L’Amérique kidnappée

Les Américains se préparent à l’élection présidentielle de 2024 mais ils se retrouvent aujourd’hui prisonniers d’un face-à-face entre les figures de Joe Biden et Donald Trump qui, chacun à sa manière, verrouillent l’élection. Julien Vaulpré, directeur général de Taddeo, livre son analyse d’un pays fracturé et en proie aux doutes.

Il y a quelques semaines, Julien Vaulpré a effectué un séjour prolongé aux États-Unis qui l’a emmené de Washington DC à New York en passant par Austin. Au cours de ce road trip politique, il s’est entretenu avec plus de trente personnalités : intellectuels, analystes, journalistes, diplomates mais aussi acteurs de premier plan de la vie politique américaine. Julien Vaulpré, au seuil de la campagne présidentielle, a pu recueillir les propos des journalistes les mieux introduits de Washington DC (que ce soit le rédacteur en chef de Politico, de The Economist ou des éditorialistes du Washington Post), les analyses des dirigeants des think tanks les plus influents du pays (The American Entreprises Institute pour les républicains et The Brookings Institution pour les démocrates). Les « staffeurs » du Congrès l’ont éclairé sur l’état d’esprit de Capitol Hill, comme les diplomates et notamment l’ambassadeur de l’Union européenne aux États-Unis lui ont dressé le panorama de la démondialisation vue de l’autre côté de l’Atlantique. Les universitaires de Columbia University ont révélé la sociologie électorale de cette nouvelle Amérique. Son dialogue, le temps d’un dîner, avec les Cadets de West Point Academy lui fait comprendre les dispositions et le caractère de ceux qui occuperont les postes les plus stratégiques de la Central Intelligence Agency (CIA) et du Pentagone dans quelques années. Les pollsters1Sondeurs. ont partagé leurs résultats et les nouveaux déterminants du vote américain. Les anciens et actuels conseillers des présidents lui ont fourni les clés pour comprendre les ressorts sous-jacents et les intentions politiques qui animent les deux camps. Enfin, Karl Rove, le grand conseiller des présidents Bush père et fils, celui qui a fixé le corpus idéologique du parti républicain de la fin des années 1990 au début des années 2000, a exposé son point de vue unique sur l’élection à venir en retirant les masques du visage des prétendants à la victoire.

Gilles Finchelstein,
Secrétaire général de la Fondation Jean-Jaurès

En ce moment décisif de la vie du pays, j’ai observé une Amérique à la fois hébétée, stressée et sur ses gardes, se préparant à l’élection présidentielle de novembre 2024 comme on anticipe, impuissant, l’arrivée d’un ouragan.

Pour cette Amérique historiquement si confiante en elle-même, en ses vertus, en sa démarche, en sa vocation universelle, rien ne semble plus sûr. Ni le présent, naturellement, entre inflation, crises mondiales, et danger chinois. Ni l’avenir, car 2016 a démontré que l’inimaginable était possible. Quant au passé, il est désormais soumis à de douloureuses révisions. Le temps est donc aux doutes.

Doute sur la nation américaine et sa vocation. L’Amérique relit d’un œil plus scrupuleux son histoire : l’initiative audacieuse du XVIe siècle et sa cruauté proche du génocide, l’histoire patriotique du pays de la liberté et des pionniers bienveillants portés par la conquête, the American Frontier, mélange de démocratie et de violence. Tout cela se heurte à la mémoire de la honte de l’esclavage, de la destruction des cultures et des peuples amérindiens et d’un capitalisme trop longtemps prédateur, celui des robber barons du XIXe siècle – les « barons brigands » – qui ne s’embarrassaient pas de justice sociale. Alors qu’émerge un contre-récit – celui d’une woke America dans le sens premier de « l’éveil » –, s’enracine un autre récit du droit de conquête des Blancs sur la terre et les institutions. C’est la fameuse formule de la « destinée manifeste du peuple américain que de se répandre sur le continent que la providence lui a assignée ». Cette phrase dotera l’Amérique d’une vocation universelle autorisant toutes les barbaries et édifiant ainsi le mythe de la forteresse assiégée par les minorités assoiffées de sang. Ce pays uni par cette mission semble appartenir au passé, il y a désormais plusieurs nations2Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, Marseille, Agone, 1980, p. 177. américaines qui n’ont plus grand-chose à se dire. La conversation nationale n’existe plus et ce vide fragilise les fondations d’un pays qui a toujours sanctuarisé la liberté d’expression.

Doute sur l’État, également, car jamais la Constitution des États-Unis, réputée inébranlable, n’a paru aussi fragile. La solidité du système politique américain est désormais soumise à un stress test permanent – dont le 6 janvier 2021 est l’une des mises en tensions les plus significatives. Les pouvoirs sont certes séparés mais se tiennent mutuellement en échec. La Cour suprême, devenue régulatrice en dernier ressort sur les questions sociales les plus importantes (avortement, discrimination positive, possession d’armes à feu, protection de l’environnement), se tient face au Congrès qui ne peut trouver de majorité sur ces sujets aussi importants. L’élection présidentielle elle-même a perdu de son aura et son verdict n’est plus inattaquable depuis 2000 avec ses interminables recounts3Recomptages. en Floride. L’élection du président de l’empire américain ressemble à certains égards à un bricolage archaïque : on n’élit pas le président, mais des grands électeurs et suivant des règles différentes d’un État à l’autre, car historiquement ils devaient avoir le temps de se rendre à cheval à Washington DC pour délivrer leur vote. C’est une présidence qui remonte au Pony Express4Le Pony Express est un service de distribution du courrier qui date du milieu du XIXe siècle. mais dotée de l’arme atomique. Résultat, on peut être élu président au suffrage universel direct en ayant reçu moins de votes que son adversaire. Comme ce fut le cas pour Donald Trump en 2016.

Le doute, enfin, s’infiltre de façon de plus en plus criante aussi au sujet du leadership américain dans le monde. Les Américains souhaitent-ils, peuvent-ils encore porter la torche de la liberty à travers le monde ? Rarement les intérêts fondamentaux des États-Unis auront-ils été aussi disputés. Isolationnisme ou interventionnisme, protectionnisme ou libre-échangisme, rapport de force ou droit international ? Les États-Unis ne cessent d’hésiter. Le conflit ukrainien comme celui en Israël et Palestine la déchirent de l’intérieur, entre engagement historique et militantisme de campus. La peur de la Chine ne cesse de croître comme une marée générationnelle, et c’est peut-être le seul point de consensus américain.

C’est dans ce contexte que doit se tenir l’élection la plus importante en un siècle, peut-être même en deux – celle de Lincoln y compris. L’une des clés de ce moment, c’est l’engrenage qui restreint la liberté de choix et donc d’action. Les Américains sont en réalité prisonniers. D’un face-à-face entre deux hommes qui verrouillent chacun à sa manière l’élection. D’un face-à-face également entre deux partis recroquevillés sur eux-mêmes et incapables de parler à la nation entière. La polarisation de la société multiplie les mécanismes de soupçon, d’évitement et renforce le désir de purge politique du camp adverse.

Donald Trump : le choix de l’OPA hostile 

À un an de l’élection, un constat s’impose : les deux candidats ont kidnappé leur parti et, par conséquent, probablement l’élection de 2024.

Donald Trump, d’abord, fait figure d’ultra-favori pour les primaires républicaines dans les sondages, en dépit ou grâce aux multiples procédures judiciaires qui menacent de l’envoyer en prison. Le jour de son inculpation en Géorgie, le 14 août 2023, Donald Trump a transformé l’humiliation en exploit faisant de son mug shot, sa photo d’enregistrement judiciaire, sa première affiche de campagne. Les procès vont s’enchaîner pendant le printemps 2024, les audiences de l’un d’entre eux doivent débuter la veille du Super Tuesday des primaires, en mars. Donald Trump pourra donc se présenter en victime d’une persécution politique.

Même si elle est peu probable, une éventuelle incarcération n’empêcherait pas sa candidature. Il y a un précédent : Eugene Debs, le candidat socialiste de l’élection de 1920, enfermé pour propagande pacifiste, et propulsé sur les affiches, bien que privé de meetings. Pourrait-il être élu en prison ? Si c’est une prison fédérale, comme l’en menacent trois des quatre procédures, son droit de grâce s’appliquera à lui-même le jour de son investiture. Si c’est une prison d’État, celle de Géorgie, pour la dernière des quatre procédures… ce sera une situation inédite et juridiquement incertaine qui demandera sans doute à être tranchée par la Cour suprême.

Comme en 2016, Donald Trump n’a en réalité pas de stratégie et aucune plateforme politique mais il a des intuitions et un personnage. Dans sa méthode, le trumpisme se résume à trois données fondamentales : un leverage buyout – un achat à effet de levier – du parti républicain ; une image transgressive de maverick5Rebelle et franc-tireur. mobilisant toutes les frustrations contre l’establishment ; une maîtrise incomparable du bruit.

Certes, Trump n’enthousiasme pas une majorité des Américains, mais il peut compter sur le soutien inconditionnel d’une base de l’ordre de 30% de l’électorat républicain, prête à le suivre quoiqu’il arrive et suffisante pour faire une OPA sur tout le parti. Donald Trump a racheté le parti grâce à un levier électoral, de la même manière que sa carrière immobilière s’est faite avec du levier financier. Aujourd’hui, la vieille garde des dirigeants républicains qui combattaient Trump est partie ou sur le départ : la résistance s’est donc considérablement réduite. Les huit (and counting) candidats à la primaire républicaine sont condamnés à courir toujours plus vite derrière la frange la plus extrémiste, d’autant que Donald Trump a pris soin de purger le parti de tout candidat se distanciant de lui par des comités de vigilance locaux très efficaces, héritiers de plus de dix ans de Tea Party. Ainsi, lors d’une question à tous les candidats au cours du premier débat, un seul candidat, sur douze, a reconnu probable que le dérèglement climatique soit causé par les activités humaines.

Ensuite, Trump se présente toujours comme la parfaite antithèse de l’establishment. C’est une sorte d’agent destructeur et vengeur, un wrecking-ball, une boule de démolition lancée contre les murailles du Capitole. Il y avait les héros politiques américains –Abraham Lincoln, Franklin D. Roosevelt, John Fitzgerald Kennedy –, il y a désormais un super-héros fait d’une outrance continue, d’une brutalité sans égale et doté du tempérament et du physique d’un catcher.

Enfin, la méthode repose sur le bruit permanent, un carpet bombing6Tapis de bombes. de messages, d’invectives et d’attaques qui lui permettent d’occuper le terrain, rendant quasi impossible à toute alternative de s’imposer. Il fixe les termes du débat et couvre de ces cris ceux qui ne lui conviennent pas ; il le fait avec avec les trigger words – ces mots déclencheurs qui rappellent aux campagnes et aux petites villes le mépris dont elles se sentent l’objet de la part des élites diplômées des métropoles –, avec les shitstorms7Déferlement de propos et commentaires haineux. qui frappent le ventilateur numérique, créant une mobilisation instantanée.

Pourtant, la loyauté sans faille du parti a de quoi surprendre. En dehors de 2016, gagnée sans une majorité en voix, Donald Trump a perdu toutes les élections, contrairement souvent aux attentes des études d’opinion, notamment lors des midterms de 2022 qui ont laissé aux démocrates le contrôle précaire du Sénat. Il est aujourd’hui en tête dans les sondages et notamment dans les swing States8États pivots. très disputés. Le Michigan, le Wisconsin, l’Ohio pourraient être perdus par Biden et la bataille sera difficile en Géorgie, au Nevada, en Arizona, en Pennsylvanie. Les écarts pourraient devenir minimes aussi dans le Minnesota, le New Hampshire, la Caroline du Nord et la Floride.

La deuxième faiblesse reste l’accumulation des procédures judiciaires. Certes, l’exposition mobilise les ultras autour de la figure du persécuté, mais des condamnations restent susceptibles de repousser les électeurs indépendants et de coûter cher dans la dernière ligne droite. L’assaut sur le Capitole du 6 janvier 2021 reste un traumatisme politique. Les républicains tendent à le minimiser : « it was a bad day »9Ce fut une mauvaise journée., entend-on en boucle y compris parmi les républicains non trumpistes. C’était en réalité une journée à haut risque pour les institutions, puisque l’agitation devait empêcher la validation du vote présidentiel par le Congrès, fixée à ce jour. Il fallut rappeler en urgence les votants pour éviter une situation institutionnelle inédite avec un président élu mais dont l’élection n’était pas validée.

Troisième faiblesse, la question de l’avortement sur-mobilise désormais les démocrates notamment une partie de l’électorat féminin modéré. Dès lors, l’idée d’une campagne fondée sur la promesse d’une interdiction fédérale de l’avortement paraît à la fois intenable et dangereuse. Mais c’est le prix du soutien de la base ultra-conservatrice si décisive.

« He should not run again in 2024 » 

De l’autre côté de cette grande fracture, Joe Biden a fait un hold-up moins spectaculaire mais néanmoins réel sur le parti démocrate et la réélection. L’establishment du parti en a repris les rênes après les traumatismes de 2016 : la montée d’une frange radicale incarnée par Bernie Sanders puis Elizabeth Warren, le désastre électoral d’Hilary Clinton et l’élection de Trump bouleversant tous les schémas et les réflexes acquis.

D’abord, Joe Biden est désormais le parti démocrate. Il en arpente les couloirs depuis sa première élection comme sénateur en 1972 et il a lancé sa première candidature aux primaires présidentielles en 1988. Sénateur pendant presque un demi-siècle, vice-président et désormais président, il connaît tous les rouages, tous les acteurs d’un parti qui a d’ailleurs vieilli avec lui – en témoigne le mandat à un âge avancé de Dianne Feinstein ou de Nancy Pelosi.

Ensuite, Joe Biden est la figure de l’average Joe10Américain du coin de la rue. dans les territoires centraux du doute identitaire américain – la Pennsylvanie et la Rust Belt11Les États historiquement les plus industriels.. Il incarne personnellement le parti démocrate d’avant les années 1970, blanc, ouvrier et optimiste. Les cols bleus s’y retrouvent (la moitié de la population percevant un salaire inférieur au salaire médian vote démocrate). Coast to Coast12D’une côte à l’autre., il séduit à la fois à Wall Street et l’écosystème tech californien, tous deux convaincus qu’une administration républicaine les enverrait dans le mur.

Joe Biden est également un antidote à l’image dominante du parti des urbains woke, ces hipsters, parodiant un Jack Kerouac devenu upper class13Classes aisées., la transgression en moins, et désormais focalisés sur le prix du latte, les hashtags trendy14Hashtags tendances. et les débats intellectuels qui envahissent les rues de Georgetown à Washington DC, de Brooklyn à New York ou de SoCo à Austin. Il y a dans Biden 2020 une sorte de mea culpa d’Obama 2008, sa campagne trop brillante, quasi messianique, aux espoirs infinis, où le style a fait office de programme. En un sens, Biden est la revanche de l’ancien vice-président sur la coolitude de son président. Le chic décontracté d’Obama a fabriqué d’immenses déceptions et les trop beaux clichés du couple présidentiel furent le terreau de la radicalisation conservatrice, du Tea Party jusqu’à Make America Great Again (MAGA). C’est la revanche des descendants, majorité blanche, classe ouvrière, populations âgées, face à la coalition of the ascendants15Coalition des ascendants., jeunes et minorités, qui a porté Obama à la présidence en 2008.

Enfin et surtout, Joe Biden a fait le vide pour imposer une candidature naturelle et inévitable à la réélection, même s’il revient sur une promesse de 2020 de n’être candidat que pour un mandat. Mais aux États-Unis comme en France, les promesses électorales n’engagent que ceux qui les croient. Cette candidature obligée pose problème et crée un risque qui pourrait être fatal pour le parti démocrate.

Cette configuration forcée empêche trois choses. Tout d’abord, la candidature d’un président sortant s’oppose à l’idée même d’une primaire. Pour un outsider, remettre en cause la capacité d’un président en exercice à se représenter pour tenter de prendre sa place relève d’une quasi-autodestruction politique. Impossible en effet pour le parti démocrate d’engager une compétition électorale dans laquelle Joe Biden serait un candidat comme un autre. Pour des raisons politiques donc, mais également pratiques : l’argent et le temps qu’elle nécessiterait empêchent désormais toute prise d’initiative. Ensuite, l’absence d’une primaire bloque ainsi toutes possibilités pour une nouvelle génération d’émerger. Enfin, cela condamne tout à la fois une évolution de la plateforme programmatique, la capacité à convaincre de nouveaux segments électoraux, figeant ainsi la sociologie électorale du parti démocrate donc sa capacité à se mouvoir électoralement.

Par conséquent, les dirigeants du parti, les grands donateurs, une partie de Wall Street et même les journalistes les plus proches de la Maison-Blanche soulignent tous que ce verrouillage de la candidature par le président Biden fait courir un immense risque pour les démocrates. Parfois publiquement, brisant une omerta, comme la fameuse plume du Washington Post David Ignatius, très proche de la Maison-Blanche, qui appelait en septembre dernier le président à ne pas se représenter : « President Biden should not run again in 2024 ». Compte tenu de son âge et de son inévitable vulnérabilité physique, l’hypothèse d’un événement contraignant Joe Biden à arrêter sa campagne n’est plus à exclure. Une chute, simple mais spectaculaire, pourrait presque suffire. Dans ce cas, même en l’absence de règle écrite, Kamala Harris deviendra immédiatement la candidate naturelle. Certains observateurs rencontrés avancent même qu’en cas de réélection de Joe Biden, il ne serait pas en capacité de terminer son mandat. En prenant en compte ce facteur, le « ticket » n’aura peut-être jamais été aussi important. Or la vice-présidente, tapie dans l’ombre depuis le début du mandat, est jugée sévèrement : « she is not verbal16Elle ne sait pas s’exprimer. », répètent les journalistes, qui n’hésitent pas à parler de « problème Kamala Harris ». Compte tenu de son profil, femme et noire, le parti sera impuissant pour imposer une nouvelle candidature, alors que ses manques, soulignés quasi unanimement, pourraient terminer de signer une déroute cinglante face à Donald Trump.

Indépendamment des inconvénients de cette candidature automatique, Biden le candidat a des faiblesses majeures. La première, désormais au cœur du débat, c’est donc l’âge. Le cap des quatre-vingts ans est franchi et surtout les signes de fragilité physique sont de plus en plus difficiles à cacher. L’image d’un président qui trébuche, qui semble presque absent lors des conférences de presse – qui ne peuvent durer plus d’une dizaine de minutes –, nourrit l’impression d’un président sénile. La « GenZ » repasse en boucle les vidéos TikTok d’un président hagard, se perdant en lapsus. Dans l’imaginaire de vigueur et de la jeunesse éternelle américaine, il est off chart17À côté de la plaque. et ne remplit plus tout à fait les critères du commander-in-chief18Chef des armées. en pleine possession de ses moyens. D’ailleurs, l’équipe Biden refuse pour l’heure de s’engager sur un débat présidentiel en face-à-face pendant la campagne.

Sa deuxième faiblesse, c’est le pari économique qui est à demi perdu. Ayant tout misé sur le retour de la prospérité par une politique de sérieux, les Bidenomics19Politique économique du président Biden., le président sortant a été pris à revers par une inflation qui, même maîtrisée, continue de toucher le pouvoir d’achat des ménages et attise les frustrations. Le bilan économique est bon, meilleur que les économistes ne l’auraient espéré notamment sur le front de l’emploi, et les perspectives pour l’année à venir restent encourageantes mais, à ce stade, personne pour lui en savoir gré. L’Inflation Reduction Act (IRA) n’atteint pas encore les classes moyennes. Les jeunes, écrasés par leurs dettes étudiantes et le prix prohibitif des logements, prennent conscience qu’ils ne pourront pas vivre comme leurs parents, affaiblissant le rêve américain. Un sondage Financial Times-Michigan Ross20FT-Michigan Ross poll, sondage conduit du 2 au 7 novembre 2023, publié dans le Financial Times, « Only 14% of US voters say Joe Biden has made them better off », 13 novembre 2023. de novembre donne 14% seulement d’Américains considérant que leur situation économique s’est améliorée depuis 2021. 70% pensent que la politique des démocrates a nui à l’économie du pays. 

Un overlap sur les plateformes programmatiques

Le paysage politique américain connaît des évolutions majeures, notamment une transformation complète de la sociologie du parti ainsi qu’une refonte programmatique.

Le parti républicain, qui était encore un parti conventionnel jusqu’au début du XXIe siècle, est devenu populiste. Donald Trump a entièrement remodelé son corpus idéologique, redéfinissant ainsi ce qu’est un républicain, et il l’a emmené à un point où jamais il n’avait jamais été – que ce soit en termes de fiscalité, de conservatisme social comme l’avortement ou de politique étrangère. Le parti de Reagan et de Bush, favorable aux alliances et au libéralisme, a changé de posture pour trois raisons principales.

Tout d’abord, deux décennies d’engagements à l’international se sont soldées par des échecs parfois douloureux en Irak comme en Afghanistan, où les interventions étaient bien organisées pour gagner une guerre, pas pour maintenir la paix. Ensuite, il y avait la conviction que les États-Unis pouvaient faire fonctionner la mondialisation et en tirer des bénéfices – ce qui fut le cas jusqu’à l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui provoqua des conséquences majeures pour les travailleurs américains : cinq millions d’emplois détruits, et l’impression d’avoir perdu pied. La crise financière de 2008 et l’aide accordée aux banques, alors que 30% des emplois manufacturiers étaient détruits, ont été le coup de grâce. Enfin, la classe ouvrière et les travailleurs ont souffert de l’absence de figures d’incarnation dans les deux partis. Trump est venu combler ce vide.  

Ensuite, le parti démocrate, autrefois le refuge de la classe ouvrière et des travailleurs, a laissé le champ au parti républicain, qui est le seul à s’être adressé aux laissés-pour-compte de l’Amérique post-industrielle. Après la troisième voie clintonienne qui embrassa les débuts d’une mondialisation prometteuse et affirmait « the era of big government is over21« L’époque d’un gouvernement interventionniste est terminée ». Discours sur l’état de l’Union, 23 janvier 1996, archives de la Maison-Blanche. », le parti démocrate endosse désormais le slogan « big government is back22« L’intervention de l’État est de retour ». ».

L’emprise extraordinaire des candidats sur leurs partis s’explique avant tout par la profonde mutation de leur structure idéologique. Paradoxalement, les deux plateformes programmatiques sont devenues ces dernières années de plus en plus similaires : protectionnisme, durcissement contre la Chine, réindustrialisation, politique migratoire restrictive. À Washington DC, on admet à demi-mot que Joe Biden a mis en place ce que Donald Trump avait vociféré comme un slogan mais a été incapable de traduire en politiques publiques. Il n’a d’ailleurs pas abaissé durant son mandat les célèbres tarifs douaniers mis en place par son prédécesseur républicain. Les deux partis tentent de convaincre le même groupe d’électeurs, les classes moyennes centrales, écartelées aux États-Unis comme ailleurs par la mondialisation, les uns déclassés et humiliés, les autres, les slashers, soumis aux pressions d’un monde du travail instable.

Sur les sujets clivants, les violences policières contre les minorités ou le contrôle des armes à feu contre les tueries de masse, les mobilisations s’enflamment puis retombent aussi vite. Une seule question réellement clivante parvient à s’imposer : le droit à l’avortement, en vertu de l’arrêt de la Cour suprême Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization de 2022 et au détriment inattendu des républicains. Tant que son interdiction était un horizon souhaitable, c’était un outil de mobilisation puissant et sa défense une tentation de l’assoupissement, mais depuis qu’il est réalité dans de nombreux États, souvent dans des variantes très radicales, la charge de la mobilisation s’est inversée : les plus conservateurs se démobilisent, ayant atteint leur but, tandis que les défenseurs du libre choix, les pro-choice, se mobilisent, et avec eux des femmes conservatrices qui avaient aidé à faire élire Trump en 2016.

Dès lors que les différences programmatiques se réduisent, ce sont désormais deux camps qui s’affrontent avec des moyens de plus en plus professionnels et ciblés pour s’adresser à chaque électeur personnellement, à travers des dépenses publicitaires de plus d’un milliard de dollars pour la seule élection présidentielle. Ce Superbowl politique qui revient tous les quatre ans semble d’ailleurs intéresser de plus en plus, car la participation électorale est en hausse rapide depuis le début du siècle et la participation de 66% en 2020 était du jamais-vu depuis le XIXe siècle. Nouveauté également des dernières années, la vie politique bascule peu à peu en ligne : en 2020, près de la moitié des dépenses publicitaires de Donald Trump étaient en ligne, contre seulement un tiers pour Joe Biden. La tendance devrait s’intensifier lors de cette élection. Dans un pays où l’épidémie de Covid-19 et les confinements ont particulièrement coupé le contact humain, où la confiance dans l’autre est au plus bas, le porte-à-porte n’est plus une priorité pour les équipes de campagne. Celle-ci se jouera notamment dans ces cercles très réduits, des groupes de discussion en ligne, constitués de gens de son entourage. Cela pose d’autant plus crûment la question de la régulation des réseaux sociaux et des plateformes. Suspectes d’intervenir dans un sens ou dans un autre, les acteurs numériques ne sont pas protégés contre de nouvelles polémiques sur le risque des monopoles sur la liberté d’expression. Les nouvelles orientations de X sous la direction fantasque d’Elon Musk ne font qu’accroître l’imprévisibilité. L’intelligence artificielle (IA) sera un sujet prospectif et sûrement inquiétant dans la campagne, même si son plein déploiement sera davantage effectif lors des élections ultérieures.

Le diplôme, discriminant politique central 

L’Amérique est prisonnière de deux convictions, deux représentations, deux ambitions détenues par deux partis ; ce faisant, elle devient donc prisonnière d’elle-même. La national conversation n’existe plus. L’Amérique ne se parle plus. Même les événements politiques ne sont plus compris de façon unanime. Pour les républicains, le 6 janvier 2021 n’est qu’une mauvaise journée, estimant que c’est l’élection de Biden qui est le vrai coup d’État, alimentant l’esprit de revanche. L’évolution de la société, ses clivages et blocages identitaires, territoriaux et sociaux ont créé une situation dans laquelle aucun n’est plus en mesure de transcender les différences et donc d’incarner l’Amérique, son passé et son ambition. Trois dynamiques structurantes et leurs interactions expliquent cette situation : le diplôme, la question « raciale », le territoire.

Le principal changement de la société américaine des dernières décennies, c’est la centralité du diplôme. Il est le facteur explicatif le mieux corrélé au vote Trump en 2016, dépassant ainsi le discriminant principal du paysage politique qu’était le revenu. Le parti démocrate a toujours été le parti de la Ivy League23Les plus anciennes et prestigieuses universités américaines, au nombre de huit., il est devenu le parti des graduates24Diplômés., après la démocratisation massive de l’enseignement supérieur, initiée par le G.I. Bill of Rights25Loi américaine fournissant aux soldats démobilisés de la Deuxième Guerre mondiale le financement de leurs études universitaires ou de formations professionnelles ainsi qu’une année d’assurance chômage. de Harry Truman en 1944.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le parti démocrate était le parti de la classe ouvrière et de la classe moyenne inférieure. Le développement de l’éducation et de l’enseignement supérieur a permis à une partie de cette catégorie sociale de s’émanciper de son milieu d’origine. Cette progression dans l’échelle sociale a modifié ses revendications : elles étaient avant tout économiques, elles sont devenues plus morales, davantage centrées sur les libertés publiques et les droits des minorités. Cet électorat démocrate, désormais doté financièrement et intellectuellement, a pris le contrôle du parti, avec un agenda politique très éloigné de celui des catégories défavorisées, créant ainsi un fossé entre le sommet du parti et sa base dont les préoccupations et la demande de justice sociale sont restées essentielles. L’apogée de ce schisme sera l’élection de 2016 et la candidature d’Hillary Clinton. 

Plus ancienne que dans d’autres pays industrialisés, la mutation sociologique a eu des effets électoraux plus rapides : actuellement la moitié des 18-24 ans sont enrôlés ou diplômés dans le supérieur aux États-Unis, un chiffre similaire à celui de la France26Insee, Niveau d’éducation de la population, 19 novembre 2019. ; en revanche, le taux est déjà de 44% pour la génération des 55-64 ans27OCDE, L’enseignement supérieur à l’horizon 2030, 2008., alors que les Français du même âge ne sont que 27% dans ce cas28Insee, Niveau d’éducation de la population, 19 novembre 2019.. Le fossé du diplôme partage l’Amérique à parts égales.

Conscient du clivage, Joe Biden a entrepris d’immenses réalisations avec un mandat que tous qualifient d’un des plus denses depuis Franklin D. Roosevelt. Il s’est efforcé de construire une offre politique pour les classes moyennes, y compris une politique étrangère destinée à cette catégorie et théorisée par le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan. La politique économique se fait protectionniste avec une politique anti-Chine mesurée, étatiste, industrialiste avec l’IRA et le CHIPS and Science Act qui permettent des subventions fédérales massives pour les industries vertes ou stratégiques ainsi qu’un renforcement des capacités technologiques américaines, consolidées récemment de l’outbound investment screening29Programme visant à interdire ou restreindre certains types d’investissements sortants, dans certaines entités situées dans une liste de pays définis et sur certaines activités technologiques stratégiques (semi-conducteurs, quantique, intelligence artificielle, etc.). pour éviter que les investissements dans les technologies de pointe, ainsi le précieux mentoring des venture capitalists30Activité de prise de participation par un ou des investisseurs dans des entreprises innovantes à fort potentiel de croissance. américains, ne bénéficient à des pays étrangers. Destiné à agir au bazooka, l’IRA de 379 milliards de dollars risque de n’atteindre aucun de ses buts complètement : ni une relance de l’emploi industriel massif, car les nouvelles usines sont faiblement employeuses d’ouvriers ; ni un effet suffisant de transition climatique, faute de contraintes cohérentes ; ni une consolidation électorale car la majorité des subventions est partie dans des États ou des circonscriptions hostiles aux démocrates, condition pour faire passer la loi au Congrès.

Le danger de la cristallisation territoriale des antagonismes

Deuxième élément structurant, par ailleurs corrélé au premier, le clivage territorial. Le fossé du diplôme risque d’accentuer les difficultés des démocrates en raison de la dynamique territoriale, de l’économie de la connaissance et du fédéralisme. Les diplômes ne se répartissent pas équitablement sur le territoire ; au contraire, ils accentuent les écarts. Les diplômés s’attirent entre eux, dans les grandes métropoles, surtout sur les côtes Est et Ouest. Deux mécaniques électorales jouent ici. Les électeurs démocrates se concentrent donc de plus en plus sur les deux côtes mais ces territoires étant déjà acquis au parti, les voix apportées par ces nouveaux électeurs ne changent rien. Par conséquent, ces États ont un impact décroissant sur l’élection, dans la mesure où les proportions de grands électeurs élus dans chaque État sont fixées. Déjà acquis, la règle du winner takes it all31« Le gagnant remporte tout » ou « Le gagnant rafle la mise ». rend toute majorité supplémentaire inutile sur le résultat final, mais fait perdre par effet de vase communicant des opportunités dans d’autres États plus disputés. En revanche, les États où les non-diplômés restent nombreux, et avec eux les électeurs républicains mieux répartis sur les swings States aux résultats serrés, sont donc plus décisifs lors des échéances électorales.

Ensuite, il y avait la conviction que les États-Unis pouvaient faire fonctionner la mondialisation et en tirer des bénéfices – ce qui a été le cas jusqu’à l’entrée de la Chine dans l’OMC avec des conséquences majeures pour les travailleurs américains : cinq millions d’emplois détruits, l’impression d’avoir perdu pied et leurs protections. Donald Trump a d’ailleurs été le seul à les convaincre qu’il y remédierait. Comme ailleurs dans le monde, la mondialisation a ouvert l’Amérique aux importations, a créé de grands flux d’exportations et l’effet des évolutions technologiques et de la robotisation sur la classe ouvrière a été majeur. La mondialisation a déchiré des territoires, créant des sentiments d’appartenance parfois plus intenses entre les résidents des grandes métropoles du monde, qui partagent les mêmes problèmes, les mêmes opportunités, les mêmes aspirations, tandis que les arrière-pays ne partagent pas grand-chose d’autre entre eux que le ressentiment à l’égard de ces villes tentaculaires, dominatrices et immorales. Par une alchimie post-moderne, à nouveau la question sociale s’est transformée en une opposition territoriale. Dans un pays fédéral, une cristallisation territoriale des antagonismes est un risque mortel. Les Américains l’ont connue déjà et y ont à peine survécu, avec la guerre de Sécession (1861-1865). Les spirales de défiance sont inscrites dans le cycle électoral. Lorsque la seule différentiation dans une campagne devient le degré d’hostilité à Washington DC, les institutions se mettent à se broyer elles-mêmes, accélérant l’essorage et la défiance dans les institutions à chaque nouvelle élection. Enfin, ultime violence faite aux classes moyennes, la crise financière, qui a provoqué une baisse du niveau vie moyen d’un ouvrier pendant six années consécutives. La grieved America ou l’amertume américaine n’allait cesser de croître.

L’obsession des identités 

Dernier élément structurant, l’Amérique est plus enfermée que jamais dans ses classements raciaux et ses antagonismes identitaires. Les deux coalitions historiques sur lesquelles reposent les partis disparaissent peu à peu, abandonnant ainsi une lecture sociale du pays au profit d’une vision identitaire. Bienvenue dans l’identity politics32Politique des identités.. Le parti républicain reaganien, parti de la valeur travail, des winners, pro-business, à l’aise dans une mondialisation aux allures de croisade libre-échangiste et néolibérale, fanatique de la liberté d’entreprendre contre les impôts et le big government, se transforme en une coalition des exclus de la mondialisation cimentée par une aspiration protectrice type America First, par les ressentiments identitaires et la peur de la population blanche de devenir minoritaire dans le pays à l’horizon de 2044, même si elle restera pour longtemps la première minorité. Le parti de Kennedy, unissant les ouvriers de la grande industrie et les minorités du Sud ou des grandes villes, se disloque en tribus politiques séparées voire antagonistes, une galaxie de luttes plutôt qu’un programme commun. Ce tournant de politique des identités a trouvé son apogée dans la candidature d’Hillary Clinton ne s’adressant qu’aux différents segments minoritaires mais incapable de convaincre la nation américaine.

Tout ce qui se passe signe l’effondrement de la grande promesse qui a couru de la campagne des droits civiques des années 1960 jusqu’aux discours de Barack Obama en 2008, qui voulait annuler les différentes de « race » pour recentrer le débat politique autour des questions de « classe ». Au contraire, depuis quinze ans, les États-Unis ont fermé la question sociale en rouvrant la question raciale, des deux côtés de l’échiquier politique. L’arrêt de la Cour suprême de 202333Students for Fair Admissions, Inc. Petitioner v. President of Harvard College et id. v. University of North Carolina (29 juin 2023). sur la fin des politiques d’admission par discrimination positive dans les universités est le symbole de l’échec d’une politique qui visait à l’ascension sociale des minorités et qui a fini par devenir le symbole de privilèges, largement supposés, des minorités dans une compétition scolaire à la fois féroce et ruineuse (un college boy ou girl américain sort de ses années d’université avec un emprunt allant de trois à six ans).

Peut-être ces manœuvres sont elles-mêmes inutiles. Car paradoxalement, cette obsession des identités se traduit par des blocs électoraux de moins en moins compacts. De 2012 à 2020, le vote démocrate dans la population afro-américaine avait déjà décru de 9334« President exit polls », New York Times, novembre 2016. à 88%35New York Times/Edison Research poll, novembre 2020.. Il a fondu dans les sondages à un an de l’élection, n’étant plus que d’environ 80%36New York Times/Siena College poll, novembre 2023.. Parmi les Hispaniques, le vote se fracture de plus en plus nettement, notamment autour de valeurs religieuses conservatrices.

Prisonnière de ses fantômes, l’Amérique a besoin d’un avenir 

Toute élection aux États-Unis est une page blanche. Comme tout grand drame, la campagne électorale a sa logique propre et, dans celle qui s’annonce probablement plus que dans les précédentes, event matters37« Les événements de campagne comptent ».. Nous n’en connaissons pour l’heure que quelques dates et les acteurs de départ. En ce moment, à un an de l’élection du 5 novembre 2024, nous effleurons à peine la pré-campagne. L’Amérique cherche son premier souffle dans la traditionnelle saison des fêtes, de Thanksgiving à New Year Eve. En janvier 2024 commencera la campagne des primaires, avec pour point culminant le Super Tuesday début mars, quand voteront dix-sept États. À ce moment s’ouvrira une autre période, celle des procès de Donald Trump.

Alors, qu’est-ce qui vient vers nous en 2024 ? L’Amérique d’après ou la post-Amérique ?

À quoi ressemblerait un deuxième mandat de Donald Trump ? Pas au premier sans doute. En 2016, les Américains ont choisi l’aventure. En 2024, ils choisiraient volontairement la fureur. Il reviendrait plus convaincu de sa cause, c’est-à-dire durci par des années de rancœurs politiques et de combats judiciaires. Les quatre prochaines années pourraient être une période de frein à la mondialisation, même si celle-ci n’est pas morte et reste une priorité pour les décideurs économiques.

Il reviendrait mieux armé. En 2016, l’impréparation dominait, les équipes manquaient et il fallait combler les vides par des ralliés de la dernière heure issus de l’establishment. Mais il est parvenu à former une équipe, certes faible, avec de nombreuses carences, finalement plus modérée qu’attendue – bien que les plus modérés aient été chassés au fur et à mesure des colères présidentielles. Aujourd’hui, c’est toujours un petit carré d’ultra-loyalistes qui ne se singularisent pas par leurs positions équilibrées qui prendrait le pouvoir en cas de victoire républicaine. Différence notable : derrière ces derniers, qui ont appris de leurs erreurs, c’est une cohorte de civil servants38Fonctionnaires., formés, prêts à détricoter l’IRA, relancer des programmes d’exploration d’énergies fossiles et renforcer les trade wars39Guerres commerciales.. Probablement « purgée » d’un prétendu deep State40État profond. démocrate fantasmé par Trump, débarrassée des têtes de pont au Federal Bureau of Investigation (FBI) ou aux autorités de santé publique, la nouvelle administration pourrait enfin avoir les coudées franches.

À quoi ressemblerait une reconduction de Joe Biden ? Davantage que pour Trump, l’agenda politique du second mandat de Biden dépendra de l’ampleur de sa victoire et de sa capacité à mobiliser différents électorats clés qui semblent s’éloigner de leur base. Obtiendra-t-il le vote noir de façon aussi importante qu’espéré ? Est-ce que le vote hispanique basculera côté républicain ? Ces éléments conditionneront fortement sa politique envers les minorités. Joe Biden parviendra-t-il à conserver la Pennsylvanie, le Michigan ou le Wisconsin, c’est-à-dire les États des cols bleus de la classe ouvrière, qu’il était parvenu à arracher à Trump en 2020 ? Si c’est le cas, il sera tenté par une politique interventionniste dans le domaine industriel, afin de consolider l’industrie américaine et recréer les emplois perdus de la Rust Belt. Tous les diplomates s’accordent à dire que l’obsession chinoise demeurera, même si avec Biden elle ne prendra pas un ton aussi vengeur qu’avec Trump et que, par ailleurs, les mesures protectionnistes seront renforcées.

Au-delà des politiques menées, quelle sera sa « marque » ? Sans doute pas une renaissance, une reconstruction ou une réconciliation. Il faudra pour cela attendre un nouvel élan et Joe Biden devra apporter des solutions aux problèmes majeurs de l’Amérique : le prix des logements, l’éducation et la précarité de la jeunesse américaine. 

Au fond, l’Amérique a le choix entre la fureur et la langueur.

L’Amérique est prisonnière de fantômes. Les siens, les mythes qu’elle s’est créée. Celui d’un American Way of Life en contradiction avec la mondialisation et le dérèglement climatique. Celui d’une idolâtrie de l’argent et de la réussite face à une paupérisation rampante. Celui d’un melting pot transformé en Fort Alamo géant derrière le mur de la frontière mexicaine, contre l’immigration. Celui de sa foi inconditionnelle dans la liberté, déformée au miroir grimaçant des hate speeches41Discours de haine. sur Internet, des overdoses d’opioïdes et des massacres par armes à feu.

Pour se libérer de ses fantômes, l’Amérique a besoin d’un avenir et, pour cela, elle a besoin d’un passé. Parce qu’aujourd’hui l’avertissement que Tocqueville adressait à la France de la Révolution nous parle aussi « de la démocratie en Amérique42Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, C. Gosselin, 1835 et 1840. »: « le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ».

  • 1
    Sondeurs.
  • 2
    Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, Marseille, Agone, 1980, p. 177.
  • 3
    Recomptages.
  • 4
    Le Pony Express est un service de distribution du courrier qui date du milieu du XIXe siècle.
  • 5
    Rebelle et franc-tireur.
  • 6
    Tapis de bombes.
  • 7
    Déferlement de propos et commentaires haineux.
  • 8
    États pivots.
  • 9
    Ce fut une mauvaise journée.
  • 10
    Américain du coin de la rue.
  • 11
    Les États historiquement les plus industriels.
  • 12
    D’une côte à l’autre.
  • 13
    Classes aisées.
  • 14
    Hashtags tendances.
  • 15
    Coalition des ascendants.
  • 16
    Elle ne sait pas s’exprimer.
  • 17
    À côté de la plaque.
  • 18
    Chef des armées.
  • 19
    Politique économique du président Biden.
  • 20
    FT-Michigan Ross poll, sondage conduit du 2 au 7 novembre 2023, publié dans le Financial Times, « Only 14% of US voters say Joe Biden has made them better off », 13 novembre 2023.
  • 21
    « L’époque d’un gouvernement interventionniste est terminée ». Discours sur l’état de l’Union, 23 janvier 1996, archives de la Maison-Blanche.
  • 22
    « L’intervention de l’État est de retour ».
  • 23
    Les plus anciennes et prestigieuses universités américaines, au nombre de huit.
  • 24
    Diplômés.
  • 25
    Loi américaine fournissant aux soldats démobilisés de la Deuxième Guerre mondiale le financement de leurs études universitaires ou de formations professionnelles ainsi qu’une année d’assurance chômage.
  • 26
    Insee, Niveau d’éducation de la population, 19 novembre 2019.
  • 27
    OCDE, L’enseignement supérieur à l’horizon 2030, 2008.
  • 28
    Insee, Niveau d’éducation de la population, 19 novembre 2019.
  • 29
    Programme visant à interdire ou restreindre certains types d’investissements sortants, dans certaines entités situées dans une liste de pays définis et sur certaines activités technologiques stratégiques (semi-conducteurs, quantique, intelligence artificielle, etc.).
  • 30
    Activité de prise de participation par un ou des investisseurs dans des entreprises innovantes à fort potentiel de croissance.
  • 31
    « Le gagnant remporte tout » ou « Le gagnant rafle la mise ».
  • 32
    Politique des identités.
  • 33
    Students for Fair Admissions, Inc. Petitioner v. President of Harvard College et id. v. University of North Carolina (29 juin 2023).
  • 34
    « President exit polls », New York Times, novembre 2016.
  • 35
    New York Times/Edison Research poll, novembre 2020.
  • 36
    New York Times/Siena College poll, novembre 2023.
  • 37
    « Les événements de campagne comptent ».
  • 38
    Fonctionnaires.
  • 39
    Guerres commerciales.
  • 40
    État profond.
  • 41
    Discours de haine.
  • 42
    Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, C. Gosselin, 1835 et 1840.

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