La stratégie de Boris Johnson face à la crise de Covid-19 ou l’exception britannique à l’épreuve

Alors que le Royaume-Uni compte le plus grand nombre de décès en Europe liés à l’épidémie de Covid-19, Kate Murray, directrice éditoriale à la Fabian Society, revient sur la stratégie du Premier ministre Boris Johnson qui a mis en place un « plan conditionnel » pour amorcer la levée du confinement, poussé par les « faucons » du Parti conservateur qui veulent relancer l’économie. Cette crise sanitaire met aussi en évidence les coupes budgétaires successives au sein des services publics, qui ont mis en difficulté l’hôpital public par temps d’épidémie et conduit l’opinion publique britannique à en appeler à des investissements renforcés au sein de ces secteurs.

En 1987, l’ancienne Première ministre Margaret Thatcher déclarait : « La société n’existe pas ». Ce jour-là, elle a établi une vision qui prédomine encore aujourd’hui chez ses successeurs politiques, et donc au Royaume-Uni. La vision de la Dame de fer était celle d’un pays où la cellule familiale, l’autosuffisance et la prospérité individuelle primaient sur la solidarité de l’État et la solidarité collective. Sa philosophie a connu son apothéose sous les gouvernements conservateurs britanniques qui dirigent le pays depuis 2010 : une décennie au cours de laquelle les dépenses publiques ont été réduites de plus de 30 milliards de livres sterling et le nombre total annuel de colis distribués par les banques alimentaires est passé de quelques dizaines de milliers à des millions.

La mise en place d’un « plan conditionnel » pour amorcer la levée du confinement 

Mais alors que la crise du coronavirus fait rage, les héritiers de Margaret Thatcher, sous la direction du Premier ministre Boris Johnson, ont, à première vue, imprimé un changement de cap, en promettant de « dépenser tout l’argent qu’il faudra » pour soutenir les services de santé surchargés, en ouvrant de nouveaux hôpitaux temporaires dans des centres de conférence et des stades de sport, et en couvrant 80% du salaire des millions de citoyens mis en chômage partiel. Mais même si le Premier ministre a délié les cordons de la bourse, les instincts du Parti conservateur restent bien ancrés. Des notes familières ont commencé à se faire entendre lors de points presse avec les journalistes, une source de haut niveau ayant glissé que les travailleurs devraient « se sevrer » de ce revenu de remplacement dont ils deviendraient trop dépendants (ce système a entretemps été prolongé jusqu’à octobre prochain, mais les employeurs devront à terme y contribuer). D’autres responsables politiques et commentateurs conservateurs martèlent depuis quelques semaines que le confinement, qui a débuté le 23 mars dernier dans le pays, est bien trop strict et devrait être considérablement allégé pour permettre à l’économie de redémarrer. 

Les tensions au sein du gouvernement entre les « faucons », qui souhaiteraient que l’économie reprenne rapidement, et les « colombes », qui préconisent une approche plus prudente, ont abouti à un compromis alambiqué. Le 10 mai dernier, Boris Johnson a dévoilé un « plan conditionnel » pour amorcer la levée du confinement en Angleterre. Mais cette annonce a soulevé plus de questions qu’elle n’a donné de réponses : s’il n’est pas possible pour vous de télétravailler, comment êtes-vous censés vous rendre au travail comme le demande le Premier ministre, alors qu’il vous est préconisé d’éviter les transports en commun ? Les employeurs étaient-ils véritablement en mesure de garantir à leurs salariés un retour au travail en toute sécurité dès le lendemain de l’annonce ? Pourquoi les citoyens sont-ils autorisés à faire venir chez eux une personne pour garder leurs enfants ou nettoyer leur maison, mais pas un parent ou un ami ? Et pourquoi le message mobilisateur Stay at Home (« Restez chez vous ») a-t-il été remplacé par un vague Stay Alert (« Restez vigilants »), qui a plongé de nombreux citoyens dans la confusion ?

Il s’agit là d’un échec dans la communication d’un Premier ministre qui a remporté les élections de décembre dernier grâce à un message simple et percutant : Get Brexit Done (« Réalisons le Brexit »). Il s’est également dissocié des dirigeants des nations décentralisées du Royaume-Uni – l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord –, qui continuent toutes d’appliquer des mesures plus strictes. 

L’approche de Boris Johnson : une réponse incohérente à la crise

L’approche de Boris Johnson est symptomatique d’une réponse incohérente à la crise, une réponse qui a fait du Royaume-Uni le pays qui enregistre le nombre le plus élevé de décès en Europe. Depuis le tout début, les ministres envoient des signaux contradictoires quant au sérieux avec lequel ils considèrent la menace du coronavirus. Par exemple, Boris Johnson lui-même racontait fièrement en mars dernier qu’il continuait de serrer des mains, tout ça pour, quelques semaines plus tard, être à son tour victime du virus. Il y a eu ensuite la lenteur avec laquelle les tests se sont mis en place, le manque d’anticipation de la propagation dramatique du virus dans les maisons de retraite et, surtout, la réticence à imposer suffisamment tôt des mesures de confinement drastiques. La réponse à chaque difficulté s’est bien trop souvent fondée sur l’exceptionnalisme britannique – ou plutôt anglais. Lorsqu’aux premiers stades de la crise, le gouvernement a semblé suivre la stratégie de l’immunité collective – Boris Johnson préconisant alors de « frapper le virus en pleine face » – l’argument avancé était que les ministres se basaient sur « des données scientifiques britanniques ». Les ministres ont à maintes reprises eu recours à la rhétorique guerrière pour parler de la crise, appelant les Britanniques à faire preuve de « détermination » pour vaincre l’ennemi. Dans le même temps, les journaux évoquent l’« esprit Blitz », avec lequel la nation s’est relevée des bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Et Boris Johnson, lors de son annonce déroutante sur la levée partielle du confinement, a expliqué qu’il en appellerait au « bon sens britannique » pour la suite, comme si cela pouvait d’une certaine manière compenser la réponse inadéquate de son gouvernement. Cette approche s’inscrit dans le droit fil de l’exceptionnalisme qui a vu le Royaume-Uni tourner le dos à l’Europe en choisissant le Brexit.

Depuis le début de la crise, le Parti travailliste britannique joue serré. Sous la direction de son nouveau chef, Keir Starmer, le parti s’efforce de travailler de manière constructive avec le gouvernement, tout en continuant de demander des comptes aux ministres. Ces derniers jours, alors que les preuves des défaillances du gouvernement s’accumulaient, le parti a accentué son offensive. Il doit à présent plaider pour qu’au sortir de la crise, des investissements considérables soient réalisés dans les services publics, qui ont été grandement affaiblis par les coupes budgétaires de ces dix dernières années. Il pourra sans doute compter sur le soutien de l’opinion publique dans cette démarche. 

Contrairement à ce que l’on pouvait lire dans la presse – le fait que les Britanniques en avaient assez des restrictions dans leur vie quotidienne –, un sondage réalisé plus tôt ce mois-ci a révélé que la plupart des citoyens étaient contre l’allégement du confinement. À la différence des États-Unis, au Royaume-Uni, la décision de faire passer la santé publique avant les libertés individuelles n’a pas suscité de tollé. Au lieu de cela, une vague de soutien a déferlé sur le pays envers les travailleurs en première ligne, qu’il s’agisse des infirmiers, des médecins, du personnel des maisons de retraite et de soin, ou encore des chauffeurs de bus et des éboueurs. Cet esprit de solidarité vient renforcer les appels en faveur d’investissements plus importants dans nos services de santé et de soin, et de l’appui du gouvernement pour un nouveau programme de construction d’habitations Homes for heroes (« Des maisons pour les héros ») pour les travailleurs essentiels qui peinent à trouver un logement abordable. Nos services publics ne devraient plus jamais manquer de ressources au point d’avoir des difficultés à faire face à une urgence nationale. 

La crise du coronavirus a prouvé que la société existait bel et bien. Alors que le Royaume-Uni continue de se débattre face à l’épidémie, il n’est pas déraisonnable d’espérer qu’au sortir de la crise, des enseignements importants seront tirés quant à la valeur de la solidarité et de l’effort collectif.

Cet article a été traduit de l’anglais vers le français par Amandine Gillet.

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