Face à la question climatique – et plus largement, environnementale – qui s’est progressivement imposée comme un enjeu fondamental de l’agenda politique international, l’Inde affiche depuis plusieurs années – et notamment depuis la COP21 – son ambition d’incarner le leadership du « Sud global » en ce domaine. Charles Salkazanov, avocat et chroniqueur « Inde » au Nouvel Économiste, analyse la stratégie déployée en vue d’atteindre cet objectif, ainsi que ses résultats et limites.
Durant la COP26 de Glasgow, le Premier ministre indien Narendra Modi s’engageait à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2070. L’Inde est passée de 2 GW d’énergies renouvelables en 2014 à plus de 100 GW en dix ans. Le pays a fait des progrès significatifs et désormais, l’ambition climatique de l’Inde est un instrument majeur au service de son soft power. En effet, l’Inde rêve de tenir les rênes du « Sud global ». Le climat lui permet ainsi de prendre le leadership de ce Global South à un moment pivot. Forte de ses ambitions climatiques, l’Inde cherche à s’imposer comme le porte drapeau des pays du Sud. Après 2023, année la plus chaude jamais enregistrée, il n’est plus possible de faire l’impasse sur ce sujet majeur. Certes, le climat est une noble cause. Mais les réalités indiennes sont-elles à la hauteur de ses ambitions ?
L’Inde, leader du « Sud Global » pour la transition climatique
Les attentes de l’Inde à la COP28
La feuille de route indienne
Le CEEW (Council on Energy, Environment and Water) avait tracé une feuille de route préconisant cinq piliers essentiels pour que la COP28 soit une réussite :
- prendre en compte les erreurs du passé. En ce sens, le directeur du CEEW, le Dr Arunabha Ghosh, préconisait de tenir les pays développés collectivement responsables ;
- définir l’ampleur du fonds pour les pertes et dommages (Loss and Damage Fund) et le rôle des pays développés dans ces fonds ;
- placer au premier plan le financement pour l’adaptation nécessaire afin de mettre en œuvre les priorités nationales. Pour l’Inde et les autres pays en développement, l’objectif d’adaptation est une priorité ;
- que les pays développés s’efforcent de parvenir à un bilan net nul en carbone d’ici 2040 ;
- définir le financement du climat de manière uniforme. Pour cela, la réforme des institutions internationales et des banques de développement sont essentielles pour financer la lutte contre le changement climatique dans les pays en développement.
En effet, un des sujets majeurs de cette dernière COP était le financement de la lutte contre le changement climatique. Selon One Planet Lab, l’ampleur des investissements nécessaires pour atteindre les objectifs de développement durable de la COP21 sur le climat et ceux de la COP15 sur la biodiversité représente 4 000 milliards de dollars supplémentaires chaque année. Aussi, l’Inde attendait des engagements clairs sur le financement de la lutte contre le changement climatique. La COP28 devait donc être le moment pour négocier équitablement qui doit payer quoi et combien.
L’une des autres questions majeures était de savoir comment les pays en développement parviendraient à inciter les États les plus riches à réduire davantage le réchauffement de la planète.
Dans ce contexte, la COP28 était un rendez-vous important pour l’Inde qui nourrit des ambitions en matière de leadership. Le sommet offrait l’occasion à Delhi de prouver sa capacité à incarner ce rôle le porte-parole du « Sud global »1Gayathri Vaidyanathan, « India and climate : what does the world’s most populous nation want from COP28? », nature.com , 6 décembre 2023..
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Abonnez-vousLes réalités de la transition climatique indienne
Des réussites visibles : le pari du solaire
Pour répondre à des besoins énergétiques croissants, l’Inde a mené une politique incitative en faveur des énergies renouvelables. Lors de la COP21, l’Inde a pris le leadership d’un mouvement novateur, l’Alliance solaire internationale (ISA). Narendra Modi a compris l’intérêt tactique de prendre le leadership de la transition climatique à un moment charnière. En effet, un pays du « Sud Global » pouvait contribuer au succès de la COP, ce qui n’était pas sans ravir le pays organisateur, la France. Au fil du temps, l’ISA a élargi son emprise qui est allée de pair avec le développement du programme solaire indien.
Afin de développer le solaire, le gouvernement a mené une politique volontariste en mettant le secteur privé à contribution à grands renforts de subventions, d’exonérations fiscales et d’allégements de droits de douane. Les États ont aussi joué un rôle essentiel dans la définition d’un cadre juridique, fiscal et réglementaire, ainsi que dans les procédures d’appel d’offre. Les industriels comme Mukesh Ambani et Gautam Adani ont investi massivement. En peu de temps, la « sunbelt » du Rajasthan située au nord-ouest de l’Inde est devenue l’eldorado des centrales solaires qui comptent parmi les plus grandes du monde (0,5 GW de puissance). Les autorités ont donné leur feu vert à la construction de plus de 50 fermes solaires à travers tout le pays.
L’Inde dispose d’une capacité solaire installée de plus de 60 GW et se classe en cinquième position mondiale sur le marché d’énergie solaire2Investindia.gov, « Énergie renouvelable en Inde », consulté le 30 décembre 2023.. Le choix du solaire répond à la crainte des pénuries de charbon qui ont sévi d’août à octobre 2021 en raison d’une demande croissante d’électricité.
À terme, le développement des énergies renouvelables pourrait s’autofinancer selon des modalités adaptées et, surtout, selon leur rentabilité. Mais pour l’instant, il peine à trouver son modèle économique et il a même eu des effets pervers. La course effrénée vers le solaire a fait chuter le prix de l’électricité. Les autorités ont mis en place un système d’enchères inversées : les centrales solaires étaient attribuées aux compagnies qui s’engageaient à produire l’énergie la moins chère. Les compagnies ont donc misé à la baisse pour remporter le marché. Conséquence : le prix du kilowatt/heure s’est effondré. La chute vertigineuse des prix a découragé les investisseurs malgré la garantie de l’État et certaines compagnies d’électricité ont même eu des remords d’avoir investi dans le solaire, devenu moins rentable.
Des réussites cachées : villages, transports et agriculture
Ces installations ne doivent pas occulter des réalisations tous azimuts moins visibles. Les autorités ont cherché à impulser l’élan du solaire sur les toitures des habitations et des entreprises, notamment en obligeant les États à acheter l’énergie excédentaire aux propriétaires. Les zones rurales n’ont pas été oubliées. Au 31 mars 2021, 11 308 villages ont ainsi été électrifiés3Anouk Delport, « L’Inde mise sur l’énergie solaire », Courrier international, 6 novembre 2022..
Désormais, le projet est de faire passer les moyens de transport à l’électricité : autobus, voitures et véhicules à deux et trois roues. Au cours des six premiers mois de l’exercice 2022-2023, le pays a enregistré un record de ventes de véhicules électriques. Le gouvernement devrait se fixer l’objectif de ne vendre que des véhicules électriques dans les cinq prochaines années.
Par ailleurs, dans un pays agricole où les récoltes dépendent des moussons, les agriculteurs apprennent à s’adapter au climat. Le modèle agricole préconisé par le Giec régénère les sols, consomme peu d’eau, émet peu de gaz à effet de serre et assure une prospérité à long terme aux fermiers. En ce sens, des projets lancés dans le Maharashtra et dans l’Andhra Pradesh forment des agriculteurs à l’agroécologie.
Un mix énergétique toujours dominé par le charbon
Aussi brillantes soient-elles, ces réussites indiennes ne doivent pas faire oublier que le charbon domine toujours le mix énergétique. Plus de 50% de l’électricité indienne continue d’être générée à partir de centrales à charbon4EIA (U.S. Energy information administration), Country Analysis Executive Summary: India, 17 novembre 2022, p. 15.. Les sources thermiques, parmi lesquelles le charbon, le pétrole et le gaz naturel, constituent encore le socle de la production d’électricité. L’Inde restera sans doute dépendante du charbon encore quelques années. Un pic pourrait être atteint en 2040.
Quelles que soient les capacités en renouvelable d’un pays, il y aura toujours besoin d’une source d’énergie continue et fiable lorsque le solaire ou l’éolien ne fonctionnera pas. Pour cela, la France a le nucléaire. En Inde, c’est le charbon. Comme le décrypte Promit Mookhergje, expert climat à l’Observer Research Foundation (ORF), il est facile pour un pays de se présenter comme un champion du climat en abandonnant le charbon quand celui-ci ne représente qu’une part infirme de son mix énergétique5Clément Perruche, « COP28 : l’Inde ne lâche rien sur le charbon », Les Échos, 4 décembre 2023.. Aussi, en amont de la COP28, plusieurs membres du gouvernement indien, comme Raj Kumar Singh, ministre indien de l’Énergie, ont répété que l’Inde n’était pas prête à réduire l’usage du charbon6Clément Perruche, art. cit., 4 décembre 2023..
Un leader de la transition climatique aux pieds d’argile
Des ambitions indiennes limitées
Par la plus forte démographie du monde
L’Inde est souvent pointée du doigt comme le troisième pollueur mondial, loin derrière la Chine et un peu moins derrière les États-Unis. Mais si l’on regarde les émissions par habitant, l’Inde pointe tout en bas du classement. Les 1,4 milliard d’Indiens (soit 17% de la population mondiale) ne représentent que 4% des émissions planétaires, 8% tout au plus7Selon les chiffres de Global Carbon Project.. C’est d’ailleurs ce que Delhi se targue de rappeler. En moyenne, un Indien pollue peu. Mais avec plus d’1,4 milliard d’habitants, l’Inde est le pays le plus peuplé au monde. Du fait de sa démographie, le pays a des besoins accrus d’énergie. Si l’on désigne souvent l’Inde comme un pays pollueur, ce n’est donc pas tant à cause des taux d’émission par habitant que de son immense population. Aussi, la quantité devient indéniablement une difficulté.
Par des besoins d’investissements et de coopération
Arunabha Ghosh, directeur du CEEW, relevait que le financement de la lutte contre le changement climatique reste bien en deçà des besoins. L’Inde a indéniablement besoin d’investissements importants pour décarboner son économie. Selon les analyses du CEEW, les secteurs indiens tels que l’acier et le ciment auront besoin de 627 milliards de dollars pour parvenir à un bilan net nul. De plus, 4,5 milliards de dollars seront nécessaires pour atteindre l’objectif du gouvernement de mettre en place 50 GWh d’usines de fabrication de cellules et de batteries lithium-ion. Ces chiffres révèlent l’ampleur du défi mais aussi le volume d’investissements nécessaires pour les pays en développement.
À titre d’exemple, le défaut inhérent à l’énergie solaire, c’est qu’elle ne fonctionne pas aux pics de consommation, le matin et le soir. Aussi, la véritable révolution viendra du stockage avec l’installation de batteries8Sébastien Farcis, « Solaire : l’Inde, un pays COP-modèle », Libération, 30 mars 2017.. Toutes les centrales solaires pourront alors emmagasiner le courant. Or, aujourd’hui encore, elles sont trop chères et trop volumineuses. Par ailleurs, le marché du solaire est limité par les problèmes de transmission et de distribution. Aujourd’hui encore, les réseaux de distribution et de transport d’électricité souffrent d’énormes pertes en ligne. C’est près d’un quart de la production électrique et jusqu’à deux tiers dans certains États qui sont perdus. Le développement des énergies renouvelables nécessiterait l’amélioration de l’état des réseaux électriques.
Au-delà du financement, la lutte contre le changement climatique nécessitera d’intensifier les partenariats en matière de transferts de technologie. Par exemple, l’ambitieuse mission nationale indienne (« National Green Hydrogen Mission ») pour l’hydrogène vert nécessitera une coopération tout au long de la chaîne de valeur.
Par le « service minimum » des pays du Nord
Deux jours avant le dernier G20 qui s’est tenu à New Delhi les 9 et 10 septembre 2023, Narendra Modi appelait les dirigeants du sommet à aider financièrement les pays en développement à lutter contre le changement climatique. D’un côté, pour que les pays du Sud accélèrent leur transition énergétique, le financement doit être bon marché. De l’autre, pour que les pays développés parties au sommet conservent leur crédibilité, les promesses doivent se transformer en réalisations.
Dans le cadre de sa présidence du G20 à New Delhi, l’Inde a obtenu l’accord des principales économies mondiales sur un pacte de développement vert qui vise à équilibrer le développement et l’environnement, en mettant l’accent sur une transition énergétique propre et un financement durable. Les pays en développement auront besoin de 5,8 à 5,9 billions de dollars avant 2030.
Or, au niveau mondial, l’Inde et les pays du Sud se heurtent au « service minimum » des pays développés. En effet, ces pays n’ont pas tenu leur promesse de fournir aux pays en développement les 100 milliards de dollars de financement pour le climat à l’échéance de 2020. Pourtant, le G20 est composé de 19 pays et de l’Union européenne qui représentent 85% du PIB mondial et presque une part équivalente des émissions de carbone. Dans ce contexte, l’inaction des pays développés fait douter qu’ils aideront les pays les plus vulnérables mais aussi les moins responsables du réchauffement à relever les défis du changement climatique et qu’ils les accompagneront dans leur transition.
Une victoire à la Pyrrhus à la COP28
Le charbon, un point de fracture entre le Nord et le Sud
Le fait de se concentrer sur l’élimination du charbon exacerbe la fracture mondiale entre le Nord et le Sud. Lors de la COP28, l’accord global ratifié par 116 pays prévoyait un triplement des énergies renouvelables d’ici 2030. Mais il appelait aussi à un abandon progressif des énergies fossiles, dont le charbon. L’Inde soutenait bec et ongles l’ambition des énergies renouvelables mais ses réticences concernaient le charbon. C’est la raison pour laquelle elle n’a pas signé l’accord.
Mais se focaliser sur l’Inde n’est pas le bon pari. La Chine est loin devant l’Inde pour la consommation de charbon. Elle représente à elle seule la moitié de la demande globale. En conséquence, « la Chine reste l’acteur décisif pour définir la tendance de la demande mondiale de charbon »9Clément Perruche, art. cit., 4 décembre 2023..
La création d’un fonds pertes et dommages : une victoire à la Pyrrhus pour l’Inde
En dépit de sa non-signature, l’Inde est parvenue à satisfaire plusieurs de ses objectifs à la COP28 et non des moindres. L’Inde voulait obtenir davantage d’aides de la part des pays développés10CCEW, « CEEW at COP28 – A deal for climate ».. Depuis le G20, Narendra Modi insistait pour la création d’un fonds alimenté par les « pays riches », pointant du doigt leur responsabilité dans le réchauffement climatique et leur volonté d’en faire peser le fardeau sur les pays émergents.
À cet égard, il est encourageant de voir que le fonds pour les pertes et dommages (« Loss and Damage Fund ») a été adopté dès le premier jour de la COP28. Sur le principe, cela ressemble à une victoire pour le Premier ministre indien qui a défendu la voix du « Sud Global ». Cependant, il n’y a aucune obligation pour les pays développés d’y contribuer et encore reste-t-il à déterminer à combien ce fonds sera doté. Or, à terme, le fonds devra répondre aux milliards de dollars de perte et dommages causés par le changement climatique aux pays en développement. Comme le recommandait le CEEW, il faudrait même développer un indice de vulnérabilité mondiale pour quantifier l’ampleur du problème. Pour l’instant, c’est donc une victoire à la Pyrrhus : facultatif et sans montant déterminé, le fonds pertes et dommages ressemble à une coquille vide.
Conclusion
L’Inde a amorcé sa transition climatique en se fixant des objectifs ambitieux. En décembre 2022, l’énergie solaire représente environ 52% des énergies renouvelables, suivie par l’éolien (35%), la bioénergie (9%) et les petites centrales hydroélectriques (4%).
Non contente de faire du solaire une source de développement et d’indépendance énergétique, l’Inde a profité de son rôle de bon élève de la COP21 pour prendre le leadership du « Sud global » dans la course aux énergies propres. Mais le mix énergétique indien reste dominé par le charbon et le pays en conservera une part encore quelques années11EIA (U.S. Energy information administration), Country Analysis Executive Summary: India, 17 novembre 2022, p.15.. Éliminer définitivement les énergies fossiles est un défi.
Toutefois, en faisant le pari des énergies propres, l’Inde contribue aux efforts de la communauté internationale pour échapper au réchauffement climatique. L’avenir de la planète dépendra à de nombreux égards de la voie qu’empruntera le pays. Une chose est sûre, si l’Inde réinvente sa stratégie énergétique, c’est la planète qui en bénéficiera.
- 1Gayathri Vaidyanathan, « India and climate : what does the world’s most populous nation want from COP28? », nature.com , 6 décembre 2023.
- 2Investindia.gov, « Énergie renouvelable en Inde », consulté le 30 décembre 2023.
- 3Anouk Delport, « L’Inde mise sur l’énergie solaire », Courrier international, 6 novembre 2022.
- 4EIA (U.S. Energy information administration), Country Analysis Executive Summary: India, 17 novembre 2022, p. 15.
- 5Clément Perruche, « COP28 : l’Inde ne lâche rien sur le charbon », Les Échos, 4 décembre 2023.
- 6Clément Perruche, art. cit., 4 décembre 2023.
- 7Selon les chiffres de Global Carbon Project.
- 8Sébastien Farcis, « Solaire : l’Inde, un pays COP-modèle », Libération, 30 mars 2017.
- 9Clément Perruche, art. cit., 4 décembre 2023.
- 10CCEW, « CEEW at COP28 – A deal for climate ».
- 11EIA (U.S. Energy information administration), Country Analysis Executive Summary: India, 17 novembre 2022, p.15.