La vérité est ailleurs ? Voyance, sorcellerie, astrologie

À l’heure où la crise sanitaire met en lumière une profonde défiance à l’égard des vaccins, dans un contexte de diffusion des récits complotistes, la question se pose de savoir quelle peut être la part d’irrationalité dans le succès des discours antisciences en général et dans le « vaccinoscepticisme » en particulier. Cette note de Louise Jussian montre notamment comment la croissance, dans la société française, du nombre d’adeptes des parasciences, comme la voyance, la sorcellerie ou l’astrologie a un impact dans le rapport des individus à la science.

La montée et l’attrait pour les parasciences (voyance, sorcellerie, astrologie…) peuvent faire sourire, mais ce phénomène mérite d’être analysé très sérieusement quand on sait que l’engouement pour le paranormal apparaît étroitement lié à l’adhésion aux thèses complotistes et antivaccinistes.

L’expansion des parasciences ou la remise en cause du paradigme matérialiste de nos sociétés

Avec la crise liée à la Covid-19, on constate une remise en cause de la parole scientifique, par exemple avec les mouvements antimasques ou antivaccins. Les résultats d’une enquête réalisée par l’Ifop pour Femme actuelle le 30 novembre 2020 permettent de relativiser l’idée selon laquelle les sociétés occidentales seraient le produit de la victoire éclatante et définitive de la raison sur l’explication divine des faits. Contrairement à certaines idées reçues qui tendent à les réduire à des croyances obscures et marginales, l’engouement pour les parasciences est un phénomène à la fois majoritaire et de plus en plus répandu. En effet, une majorité de Français (58%) déclarent croire à au moins une des disciplines de parascience, à savoir l’astrologie (41%), les lignes de la main (29%), la sorcellerie (28%), la voyance (26%), la numérologie (26%) ou la cartomancie (23%).

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Et ce phénomène n’est pas seulement répandu, il est également en hausse continue depuis au moins une vingtaine d’années : par exemple, la croyance dans l’astrologie a augmenté de 8 points par rapport à 2000, atteignant aujourd’hui les 41%. De même, la croyance dans les prédictions des voyants a également crû de manière continue en vingt ans (plus 8 points) pour s’élever aujourd’hui à 26%. Alors que cela touchait à peine un Français sur six il y a quarante ans (18% en 1981), la croyance dans les envoûtements et la sorcellerie séduit maintenant près de trois Français sur dix : 28%, soit une hausse de 7 points depuis 2000, mais surtout de 10 points depuis 1981.

L’engouement pour la sorcellerie peut être relié au goût prononcé des jeunes pour le paranormal, notamment véhiculé par les productions culturelles américaines. On ne compte plus le nombre de films et de séries reprenant les thématiques de sorcellerie qui ont envahi nos grands et petits écrans depuis la fin des années 1990 : du triomphe de la saga Harry Potter à la vague vampires et sorcières impulsée par la série Charmed et la pentalogie Twilight, les jeunes adultes d’aujourd’hui ont baigné dans cet univers qui a pu les marquer, sinon banaliser certaines croyances et pratiques. En effet, aujourd’hui, 40% des moins de 35 ans croient en la sorcellerie contre 25% des plus de 35 ans, signe d’une forte imprégnation de cette croyance chez les jeunes.

Cette croyance dans les parasciences se traduit concrètement en actes. En effet, cet attrait a déjà conduit plus d’un quart des Français à consulter un « spécialiste » : 26% l’ont déjà fait au moins une fois au cours de leur vie, dont 18% pour de l’astrologie, 14% pour de la voyance, 10% pour de la cartomancie et 6% pour de la numérologie. Là aussi, le phénomène semble progresser au fil des années, si l’on en juge par la hausse du taux de consultation de voyants : plus 5 points entre 1986 et 2020. D’ailleurs, ce recours aux parasciences est loin d’être un phénomène ancien puisque 20% des personnes ayant déjà consulté un « spécialiste » en ont vu un cette année à propos de la Covid-19.

Graphique 1 : Le niveau de croyance dans les parasciences, évolution depuis 1981 (source : Ifop pour Femme actuelle, novembre 2020)

Parasciences, « vaccinoscepticisme » et complotisme : le récit de trajectoires entremêlées

Si, comme toute croyance, les parasciences permettent à leurs adeptes de se forger une vision du monde qui les entoure, plusieurs enquêtes ont mis en lumière une corrélation entre la croyance dans les parasciences et l’adhésion aux visions complotistes du monde.

Dans une précédente enquête de 2017 réalisée par la Fondation Jean-Jaurès, Conspiracy Watch et l’Ifop, l’adhésion des Français à certaines thèses complotistes était mesurée au prisme de diverses variables, dont la consultation de l’horoscope. Cette enquête montrait notamment que la proportion de personnes adhérant à la thèse d’une collusion entre le ministère de la Santé et l’industrie pharmaceutique sur la nocivité des vaccins était nettement plus élevée chez les adeptes des horoscopes : 73% contre 51% chez les Français ne consultant jamais leur horoscope.

Graphique 2 : Étude Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch, décembre 2017

Plus largement, la croyance dans les parasciences s’avère corrélée à une plus grande disposition aux visions complotistes si l’on en juge par la proportion de personnes adhérant à sept théories complotistes ou plus, qui est nettement plus élevée parmi les personnes consultant souvent leur horoscope.

Graphique 3 : Étude Ifop pour la Fondation-Jean Jaurès et Conspiracy Watch, décembre 2017

Si la croyance dans les parasciences émerge comme une des variables explicatives du complotisme, il semble que ces deux phénomènes relèvent des mêmes leviers sociaux et comportementaux et répondent au même rejet de l’institution, qu’elle soit politique, médiatique ou religieuse. On peut également émettre l’hypothèse d’un raisonnement psychologique commun aux parasciences et à certaines théories complotistes autour de l’idée que « la vérité est ailleurs » (slogan de la célèbre série X-Files). Pour les individus adhérant à ces visions du monde et ces croyances, la vérité ou les liens causaux entre différents événements ou phénomènes ne seraient pas ceux que les discours officiels ou la science mettraient en avant. Il conviendrait donc d’aller derrière le décor, dans les coulisses, pour accéder aux véritables explications, qui nous seraient cachées par idéologie, intérêt ou insuffisante avancée de la science.

Ainsi, le professeur de psychologie et d’économie comportementale Dan Ariely remet en cause le modèle de l’homo œconomicus rationnel au profit de la reconnaissance de l’homme comme d’un être sensible et irrationnel, tout en rejetant l’idée d’une irrationalité aléatoire et insensée. L’irrationalité de l’homme serait structurée et donc construite. Concernant l’adhésion aux parasciences et au complotisme, il s’agirait bien d’une irrationalité structurée et structurelle, répondant à des faits sociaux similaires.

Dans un contexte où Internet démultiplie les sources d’information et de désinformation, l’individu est noyé dans un flux massif de données. Face à cette perte de repères, les fake news sont nombreuses, et les gens le savent. Dès lors, n’est-il pas plus simple pour l’individu de croire en une idée rassurante plutôt que d’être dans la recherche perpétuelle d’une vérité jamais absolue ? Ne sachant jamais quelle vérité est la bonne, croire aux complots ou à la définition de son caractère par les astres réduit le coût de la recherche et de la réflexion, tout en apportant des clés de lecture rassurantes dans un environnement sociétal de plus en plus anxiogène. Ces phénomènes peuvent s’amplifier dans un contexte tel que celui de la crise liée à la Covid-19, particulièrement angoissant, et qui exacerbe cette opposition entre une vérité scientifique complexe et une paravérité complotiste facile d’accès.

De plus, la perte de confiance dans les institutions favorise encore le développement de la croyance dans le complot et les parasciences. Le lien entre les médias, les institutions politiques et la population est abîmé et il est rassurant de croire aux thèses complotistes qui rejettent la faute sur ces mêmes institutions « ennemies ». Il en est de même pour les parasciences comme le souligne le politologue Daniel Boy : « une part de plus en plus importante du public se détache des systèmes de représentations du monde fortement structurés que constituent d’un côté le catholicisme orthodoxe, de l’autre l’athéisme militant. Or, les croyances au paranormal se développent précisément, […] en l’absence de ces systèmes de représentation du monde ». Le lien entre la foi et ses institutions s’effrite donc alors qu’un regain de besoin de spiritualité est observé depuis l’après-guerre et les crises successives, ce qui conduit à l’augmentation de croyances « parallèles » comme « refuges » du besoin de croire.

Ces phénomènes se révèlent davantage l’apanage des segments antisystèmes de la population, si l’on en juge par leur profil politique. En effet, ces derniers sont issus des électorats protestataires : 6% des sympathisants de La France insoumise consultent actuellement un spécialiste des parasciences ainsi que 5% des partisans du Rassemblement national, contre, par exemple, seulement 1% des proches du Parti socialiste. On retrouve le même parallélisme concernant la crainte des vaccins : 62% des partisans de La France insoumise et 57% de ceux du Rassemblement national, contre 50% des sympathisants de La République en marche, généralement plus favorables au système car mieux intégrés.

Fracture générationnelle : le retour du spirituel chez les générations X et Y

Il semble que ce nouvel engouement pour les parasciences soit tiré en avant par les jeunes générations qui seraient moins imprégnées d’une lecture rationnelle de la société et du monde depuis l’après-guerre. En effet, 69% des jeunes de 18 à 24 ans déclarent croire dans au moins une des parasciences contre 54% des 50-64 ans, le renouvellement générationnel expliquant en bonne partie la hausse observée depuis vingt ans. Comme l’a montré l’European Values Surveys (EVS) de 2018, les générations nées à partir des années 1980 sont beaucoup moins marquées par une défiance vis-à-vis des croyances religieuses et le matérialisme dominant jusque-là depuis l’après-guerre. On note dans notre enquête la même rupture générationnelle qu’observée par l’EVS : d’abord une rupture chez les 50-64 ans, la génération X (54% croient en une parascience) puis chez les 65 ans et plus, les baby-boomers (56%).

Si les jeunes sont particulièrement sensibles aux parasciences, les jeunes femmes le sont d’autant plus. Ceci s’explique peut-être en partie par le fait qu’elles auraient tendance à consommer davantage les séries et films cités plus haut, mettant en scène sorcières et autres êtres paranormaux. Ainsi, 53% des femmes de 25-34 ans croient eux envoûtements et à la sorcellerie, contre 23% des femmes de 65 ans et plus et 15% des hommes de 65 ans et plus. On peut aussi y voir le retour en grâce de la figure de la sorcière dans certains milieux féministes, phénomène illustré notamment par les livres de Mona Chollet (dont Sorcières, La puissance invaincue des femmes), qui connaissent un véritable succès en librairie.

Graphique 4 : Étude Ifop pour Femme actuelle, novembre 2020

Daniel Boy avance l’explication suivante pour justifier l’engouement des jeunes et des femmes pour les parasciences : « Peut-être tout simplement la relative difficulté de maîtriser son avenir. Les femmes, parce que nos sociétés – où la parité demeure une politique débutante – continuent à les placer dans des dilemmes anxiogènes entre rôles professionnels et rôles familiaux. Les jeunes, parce que la jeunesse est par définition le moment des choix décisifs de carrière et de destin familial. »

Par ailleurs, ces éléments justifient de la même manière la pénétration plus forte des opinions complotistes chez ces populations.

Alors que, dans les années 1950, on notait une défiance à l’égard des croyances, les années 1960 voient le retour de l’acceptation de ces dernières, retour qui s’accélère dans les années 1980 pour arriver depuis les années 2000 à un regain du spirituel chez les jeunes, depuis la génération Y jusqu’à la génération Z. De plus, on assiste, chez les jeunes, à une banalisation de la pratique spirituelle comme accès à l’épanouissement personnel et à l’appartenance à un groupe. Ainsi, prenons l’exemple de l’astrologie. Si le fait d’expliquer des caractéristiques et des comportements par les signes astrologiques de chacun permet de donner des codes de décryptage du monde et des relations humaines, ce type de croyance revêt également un enjeu identitaire. À travers l’astrologie, les jeunes parlent le même langage et utilisent les mêmes codes pour se comprendre et ils n’hésitent pas à le montrer, comme en témoignent les réseaux sociaux, notamment Instagram, où sont régulièrement postées des publications sur l’astrologie. Des pages dédiées existent également, et il ne s’agit pas de simplement publier sur les signes astrologiques. Ces pages s’inscrivent dans la diffusion plus large d’un way of life. Il y a, en effet, un enjeu d’appartenance à un groupe partageant une vision et un décryptage du monde selon des référentiels et cadrages communs : « les taureaux sont têtus, les relations amoureuses sont facilitées selon l’ascendant », etc. L’industrie de la mode et des accessoires s’est également saisie de cette tendance et la normalise dans le quotidien des jeunes générations. Par exemple, Dior lançait en 2018 une collection de tee-shirts et imperméables inspirée des signes du zodiaque.

Ainsi, cette étude révèle la croyance dans les parasciences comme une pratique étant assez ancrée en France, notamment chez les plus jeunes, les femmes et les antisystèmes qui se saisissent en particulier des outils fournis par ces disciplines. Ce phénomène vient contrebalancer l’idée de « l’apogée » matérialiste et scientifique des sociétés contemporaines qui aurait dû être renforcée par l’augmentation du temps de scolarisation. Si ce phénomène peut surprendre, il n’est pas isolé et revêt les mêmes caractéristiques que la diffusion des idées complotistes. Tous deux signes d’une irrationalité de la simplicité comme moyen de pallier le déficit de confiance dans les diverses institutions censées être des guides, ces deux phénomènes sont aujourd’hui confrontés à la crise liée à la Covid-19, catalyseur de ces courants de pensées. Parasciences et complotisme sont en fait mobilisés par les mêmes personnes pour atteindre les mêmes fins : la réassurance.

Source : Étude Ifop pour Femme actuelle, réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 10 au 12 novembre 2020 auprès d’un échantillon de 1 007 personnes, représentatif de la population résidant en France métropolitaine âgée de 18 ans et plus.

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