L’abstention, la grande inconnue

Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, alerte sur un record historique d’abstention le 10 avril prochain puisque, selon les dernières données de la septième vague de notre enquête électorale réalisée par Ipsos pour la Fondation Jean-Jaurès, le Cevipof et Le Monde, seuls 67% des Français se disent « tout à fait certains » d’aller voter.

Ce sont deux chiffres qui, pris séparément, peuvent inquiéter et qui, pris ensemble, doivent alarmer. 74% des Français déclarent s’intéresser à la campagne présidentielle – ce chiffre est en baisse de 6 points par rapport au début du mois : l’intérêt pour la campagne recule au fur et à mesure que la date du scrutin approche. 67% des Français se disent « tout à fait certains » d’aller voter – ce taux de participation potentiel fait planer le spectre d’un record historique d’abstention le 10 avril prochain.

Cette question de la participation soulève en réalité deux enjeux majeurs mais distincts.

Le premier enjeu est électoral : l’abstention est en effet typée – et, comparée à l’élection présidentielle de 2017, on peut même affirmer qu’elle est de plus en plus typée. Qui se dit « certain d’aller voter » ? Démographiquement : 53% des 18-24 ans contre 80% des plus de 70 ans – l’écart est de 27 points aujourd’hui contre 17 en 2017. Sociologiquement : 57% des ouvriers contre 71% en 2017. Politiquement : 65% des sympathisants de La France insoumise (LFI) contre 72% des sympathisants du Rassemblement national (RN), 78% de ceux de La République en marche (LREM) et 80% de ceux de Reconquête ! – les écarts étaient quasiment nuls en 2017. Compte tenu des caractéristiques des différents électorats, on voit que ce sont les scores de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen qui sont les plus sensibles à l’évolution du taux de participation.

Le second enjeu est démocratique : c’est celui non pas de la légitimité politique du président de la République qui sera élu mais de la force propulsive que lui conférera son élection. Ce qui rend complexe l’analyse de l’élection présidentielle de 2022 tient au fait qu’elle se situe au point de convergence de deux tendances contradictoires. D’un côté, l’élection présidentielle mobilise : depuis l’instauration de l’élection au suffrage universel direct, le taux d’abstention est resté contenu un peu en dessous (1965, 1974, 1981, 2007) ou un peu au-dessus de 20% (1969, 1995, 2012, 2017) – le 21 avril 2002, avec ses 28%, faisant figure d’exception et fixant la borne à ne pas dépasser.  D’un autre côté, l’abstention galope : le cycle électoral ouvert en 2017 a été marqué par une progression spectaculaire de l’abstention, amplifiant les mouvements antérieurs. Des élections législatives de 2017 jusqu’aux élections régionales et départementales de 2021, l’abstention a atteint des niveaux inédits : elle a concerné dans le meilleur des cas la moitié et, dans le pire des cas, les deux tiers du corps électoral.

De ces deux tendances, il est impossible d’affirmer avec certitude laquelle va l’emporter tant, y compris sur la participation, rien n’est figé. Le précédent de 2017 témoigne de ce qu’une partie des électeurs peut n’entrer dans la campagne qu’en sa toute dernière ligne droite : la participation a ainsi bondi de près de 10 points dans les trois dernières semaines. L’analyse du Panel électoral illustre l’ampleur de la mobilité : depuis le début de l’année, il y a eu, à chacune des vagues, entre 11% et 16% des panélistes qui sont passés du vote à l’abstention ou de l’abstention au vote. Surtout, l’analyse des réponses des panélistes tout au long des quatre vagues qui se sont succédé depuis le mois de janvier dernier apporte des éclairages inédits sur cette question. On peut en effet distinguer trois catégories d’électeurs et quantifier leurs poids respectifs. Première catégorie : les électeurs qui se sont toujours déclarés certains d’aller voter (c’est-à-dire qui ont répondu 10 sur une échelle de 0 à 10) – 54% sont des « participationnistes résolus ». Deuxième catégorie : ceux qui, à l’inverse, ont toujours répondu entre 0 et 8 – 13% sont des « abstentionnistes résolus ». Et, entre les deux, troisième catégorie : ceux qui ont répondu au moins une fois 9 ou 10 – 33% sont des « participationnistes potentiels ». Cette tripartition permet de prendre conscience de l’écart entre la fourchette basse et la fourchette haute de la participation.

En définitive, pour que la participation atteigne le niveau habituel d’une élection présidentielle – aux alentours de 80% –, il faut que soit perçue l’existence d’un enjeu. Cet enjeu peut être électoral – c’est ce qui a émergé en 2017 lorsque, à quinze jours de l’échéance, quatre candidats étaient en position de se qualifier pour le second tour. Il peut être politique – si, par extraordinaire, le débat se structurait autour d’orientations ou de propositions claires et divergentes. Il peut être symbolique – si la participation devenait un signe d’attachement à la démocratie dans une situation internationale explosive.

Mais, la nouveauté de la période, c’est que la participation électorale n’a plus rien d’automatique – même pour l’élection présidentielle. Pas de bras, pas de chocolat. Peu d’enjeu, peu de participation.

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