance, introduisant une sorte de balancier électoral. Elle conduirait à admettre le caractère automatique de victoires de droite, faisant suite à celles de forces de gauche, et inversement de succès progressistes après celui des conservateurs et/ou des libéraux. Le politologue argentin, Enrique Zuleta Puceiro, résume cette dynamique d’alternances politico-électorales en ces termes : « une coalition victorieuse à l’heure des élections s’écrase très vite sur la dure réalité des faits. Le processus est d’une rapidité vertigineuse. […] Le mécanisme de lauriers à châtiments est de plus en plus impitoyable2Enrique Zuleta Puceiro, Un sistema politico en trance de mutación », Letras Libres, n°298, octobre 2023, p. 28.. »
L’Argentine électorale vérifierait de façon exemplaire cette vérité imparable de l’alternance entre formations aux périmètres idéologiques opposés. À l’élection présidentielle de 2015, un candidat de droite, Mauricio Macri, l’a emporté sur Daniel Scioli, justicialiste (péroniste), parrainé par la présidente sortante, Cristina Kirchner, membre elle aussi du parti justicialiste (péroniste). Il y a eu donc alternance en 2015. Aux scrutins présidentiels suivants, en 2019, les péronistes ont repris le pouvoir, avec Alberto Fernandez. Le perdant, de droite, était le chef d’État sortant, Mauricio Macri. Il y a donc eu alternance aussi à la consultation de 2019. Le 13 août 2023, les Argentins ont placé en tête des primaires obligatoires un quasi inconnu d’extrême droite, Javier Milei. Il a gagné sans contestation possible le 19 novembre suivant, évinçant son opposant péroniste, Sergio Massa, soutenu par le vainqueur de 2019, Alberto Fernandez. Nouvelle alternance donc.
Cette brève étude de cas met en évidence, en Argentine, où les élections sont transparentes, une corrélation entre la conjoncture sociale, économique et monétaire et le vote. Elle est aussi révélatrice d’une autre vérité : les fidélités idéologiques, le patriotisme partisan sont érodés, que le sortant soit de droite ou de gauche, par l’inflation, la pauvreté, le chômage, l’informalité. Selon l’économiste Pierre Salama, « le gouvernement d’Alberto Fernandez a obtenu l’inverse de ce qu’il espérait […] la hausse des prix s’est accélérée, le pouvoir d’achat de la quasi-totalité des Argentins s’est effondré […], sa crédibilité économique n’est pas au rendez-vous. L’Argentine est au bord du gouffre. […] Ce gouvernement devrait laisser place à une présidence […] de droite […] ou d’extrême droite3Pierre Salama, « Une approche économique de la crise argentine », Contretemps, n°58, juillet 2023, p. 52. ». Le vote sanction constitue, dans le cas argentin, mais aussi au Brésil, au Chili ou en Colombie par exemple, un critère d’évaluation des cycles, permettant d’aller au-delà du simple constat descriptif.
Le vote sanction accompagne une conjoncture dégradée, quelle que soit l’orientation idéologique du pouvoir en place. Il peut aussi, dans le cas où les indicateurs sont très perturbés, favoriser la montée en puissance des options les plus radicales. La politiste argentine Maria Esperanza Casullo montre qu’en Amérique latine « les nouvelles droites avalent les traditionnelles4Barbara Schijman et Natalia Augusta, « Las nuevas derechas populistas ‘se comen’ a las tradicionales », Pagina12, 19 novembre 2023.. » Elles s’appuient sur les supports réducteurs de la communication – WhatsApp, réseaux sociaux – et les églises pentecôtistes défendant une théologie émotionnelle de la prospérité. Ultra-libérales, spectaculaires, machistes et « café du commerce », ces droites extrêmes sont portées par des personnalités caricaturales, usant d’un langage simpliste, émotionnel et brutal. Les principaux bénéficiaires du mécontentement social quasi structurel du sous-continent sont incarnés par des individus comme l’Argentin Javier Milei5Flora Genoux et Angeline Montoya, « En Argentine, les marges de manoeuvre étroites de Javier Milei », Le Monde, 21 novembre 2023., le Brésilien Jair Bolsonaro, les Chiliens José Antonio Kast et José Manuel Rojo Edwards, ou le Salvadorien Nayib Bukele. Confirmant le propos de Maria Esperanza Casullo, le candidat argentin d’extrême droite Javier Milei a reçu, outre le soutien local de l’ancien chef d’État de la droite libérale, Mauricio Macri6Ibid., l’appui public d’anciens dirigeants latino-américains de la droite « républicaine », comme Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature, et ancien postulant de centre droit à la présidence du Pérou, et de l’Espagnol Mariano Rajoy (Parti populaire)7Liste des « amis » de Javier Milei : Felipe Calderón (Mexique, Parti d’action nationale, PAN, ex-président), Ivan Duque (Colombie, Centre démocratique, ex-président), Vicente Fox (Mexique, PAN, ex-président), Andrès Pastrana (Colombie, conservateur, ex-président), Sebastián Piñera (Chili, Chile Vamos, Rassemblement des droites, ex-président), Jorge « Tuto » Quiroga (Bolivie, ADN, ex-président), Mariano Rajoy (Espagne, Parti populaire, ex-président du gouvernement), Luis Fortuño (Porto Rico, PNP, ex-gouverneur)..
Élections « déviantes » hors cadre cyclique
Il convient bien sûr de prendre en considération l’existence de facteurs n’entrant pas dans le cadre normatif tel que défini précédemment. Des candidats, de droite comme de gauche, mettant en valeur leur profil de gouvernants expérimentés peuvent retarder l’éventualité d’une alternance. « Mas vale un mal conocido que bueno por conocer » (« un tiens vaut mieux que deux tu l’auras »), dit un adage en langue espagnole, exprimant la réaction de ces candidats.
Première vérification de ces écarts : l’alternance à l’élection présidentielle argentine de 2023 considérée depuis 2021 comme hautement probable. La majorité justicialiste avait été tenue en échec aux élections de mi-mandat, victime d’un vote sanction, tel que défini plus haut, dû à la perpétuation du sinistre social subi par la population. Les élections primaires (PASO)8Primarias abiertas simultaneas y obligatorias/ Primaires ouvertes simultanées et obligatoires. ouvertes et obligatoires d’août 2023 avaient confirmé le pronostic. Le candidat officiel, Sergio Massa, avait terminé en troisième position. Ministre de l’Économie d’un gouvernement ayant échoué à maîtriser l’inflation, à créer des emplois et à réduire la pauvreté, il ne pouvait qu’être condamné à la défaite électorale. La campagne des semaines suivantes a pourtant retardé une dynamique qui paraissait inéluctable. Certes, au premier tour, le 22 octobre 2023, Sergio Massa, avec 36,7% des suffrages, a obtenu un résultat très loin des 48,24% obtenus en 2019 par son coreligionnaire partisan, Alberto Fernandez. Mais le profil, tant personnel que programmatique, du candidat arrivé en tête aux primaires, Javier Milei (La liberté avancée), a brouillé les pronostics. Son programme de rupture radicale – annonçant la dollarisation monétaire, la fin de la Banque centrale et celle de « l’assistanat » social, l’autorisation du port d’armes, la relativisation de la dictature militaire, la critique du Pape, l’affichage d’une référence positive à Margaret Thatcher qui a reconquis les Malouines et la suspension de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) – a fait reculer les plus anti-péronistes et les victimes de l’échec économique et social du président Alberto Fernandez et de son équipe ministérielle. Qui plus est, si le comportement public clownesque et hystérique de Milei a séduit de jeunes adultes masculins, il a heurté un certain nombre de femmes et les générations plus âgées. Par ailleurs, le 12 novembre 2023, au cours du face-à-face télévisé suivi par plusieurs millions d’Argentins, Javier Milei n’a pas su contraindre son adversaire à justifier l’échec de sa politique économique. Cette incapacité à débattre, la radicalité des propositions, le relatif échec de Javier Milei le 22 octobre 2023 – il a obtenu un peu moins de 30% des suffrages exprimés – ont laissé penser que Sergio Massa pourrait l’emporter9Mariano Schuster et Pablo Stefanoni, « Argentina frena (por ahora) a la extrema derecha », Nueva Sociedad, octobre 2023.. « Un pourcentage du vote obtenu par Massa, lors des primaires, vient de la peur de Milei […], candidat générateur de préoccupations démocratiques […] si le candidat (face à Massa) avait été Larreta ou Bullrich, beaucoup de ceux qui disent […] voter Massa auraient voté Ensemble pour le changement »10Maria Esperanza Casullo, article cité. « Juntos por el Cambio » était le nom de la coalition des droites dont Patricia Bullrich était la candidate. Horacio Rodriguez Larreta, chef du gouvernement de Buenos Aires, était membre de la même coalition..
Le péronisme et son candidat auraient ainsi, le 13 août 2023 lors des primaires obligatoires, et comme cela s’est déjà produit en 2006, par exemple, au lendemain d’une autre période difficile, ainsi que rappelé par les sociologues Julio Godio et Hugo Mancuso11Julio Godio et Hugo Mancuso, La anomalia argentina, Buenos Aires, Miño y Davila, 2006., prouvé leur responsabilité. Ce commentaire est confirmé par le journaliste et essayiste Horacio Verbitsky : « On ne peut ignorer la centralité dont bénéficie encore le péronisme et qu’il peut avoir dans le futur12Horacio Verbitsky, « Vida de perro », Siglo XXI, 2018. ». Pourtant, si l’alternance a bien été reportée, le vote sanction, au deuxième tour, le 19 novembre 2023, s’est bel et bien exprimé.
Quelques mois auparavant, en Équateur, le balancier de l’alternance n’a pas été ralenti mais bloqué par la victoire au scrutin présidentiel du 15 octobre 2023 d’un candidat de droite, Daniel Noboa. Il a succédé, le 23 novembre suivant, à un chef d’État lui aussi de droite, Guillermo Lasso. Il convient, pour essayer d’interpréter cette situation d’exception démentant l’hypothèse proposée, de prendre en considération la capacité du candidat à conduire l’Équateur en difficulté. La prétendante de gauche, Luisa González, avait-elle la crédibilité requise ? Elle est en effet apparue comme une candidate par défaut, masquant plus ou moins bien celle de l’ancien président Rafael Correa, interdit de campagne par diverses décisions de justice. Le vainqueur de 2023, Daniel Noboa, a su en revanche, bien que de droite et fils d’Alberto Noboa, « briscard » de la vie politique équatorienne, vendre un profil original, générationnel et technicien, rompant avec celui de son prédécesseur, un vieux politicien libéral, et la gauche « corréiste ».
Le même constat peut être fait en ce qui concerne le Mexique. La victoire d’Andrès Manuel Lopez Obrador (AMLO), le 1er juillet 2018, a été une victoire d’alternance. Candidat du parti MORENA, formation humaniste de gauche, il a succédé à un président du PRI, Enrique Penã Nieto. Le 2 juin 2024, observateurs et sondeurs estiment que la postulante du MORENA à l’élection présidentielle, Claudia Sheinbaum, devrait gagner. Cette continuité partisane repose peut-être sur le bilan d’AMLO, mais elle doit aussi beaucoup à l’incapacité des opposants de traditions idéologiques composites à présenter un programme alternatif crédible.
Enfin, quand le jeu électoral est contrôlé par des forces économiques puissantes et/ou par un État manipulateur – mises à l’écart judiciaire de l’opposition au Nicaragua et au Venezuela, destitution parlementaire de Dilma Rousseff au Brésil, démission du président en Bolivie en 2019 et déchéance du président au Pérou en décembre 2022 –, la perspective d’alternance est très réduite, voire impossible, alors que le contexte social est très dégradé. Les électeurs, dans ce cas de figure, entrent en dissidence avec le cadre institutionnel et rompent de différentes façons – parfois en privilégiant des solutions individuelles. En Amérique centrale, au Venezuela, des centaines de milliers de personnes ont choisi l’exode collectif, migrant vers les États-Unis (Cubains, Guatémaltèques, Honduriens et Salvadoriens) ou vers l’Amérique du Sud (Vénézuéliens).
Autre option individuelle, le basculement vers les diverses formes de délinquance. Cette tendance est en Amérique latine socialement tout aussi puissante que celle poussant à émigrer. L’Amérique latine est la région du monde où les taux d’homicide sont les plus élevés du monde, alors que ce sous-continent ignore les guerres interétatiques. Celle aussi où des réseaux délinquants organisés mobilisent les laissés-pour-compte de la société, beaucoup de jeunes, au Brésil, en Colombie, au Mexique et en Amérique centrale.
Les ruptures à caractère révolutionnaire – la voie des armes –, importantes à la fin du siècle dernier, sont aujourd’hui résiduelles. En Colombie, au fil des ans, le M19, les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) ont signé des compromis de paix. Seuls restent relativement actifs, mais en négociation avec les autorités, quelques dissidents des FARC et l’ELN (Armée de libération nationale). Dans le Chiapas mexicain, l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) n’a plus d’activité militaire.
Le rejet des institutions se manifeste davantage de façon réactive et violente dans la rue. Les explosions de mécontentement social, nées d’événements en apparence anodins, comme l’augmentation du prix des titres de transport, ont marqué la vie politique récente du Brésil, du Chili, de la Colombie et de Panama.
L’échec social annoncé de la dernière alternance argentine, celle de Javier Milei, laisse entrevoir une combinaison désagrégatrice de quatre éléments : manifestations de rue, croissance de la délinquance, migrations massives et réactions répressives des autorités. Cette perspective reste hypothétique mais renvoie au quotidien perturbant et perturbateur de divers pays : dérives autoritaires du gouvernement de Nayib Bukele au Salvador, désordres institutionnels dissolvant la nation et l’État en Haïti et au Pérou, puissance destructrice de groupes mafieux en Amérique centrale, en Colombie, en Équateur et au Mexique, et impact régional déstabilisateur des migrations centraméricaine, cubaine, haïtienne et vénézuélienne.
Propositions balisant l’alternance électorale en Amérique latine
Donner un sens interprétatif à des élections d’alternances conjoncturellement voisines idéologiquement, sous le couvert du concept de cycle, relève du « réalisme magique », mais n’a pas de contenu explicatif. Ces alternances surviennent dans des contextes sociaux et économiques de crise, ce qui permet de faire l’hypothèse d’un lien de causalité. Le mécontentement de majorités est à l’origine de votes sanction.
Ces votes sanction affectent tous les gouvernements, qu’ils soient progressistes ou libéraux-conservateurs. Les patriotismes partisans et idéologiques cèdent à la montée de l’inflation, de la pauvreté, du chômage et du sous-emploi13Jean-Jacques Kourliandsky, Progressisme et démocratie en Amérique latine (2000-2021), La Tour d’Aigues, Fondation Jean-Jaurès/L’Aube, 2022..
Cette situation a ouvert des perspectives électorales à la droite la plus extrême – des forces et candidats combinant réseaux sociaux et discours démagogiques, vendant des solutions ultralibérales et antisociales incarnées par des candidats au langage vulgaire assumé. Cette droite extrême, comme vu précédemment, en vient à absorber la droite « civilisée ».
Les forces progressistes devraient être les principales bénéficiaires de contextes sociaux dégradés. Ce n’est pas le cas. Du moins dans la durée. Elles sont tout autant victimes que celles de droite, lorsqu’elles sont au pouvoir, de rejets électoraux faute d’avoir su/pu répondre aux attentes des victimes de la hausse des prix, de la perpétuation de la pauvreté et du sous-emploi. L’échec de la réforme constitutionnelle chilienne, après quatre ans de débats et cinq consultations, est celui d’un gouvernement progressiste d’alternance. Cet échec ne peut avoir que des conséquences électorales pour la prochaine consultation présidentielle, en 2025.
Selon le sociologue brésilien, José Maria Gómez, cette réalité électorale serait la conséquence de l’aplanissement des différences entre droite et gauche venu avec la mondialisation : « Le marché financier global est un facteur de discipline des politiques gouvernementales […] privilégiant les investisseurs et non le bien-être des gens. De la sorte, le capital global s’est attribué un droit de veto sur les politiques publiques14José Maria Gómez, Politica e democracia em tempos de globalização, Rio de Janeiro, Editora Vozes, 2000. ».
Cette difficulté du progressisme à répondre aux défis sociaux n’a pas été compensée par la montée du sociétal dans leurs programmes, quelle que soit la qualité séductrice d’emballages communicationnels de plus en plus sophistiqués. Cette dérive serait à l’origine, selon l’universitaire nord-américain Mark Lilla, de la fragilité des gauches, des États-Unis à l’Europe en passant par l’Amérique latine15Mark Lilla, La gauche identitaire, Paris, Stock, 2017..
Seule la peur d’une alternance qui serait pire que le bilan du sortant retient le vote en faveur du changement. L’offre programmatique et le profil du candidat d’alternance sont alors perçus comme porteurs d’incertitudes pouvant s’ajouter aux déboires du présent.
- 1Daniel Lozano, « La Patria Grande sufre frenazo y augura un cambio de ciclo politico », El Mundo, 22 octobre 2023.
- 2Enrique Zuleta Puceiro, Un sistema politico en trance de mutación », Letras Libres, n°298, octobre 2023, p. 28.
- 3Pierre Salama, « Une approche économique de la crise argentine », Contretemps, n°58, juillet 2023, p. 52.
- 4Barbara Schijman et Natalia Augusta, « Las nuevas derechas populistas ‘se comen’ a las tradicionales », Pagina12, 19 novembre 2023.
- 5Flora Genoux et Angeline Montoya, « En Argentine, les marges de manoeuvre étroites de Javier Milei », Le Monde, 21 novembre 2023.
- 6Ibid.
- 7Liste des « amis » de Javier Milei : Felipe Calderón (Mexique, Parti d’action nationale, PAN, ex-président), Ivan Duque (Colombie, Centre démocratique, ex-président), Vicente Fox (Mexique, PAN, ex-président), Andrès Pastrana (Colombie, conservateur, ex-président), Sebastián Piñera (Chili, Chile Vamos, Rassemblement des droites, ex-président), Jorge « Tuto » Quiroga (Bolivie, ADN, ex-président), Mariano Rajoy (Espagne, Parti populaire, ex-président du gouvernement), Luis Fortuño (Porto Rico, PNP, ex-gouverneur).
- 8Primarias abiertas simultaneas y obligatorias/ Primaires ouvertes simultanées et obligatoires.
- 9Mariano Schuster et Pablo Stefanoni, « Argentina frena (por ahora) a la extrema derecha », Nueva Sociedad, octobre 2023.
- 10Maria Esperanza Casullo, article cité. « Juntos por el Cambio » était le nom de la coalition des droites dont Patricia Bullrich était la candidate. Horacio Rodriguez Larreta, chef du gouvernement de Buenos Aires, était membre de la même coalition.
- 11Julio Godio et Hugo Mancuso, La anomalia argentina, Buenos Aires, Miño y Davila, 2006.
- 12Horacio Verbitsky, « Vida de perro », Siglo XXI, 2018.
- 13Jean-Jacques Kourliandsky, Progressisme et démocratie en Amérique latine (2000-2021), La Tour d’Aigues, Fondation Jean-Jaurès/L’Aube, 2022.
- 14José Maria Gómez, Politica e democracia em tempos de globalização, Rio de Janeiro, Editora Vozes, 2000.
- 15Mark Lilla, La gauche identitaire, Paris, Stock, 2017.