Alors que le droit pour les citoyens de révoquer leurs élus avant la fin de leur mandat est largement répandu dans le monde, la France fait figure d’exception. Clara Egger, professeure assistante senior à l’université Erasme de Rotterdam, et Raul Magni-Berton, professeur des universités à l’université catholique de Lille (ESPOL), reviennent sur la genèse de cette idée depuis la Révolution française pour présenter les dispositions constitutionnelles actuelles que le mouvement des « gilets jaunes » a remis en débat il y a six ans à travers la revendication du référendum d’initiative citoyenne (RIC).
Introduction
Le droit, pour les citoyens, de révoquer leurs élus avant la fin de leur mandat est largement répandu, notamment en Amérique et dans plusieurs pays européens. La plupart du temps, la procédure inclut trois étapes : une pétition pour demander la révocation d’un ou plusieurs élus, un référendum (qui ne se déclenche que si la pétition atteint à certain seuil) et une élection (qui ne se déclenche que si le « oui » gagne lors du référendum). Dans certains cas (par exemple en Arizona ou du Michigan), un nombre suffisamment grand de signataires suffit pour déclencher de nouvelles élections, sans la tenue d’un référendum. Dans d’autres cas, comme la Virginie, il n’y aura pas d’élection, et le successeur de l’élu révoqué sera choisi par voie juridique. En outre, parfois, la révocation porte sur des élus individuellement – en Amérique du nord et du sud – alors que dans d’autres cas la révocation est collective et porte sur l’ensemble de l’assemblée élue, par exemple en Slovaquie. Dans presque tous les cas, la révocation des élus équivaut au droit populaire de fixer à tout moment la date de nouvelles élections.
La France est l’un des rares exemples de système électoral uninominal avec un président élu et aucune procédure de révocation. En dehors des élections, la Constitution de la Ve République n’offre aux citoyens que très peu de possibilités de demander des comptes aux responsables politiques en dehors des élections. Pourtant, les possibilités de raccourcir le mandat des élus existent. En particulier, le président de la République a le droit de dissoudre l’Assemblée nationale et de déclencher de nouvelles élections, un droit déjà exercé six fois au cours des soixante-six années de la Ve République. L’Assemblée peut à son tour révoquer le président, mais seulement dans des circonstances exceptionnelles et après une procédure exigeante. De plus, avec la modification du calendrier électoral instaurée en 2001, qui vise à limiter la concurrence entre le président et l’Assemblée, l’activation d’une telle procédure est encore plus improbable.
Cette configuration institutionnelle est essentielle pour comprendre pourquoi une majorité de citoyens français déclarent ressentir de la méfiance ou de l’aversion envers leurs responsables politiques dans les sondages d’opinion nationaux. Ce contexte politique explosif a donné lieu, en novembre 2018, au mouvement des « gilets jaunes », qui a remis à l’ordre du jour les pratiques de révocation des élus (sous le nom de « référendum d’initiative citoyenne révocatoire »), deux siècles après leur défense par les mouvements révolutionnaires français.
Ce texte vise à expliquer la spécificité des expériences françaises en matière de procédures et de pratiques de révocation, en retraçant tout d’abord les origines et la diffusion historique de cette idée, introduite pendant la Révolution française sous la forme de mandat impératif, puis en analysant les dispositions constitutionnelles actuelles. Enfin, il examine la résurgence de ce débat depuis le mouvement des « gilets jaunes » et propose quelques pistes pour analyser les formes de procédures de révocation qui pourraient s’adapter au système français.
L’histoire de la demande de référendums révocatoires en France
Alors que certains de ses proches voisins (Italie, Allemagne) ou inspirateurs (États-Unis) ont mis en place des mécanismes de révocation des élus au cours de leur histoire, la France y a constamment résisté. Une tentative d’explication pourrait résider dans l’absence de demande politique pour cet outil. Pourtant, les données et témoignages historiques infirment largement cette explication. Comme dans d’autres pays, des procédures révocatoires ont été régulièrement à l’ordre du jour, en particulier en période d’avancée démocratique1Uwe Serdült et Yanina Welp, « The levelling up of a political institution. Perspectives on the recall referendum », dans Saskia P. Ruth, Yanina Welp et Laurence Whitehead, Let the people rule? Direct democracy in the twenty-first century, Colchester, ECPR Press, 2017, p. 137-154, p. 142.. Dans le cas français, cette demande s’est toutefois longtemps concentrée sur l’introduction du mandat impératif, une forme proche mais différente de mécanisme visant à garantir la responsabilité politique et la réactivité des représentants. Toutefois, contrairement à d’autres formes de démocratie directe telles que l’initiative citoyenne et le référendum, la demande de mandat impératif ou de procédures révocatoires n’a pas réussi à obtenir un soutien en dehors des partis les plus critiques vis-à-vis du système politique. Cela peut expliquer pourquoi les référendums révocatoires sont largement absents des récits existants sur l’histoire politique française. La section suivante se concentre sur les moments clés et la spécificité de la trajectoire historique française.
La naissance d’une revendication : les mandats impératifs dans la Révolution française (1789-1793)
La spécificité des débats historiques français sur les mécanismes de contrôle des élus réside dans l’accent mis sur les mandats impératifs. Bien que le mandat impératif soit considéré comme une forme de révocation2Report on the imperative mandate and similar practices, Conseil de l’Europe, Study n°488/2008, 16 juin 2009., il diffère des procédures de révocation standard en ce qu’il spécifie explicitement les critères de lancement d’un référendum révocatoire. Avec un mandat impératif, les élus s’engagent à mettre en œuvre des mesures spécifiques et peuvent être révoqués s’ils s’écartent de cet accord initial. En revanche, la révocation des élus laisse une plus grande marge d’interprétation aux citoyens qui peuvent révoquer leurs représentants lorsqu’ils estiment qu’ils ne respectent pas leurs obligations.
Les mandats impératifs ont une longue histoire et leur utilisation remonte au Moyen Âge. Sous l’Ancien Régime, le rôle des députés était limité par les cahiers de doléances, une liste de demandes spécifiques que les membres des différents ordres étaient tenus de transmettre au roi. Ce n’est que pendant la Révolution française que le rôle des députés évolue vers un rôle représentatif plus large et moins contraint, malgré l’opposition farouche de l’aristocratie française qui prône le maintien d’une représentation impérative3Pierre-Henri Zaidman, Le mandat impératif. De la Révolution Française à la Commune de Paris, Paris, Les Éditions libertaires, 2011, pp. 9-10..
Les débats sur les mandats impératifs lors de la première Assemblée constituante ont joué un rôle structurant dans la discussion des procédures de révocation et, plus largement, sur les limites à apporter à l’action des élus. Bien que Rousseau soit considéré comme le père du mandat impératif, son opposition à la représentation n’a pas conduit à la conception de procédures spécifiques. Cette opposition au mandat impératif associée à la défense des procédures de démocratie directe caractérise également certains des penseurs les plus influents de l’Assemblée constituante. Condorcet, qui a conçu les premières procédures d’initiative populaire sur les questions constitutionnelles, est par exemple célèbre pour son opposition au mandat impératif, énoncé en ces termes : « le peuple m’a envoyé non pour soutenir ses opinions mais pour défendre les miennes4Daniel Picard, L’urne imprévisible ou le malheur de la République, Paris, Société des Écrivains, 2014, p. 17. ». Les partisans du mandat impératif à cette époque sont principalement issus du mouvement populaire parisien, soutenu par le courant le plus radical des révolutionnaires. Le Cercle social vise notamment à élaborer et à diffuser un manifeste politique sur la démocratie directe et utilise sa revue, La Bouche de Fer, pour ce faire. Certaines sections locales du mouvement adoptent alors une représentation impérative basée sur ce manifeste. Quelques figures de proue des Enragés, comme Jean-François Varlet ou John Oswald, utilisent leur position à l’Assemblée nationale française nouvellement élue pour exprimer cette revendication5Pierre-Henri Zaidman, op. cit. pp. 33-35..
L’isolement du parti Enragés et l’opposition des démocrates et des libéraux aux mandats impératifs enterreront leurs revendications. Les mandats impératifs ont été paradoxalement perçus comme trop peu ambitieux – car ils ajoutent des freins et des contrepoids à la représentation sans la modifier fondamentalement – et trop risqués. L’Assemblée constituante française a donc opté pour une représentation nationale et adopté des mandats de représentation perçus comme plus susceptibles de créer une unité dans la nouvelle République en évitant l’expression d’intérêts particuliers parfois clientélistes. Cependant, l’échec à court terme des Enragés à l’Assemblée nationale ne doit pas masquer leur influence sur les mouvements populaires. En particulier, le printemps révolutionnaire de 1848 a réussi à réintroduire leur demande dans l’agenda public.
Une progression timide à une époque de progrès démocratique et d’idéaux révolutionnaires (1848-1871)
Les débats révolutionnaires français ont placé la question de la représentation impérative à l’extrême gauche de l’échiquier politique. Cette couleur politique explique le succès de la revendication lors des expériences révolutionnaires. Les procédures de révocation des élus ont reçu un soutien considérable au XIXe siècle. Trois événements illustrent ce renouveau.
Tout d’abord, l’instauration du suffrage masculin par la Révolution de 1848 et la Seconde République qui s’ensuivit ont ravivé les débats sur le rôle et les limites de la représentation. Les partisans d’un gouvernement direct se font de plus en plus entendre. Victor Considérant, en particulier, affirme que les députés ne doivent agir qu’en tant que délégués du peuple et que le pouvoir exécutif doit être révoqué en permanence par l’Assemblée des délégués6Ibid., p. 44.. La Constitution du 4 novembre 1848 invoque le précédent américain de 1787 pour introduire ces préoccupations dans le droit constitutionnel français. C’est la seule dans l’histoire de France à avoir introduit une responsabilité pénale et politique du président français. Il est intéressant de noter que la Constitution stipule dans son article 68 que « toute mesure par laquelle le Président de la République dissoudrait ou prorogerait l’Assemblée, ou mettrait un obstacle quelconque à l’exercice de sa mission publique, serait considérée comme un crime de haute trahison ». Cette définition de la haute trahison est unique en ce sens qu’elle s’entend comme toute entrave à l’exercice démocratique du pouvoir par les citoyens. La procédure proposée implique une Haute Cour de justice qui met en œuvre – après une demande de l’Assemblée nationale – les procédures de révocation des élus ainsi que la décision sur les charges et les peines associées. La compétence de cette Haute Cour – composée de cinq juges et de trente-six jurés – donne un rôle central aux citoyens, et est explicitement détaillée dans neuf articles dédiés (articles 91 à 100). Ironiquement, cette procédure n’a jamais été appliquée, Louis-Napoléon Bonaparte ayant réussi à s’emparer du pouvoir lors du coup d’État du 2 décembre 1851.
L’esprit démocratique de 1848 persiste cependant dans les mouvements populaires. L’échec de la Seconde République a conduit Proudhon à plaider en faveur d’une organisation indépendante au niveau communal. Dans son Principe fédératif de 1863, Proudhon soutient l’idée d’une fédération de communes libres donnant des pouvoirs limités et clairement définis à une autorité centrale. Cette idée a certainement influencé les insurgés de la Commune de Paris. Suivant les principes de la Première Internationale, le Comité central institue une Commune élue le 26 mars 1871 en ces termes : « Les membres de l’Assemblée municipale, constamment contrôlés, surveillés et discutés par l’opinion, sont amovibles et responsables ». Confrontés à une guerre civile, les révolutionnaires n’ont pas toujours pu appliquer pleinement ces principes. En particulier, entre le 28 mars et le 13 avril, les débats de l’assemblée municipale sont restés secrets, leur publicité étant considérée comme trop dangereuse pour la survie de la Commune.
Malgré sa violente répression, la mémoire de l’expérience de la Commune et l’héritage de Proudhon ont fortement influencé les mouvements socialistes français. Si les procédures de révocation des élus et les mandats impératifs sont absents de toutes les Constitutions françaises ultérieures, ils sont intégrés dans les pratiques du mouvement syndical français. Depuis le XIXe siècle, le droit du travail français reconnaît que « tout membre de la délégation du personnel du comité social et économique peut être révoqué en cours de mandat sur proposition faite par l’organisation syndicale qui l’a présenté avec l’accord obtenu au scrutin secret de la majorité du collège électoral auquel il appartient » (article L2314-36). Au-delà de ce cas spécifique et limité, les pratiques de révocation ont disparu du système politique français après les éphémères expériences révolutionnaires du XIXe siècle.
La consécration de l’irresponsabilité politique (1875-1958)
Le soutien aux procédures de révocation dans les mouvements populaires et parmi les intellectuels de gauche n’a pas suffi à assurer son inscription dans le droit constitutionnel français après le rétablissement de la République en 1875. La Constitution de la IIIe République limitait la responsabilité du président et de ses ministres aux cas de haute trahison. Les citoyens ne jouaient aucun rôle dans la procédure. Son application a été laissée au Sénat sous la IIIe République et à l’Assemblée nationale sous la IVe. Les Constitutions de 1875 et 1946 ne se sont pas inspirées du précédent de la IIe République et ont laissé très vagues les critères de la procédure et de sa mise en œuvre. En outre, elles ont résolument écarté toute forme de mandat impératif7La Constitution française actuelle stipule même qu’« aucun député ne peut être élu avec un mandat impératif » (article 27)..
Cela ne signifie pas que les IIIe, IVe et Ve Républiques ne contenaient aucune disposition relative à la révocation des titulaires de mandats électifs. Il existe des règles juridiques qui limitent l’accès au mandat représentatif dans certains cas. Elles concernent des questions telles que l’incompatibilité des mandats électoraux avec d’autres responsabilités, l’interdiction du cumul des mandats ou les cas d’inéligibilité. Des débats ont régulièrement émergé concernant la cessation des fonctions pour raisons de santé8Grégory Houillon, « À propos de la santé du Président de la République », La Revue administrative, 59(354), 2006, pp. 620-628., sans qu’aucune règle formelle n’ait été établie pour limiter la capacité du président français à rester en fonction. En revanche, peu de procédures permettent aux élus de révoquer d’autres élus ou d’avancer la date de nouvelles élections. Ces procédures peuvent être considérées comme des formes indirectes de révocation, car les citoyens peuvent faire pression sur les élus pour obtenir un changement. La section suivante détaille les dispositions de la Constitution française actuelle en la matière.
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Abonnez-vousRévoquer les élus avant la fin de leur mandat en France
La Constitution de la Ve République, adoptée en 1958, offre de nombreuses conditions préalables aux procédures classiques de révocation. Son système électoral est uninominal. Le président est élu, depuis 1965, au suffrage universel direct. Au niveau local, les maires et leurs conseillers sont élus conjointement et les représentants des départements sont élus au scrutin binominal. Dans le système politique français, il y a de nombreuses élections et, dans presque toutes, chaque élu est choisi par son propre électorat géographiquement situé9 La seule exception est l’élection des conseillers régionaux, qui se fait au scrutin proportionnel de liste.. Malgré ces caractéristiques, la France est l’une des rares démocraties dotées de ces caractéristiques institutionnelles qui n’offre aux électeurs aucun moyen de révoquer un élu (national ou local). Les citoyens ne peuvent ni prendre l’initiative d’une révocation, ni l’approuver par référendum. Cependant, la Constitution de 1958 accorde un droit de révocation à deux entités élues : le président peut dissoudre l’Assemblée nationale (la chambre basse) et, dans certaines circonstances, le Parlement peut révoquer le président.
Le droit de dissolution du président
Comme c’est le cas dans d’autres régimes semi-présidentiels européens – tels que l’Autriche, l’Islande ou le Portugal –, le président français a le pouvoir de dissoudre l’Assemblée, « après consultation du Premier ministre et des Présidents des Assemblées » (article 12 de la Constitution).
La « consultation » du Premier ministre et des présidents des chambres du Parlement n’implique aucun droit de veto ni aucune exigence de consensus. Dans ce cas, « consulter » signifie simplement « informer ». Deux contextes spécifiques empêchent toutefois le président de faire usage de ce droit : pendant l’année qui suit l’élection causée par une législature dissoute et pendant l’exercice des pouvoirs d’urgence. Dans la pratique, ces conditions se produisent rarement, ce qui fait que le pouvoir présidentiel de dissoudre l’Assemblée est presque de nature discrétionnaire10Max Goplerud et Petra Schleiter, « An index of assembly dissolution powers », Comparative Political Studies, 49(4), 2016, pp. 427-456..
Depuis 1958, le droit présidentiel de dissoudre l’assemblée a été utilisé six fois. Au cours des années 1960, la dissolution a été utilisée pour résoudre des crises politiques. En 1962, le Parlement a utilisé pour la première fois son droit de contraindre le Premier ministre à démissionner11Ce droit est habituel dans les régimes parlementaires et semi-présidentiels. Nous n’analysons pas cette procédure dans cet article, car nous nous concentrons uniquement sur les moyens de révoquer les agents directement élus. Les ministres sont nommés par le Parlement ou par le président et ne sont donc pas directement élus.. Comme le président soutenait ce dernier, la dissolution de l’Assemblée était un moyen de demander aux électeurs de résoudre le conflit entre le président et l’Assemblée. La deuxième dissolution a eu lieu en 1968, pendant les troubles civils de mai. Une fois de plus, le gouvernement a dû faire face à la contestation de la rue et le déclenchement de nouvelles élections a été un moyen de laisser les électeurs décider de la démission ou de la confirmation du gouvernement. Bien que les électeurs ne puissent ni initier ni déclarer la dissolution, ces deux événements présentent des similitudes avec les pratiques de révocation. Lorsque l’opposition au gouvernement s’est accrue, des élections ont été déclenchées pour permettre aux électeurs d’arbitrer le conflit.
Entre 1981 et 2001, les pratiques ont changé et la dissolution a été utilisée principalement pour éviter la cohabitation. Étant donné que, jusqu’en 2001, le président avait un mandat de sept ans et l’Assemblée un mandat de cinq ans, l’affiliation partisane du président et de son gouvernement ne correspondait pas nécessairement. Par conséquent, en 1981 et 1988, la dissolution a eu lieu juste après l’élection présidentielle, tandis qu’en 1997, elle s’est produite deux ans après, un an avant le terme prévu de la législature. Cette utilisation partisane de la révocation des députés est également observée lorsque les citoyens disposent d’un droit de révocation. Toutefois, la principale différence est que lorsque le président dispose de ce droit, il ne l’utilise que pour éviter les cohabitations, alors que lorsque ce droit est élargi aux électeurs, il peut également être utilisé pour les promouvoir12Yanina Welp et Juan Pablo Milanese, « Playing by the rules of the game: partisan use of recall referendums in Colombia », Democratization, 25(8), 2018, pp. 1379-1396..
Enfin, depuis les années 2000, une seule dissolution a été prononcée. En 2024, à la suite d’une lourde défaite du parti présidentiel lors des élections européennes, le président de la République a dissous l’Assemblée nationale. D’après le président lui-même, ce choix est justifié par le succès électoral du parti Rassemblement national, décrit comme un danger pour la nation. Pour autant, les motivations de cette décision restent encore assez obscures.
Cette pratique devenue rare s’explique par la réforme du calendrier électoral de 200113 Marie de Cazals, « La Ve République face à l’instauration d’une destitution politique inédite du Président de la République », Revue française de droit constitutionnel, 3, 2007, pp. 451-470.. Suite au référendum constitutionnel du 24 septembre 2000, la durée du mandat présidentiel a été ramenée de sept à cinq ans et donc alignée sur celle du mandat de l’assemblée législative. En outre, les élections législatives ont été programmées pour suivre immédiatement l’élection du président. Il en résulte à la fois une quasi-impossibilité d’avoir une cohabitation et une présidentialisation des partis politiques. Les cohabitations sont peu probables parce que les élections présidentielles et législatives sont maintenant si proches dans le temps que les préférences des électeurs sont susceptibles de rester globalement stables. Le résultat est similaire, de sorte que le parti majoritaire est également le parti du président. En outre, les partis politiques se présidentialisent parce que le résultat de l’élection présidentielle, qui précède l’élection législative, influence la manière dont les gens votent lors de l’élection législative. En moyenne, gagner l’élection présidentielle produit une augmentation de 25% des votes pour le parti du président lors des élections législatives14 Raul Magni-Berton et Max-Valentin Robert, « Maximizing presidential coattails: the impact of the electoral calendar on the composition of the National Assembly », French Politics, 15(4), 2017, pp. 488-504.. Cela permet aux présidents d’influencer énormément le choix des candidats de leur parti aux élections législatives. Lorsque les présidents et l’Assemblée nationale ne s’opposent pas, les procédures de dissolution deviennent inutiles.
Toutefois, après de longs épisodes contestataires, lors des élections législatives de 2022 la coalition soutenue par le président n’a obtenu que la majorité relative des sièges et a perdu pour la première fois sa majorité absolue. Bien que cela ait suffit à former un gouvernement aligné sur l’agenda présidentiel, la fragilité de ce gouvernement reste le facteur principal d’un retour à l’usage de la dissolution de l’Assemblée nationale, vingt-sept ans après sa dernière occurrence.
Le droit parlementaire de destitution du président
Jusqu’à la révision constitutionnelle de 2007, le président français était quasiment inamovible. Le seul moyen de destituer un président avant la fin de son mandat était la condamnation pour haute trahison, initiée par la majorité des députés et arbitrée par la Haute Cour, dirigée par cinq juges et composée de douze députés nommés par le Parlement. Bien que la signification de « haute trahison » soit quelque peu vague, de nombreux comportements – y compris des actes criminels – ne relèvent pas de ce domaine15Marie de Cazals, op. cit. La haute trahison ne faisait référence qu’au non-respect des obligations que la Constitution confère au président de la République, tels, par exemple, son rôle de garant de l’intégrité du territoire et du respect de la Constitution.. De plus, la procédure comprenait une combinaison de représentants des pouvoirs législatif et judiciaire, ce qui reflète son caractère exceptionnel et mixte (entre un jugement pénal et un jugement politique).
Suite à la révélation d’affaires de corruption impliquant le président Chirac à la fin des années 1990, une commission a été mise en place pour initier une révision constitutionnelle, afin de moderniser l’article 68. La proposition de la commission a été validée en février 2007, juste avant la nouvelle élection présidentielle. Le nouvel article 68 de la Constitution consacre que « le Président de la République ne peut être destitué qu’en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat. La destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour. La proposition de réunion de la Haute Cour adoptée par une des assemblées du Parlement est aussitôt transmise à l’autre qui se prononce dans les quinze jours ». La principale nouveauté de cet article est que tous les aspects juridictionnels sont supprimés, rendant la décision exclusivement politique16Marie de Cazals, op. cit.. Le Parlement (siégeant en tant que Haute Cour) contrôle désormais entièrement la procédure de destitution du président. La procédure doit démontrer l’existence d’un « manquement » aux « devoirs manifestement incompatibles avec son maintien en fonction ». Cela limite le pouvoir discrétionnaire du Parlement, mais élargit les raisons possibles d’engager la procédure, y compris la corruption ou une simple incapacité à réduire la contestation sociale mettant l’État en danger. En fait, les présidents français – au cours de leur mandat – n’ont plus aucun compte à rendre aux pouvoirs judiciaires (y compris la justice civile) et ne peuvent être révoqués que par le Parlement. La procédure exige qu’un dixième du Parlement signe une proposition de résolution motivée, qui doit ensuite être validée par la commission parlementaire permanente pour la loi constitutionnelle. Si les deux chambres – Assemblée et Sénat – adoptent la proposition, la Haute Cour est mise en place et doit statuer sur une période d’un mois. Une majorité des deux tiers du Parlement est alors requise pour destituer le président.
Cet article n’a jamais été utilisé malgré deux tentatives avortées : en 2016 avec une proposition rassemblant le soutien de 79 députés et en 2024 suite à une proposition de La France insoumise soutenue par 81 députés17Christian Jacob et al., « Proposition de résolution visant à réunir le Parlement en Haute Cour [archive] », 2016 ; Mathilde Panot et al., « Proposition de résolution, visant à réunir le Parlement en Haute Cour, en vue d’engager la procédure de destitution à l’encontre du Président de la République », prévue à l’article 68 de la Constitution et à la loi organique n° 2014-1392 du 24 novembre 2014 portant application de l’article 68 de la Constitution, n° 489, déposée le vendredi 25 octobre 2024.. Cette procédure est certainement beaucoup plus exigeante que la dissolution de l’Assemblée. Elle nécessite non seulement une justification spécifique, mais repose également sur un large consensus parmi les députés. En outre, pendant la procédure, les présidents ne sont pas démis de leurs fonctions et peuvent dissoudre l’Assemblée. Le calendrier de la révision accroît également son caractère improbable : avec la révision du calendrier électoral et la décision d’aligner la durée des mandats du président et de l’Assemblée, les deux ne sont plus en concurrence. Par conséquent, si la Constitution donne plus de pouvoir au Parlement pour révoquer le président, elle a également privé le Parlement de toute incitation à le faire.
Les débats contemporains sur la révocation des élus
En 2018, le mouvement des « gilets jaunes » a popularisé le RIC CARL (référendum d’initiative citoyenne constituant, abrogatif, révocatoire et législatif)18Voir la présentation et la discussion de Raul Magni-Berton et Clara Egger, RIC : le Référendum d’initiative citoyenne expliqué à tous. Au cœur de la démocratie directe, Limoges, FYP éditions, 2019.. Bien que le référendum révocatoire ait été un peu moins populaire que le référendum d’initiative citoyenne classique, il était soutenu en novembre 2021 par presque trois quart des Français19Sondage Harris-Interactive pour Challenges, « Le rapport des Français à la démocratie », novembre 2021.. Cette section analyse les débats actuels et présente les modalités qui peuvent être envisagées en France.
Le débat autour de la révocation des élus
Depuis le début des années 2010, les référendums révocatoires ont été particulièrement défendus par les partis politiques les plus radicaux. Le Front national (aujourd’hui Rassemblement national) a été le premier parti à proposer une réforme constitutionnelle visant à introduire un mécanisme de révocation dans la Constitution française. La proposition portait sur un référendum révocatoire qui puisse être initié par un cinquième des électeurs inscrits. Il visait à démettre un président de la République de ses fonctions sans affecter sa capacité à se présenter à une nouvelle élection (à condition que la limite du nombre de mandats ne soit pas atteinte)20 Gilbert Collard, Proposition de loi constitutionnelle organisant le référendum révocatoire du président de la République, Rassemblement national, 24 avril 2013.. Au sein de la gauche, l’introduction de référendums révocatoires a été initialement promue par le Parti de Gauche (membre aujourd’hui de La France insoumise). Entre le 8 novembre et le 11 novembre 2014, des militants de ce parti ont organisé un vote non officiel sur cette question en France métropolitaine et dans les territoires et départements d’outre-mer. Les citoyens français étaient invités à répondre à la question suivante : « Êtes-vous favorable à un droit de révocation des élus par les citoyens ? » 500 urnes étaient alors disponibles sur le territoire français, permettant à 180 000 citoyens de participer au scrutin. Les résultats ont été largement favorables à l’introduction du droit de révocation21Rachel Garrido, « La révocabilité des élus est-elle une ambition réalisable ? », L’Humanité, 20 novembre 2014.. Cette proposition a également été timidement soutenue par Benoît Hamon, candidat du Parti socialiste lors de l’élection présidentielle de 2017. Cependant, les partis traditionnels ont plutôt soutenu l’introduction de mécanismes de démocratie participative reposant sur la consultation non contraignante des citoyens pour informer les processus législatifs. Ces partis considéraient l’initiative et le référendum (y compris la révocation) comme trop dangereux, trop associés au programme des partis dits populistes et inadaptés au fonctionnement de la démocratie représentative française. Des experts et des intellectuels se sont fait l’écho de ces critiques. En 2015, un groupe de travail parlementaire « Refaire la démocratie » a rejeté la mesure à l’issue d’un vote interne et sans fournir d’arguments étayés22Claude Bartolone et Michel Winock, Refaire la démocratie, rapport n°3100, XIVe législature, groupe de travail sur l’avenir des institutions de l’Assemblée nationale, Paris, La Documentation française, 2015.. En revanche, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique a suggéré de renforcer la capacité des parlementaires à sanctionner les élus coupables de « manquements graves à la déontologie comme, par exemple, la fraude fiscale23Jean-Louis Nadal, Renouer la confiance publique, rapport au président de la République sur l’exemplarité des responsables publics, Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, Paris, La Documentation française, 2015. ». Le rapport souligne que la destitution ne doit pas devenir une arme politique contre les opinions politiques dissidentes ou minoritaires mais doit être utilisée de manière transpartisane sous le contrôle de la Cour constitutionnelle24Jean-Louis Nadal, op. cit., 2015..
En 2018, le mouvement des « gilets jaunes » a débuté dans un contexte de faible popularité du président Emmanuel Macron, dont le début de mandat était déjà terni par plusieurs scandales et la démission de plusieurs ministres. Rapidement, le mouvement s’est concentré non seulement sur des revendications économiques, mais aussi sur des réformes institutionnelles et politiques. Dans la première semaine du mouvement, ces revendications sont apparues comme très diverses. Entre novembre et décembre 2018, les routes et ronds-points français ont commencé à être recouverts de messages demandant la démission d’Emmanuel Macron. Certains messages appelaient à l’instauration d’un mandat de sept ans pour le président de la République. Cependant, fin novembre, les demandes politiques ont commencé à se concentrer sur une proposition unifiée et très claire : l’introduction du RIC CARL qui devient la mesure prioritaire pour le mouvement à partir de la mi-décembre, dont ces quatre dimensions se caractérisent par un contrôle accru sur l’activité des représentants élus. Ces propositions d’introduire des procédures de démocratie directe – y compris, mais sans s’y limiter, des référendums révocatoires – ont été accueillies de manière très négative dans les milieux politiques et médiatiques.
Le 10 décembre 2018, Emmanuel Macron a tenté d’apaiser le mouvement dans l’un des discours politiques les plus regardés de l’histoire de France. Sa réponse s’est principalement concentrée sur les mesures économiques, mais a laissé de côté la demande de démocratie des « gilets jaunes ». Au lieu d’accorder des formes de RIC aux citoyens, un Grand Débat national a été organisé afin de restaurer le dialogue entre les citoyens français et le président de la République. Ce débat devait permettre d’élaborer un programme de réformes, mais les procédures d’agrégation des données et des contributions n’étaient pas transparentes25Éric Buge et Camille Morio, « Le Grand Débat national, apports et limites pour la participation citoyenne », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, n°5, 2019, pp. 1205-1238.. Outre cette mesure, le ministère de l’Intérieur a ordonné aux forces de police françaises de se livrer à une répression brutale du mouvement, faisant des milliers de blessés26« Gilets jaunes en France : un bilan inquiétant », Amnesty International, 19 novembre 2019..
La réaction des partis d’opposition a été différente selon le spectre politique. Deux partis – le Rassemblement national et La France insoumise – ont tenté d’aligner les revendications du mouvement sur leurs propres programmes politiques. D’autres partis ont repris de façon allusive ces revendications, si bien que neuf candidats sur douze présents à l’élection présidentielle de 2022 avaient le référendum d’initiative citoyenne dans leur programme27Raul Magni-Berton, « RIC », dans Guillaume Petit, Loïc Blondiaux, Ilaria Casillo, Jean-Michel Fourniau, Guillaume Gourgues, Samuel Hayat, Rémi Lefebvre, Sandrine Rui, Stéphanie Wojcik et Jodelle Zetlaoui-Léger (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, DicoPart (2e édition), GIS Démocratie et Participation, 2022..
Depuis, si l’on se base sur les pétitions déposées à l’Assemblée nationale, il ne reste que deux revendications issues du RIC CARL : la demande de référendum d’initiative citoyenne constituant (à la suisse), d’une part, et celle de la révocation des élus, d’autre part28Raul Magni-Berton et Clara Egger, « Pétitions à l’Assemblée nationale : quel sort leur est réservé ? », The Conversation, 28 mai 2023..
Les procédures de révocation des élus ont-elles un avenir en France ?
Aujourd’hui, l’avenir des procédures révocatoires en France reste ouvert. Alors qu’en 2018, la plupart des citoyens français n’avaient jamais entendu parler de l’existence d’une telle procédure, en 2019, la quasi-totalité d’entre eux savent de quoi il s’agit. Ainsi, les demandes se multiplient, comme la demande de révocation du président de la République que La France insoumise a présentée en 2024 dans sa niche parlementaire.
À l’heure où l’on écrit ces lignes, une seule proposition visant à introduire des référendums révocatoires dans la Constitution française a été soumise au Parlement en janvier 2019, qui l’a rejetée quatre-quatre jours plus tard. Cette proposition visait à introduire de nombreuses réformes en matière d’initiative citoyenne et comprenait un article sur la possibilité de révoquer des élus29Jean-Luc Mélenchon et al., « Proposition de loi constitutionnelle visant à instaurer la possibilité de référendums d’initiative citoyenne, n° 1558 », déposée le mardi 8 janvier 2019.. Le projet d’article prévoyait que le président, les députés et les élus locaux pourraient être révoqués à la suite d’un référendum déclenché par 5% des électeurs inscrits. Le référendum devrait être organisé dans un délai maximum de six mois après la réception de la pétition atteignant le seuil requis de signatures de soutien. La procédure ne pourrait être activée qu’après le premier tiers du mandat.
Au sein de la commission parlementaire, les débats ont été assez pauvres. Peu de discussions ont porté sur la procédure concrète, l’essentiel des remarques portaient sur la démocratie directe en général et la crainte qu’elle conduise à de l’instabilité politique, à une campagne permanente et à une plus grande influence des activités de lobbying. Trois propositions d’amendement étaient toutefois intéressantes. La première proposait de donner aux électeurs la possibilité de dissoudre l’Assemblée dans son ensemble, plutôt que de révoquer un seul député dans sa circonscription électorale. Le deuxième visait à relever le seuil de signature pour la destitution du président de la République, en se fondant sur l’argument selon lequel sa destitution est une décision plus critique qu’une modification de la loi. Pour des raisons de stabilité, le troisième amendement suggérait de supprimer la possibilité de destituer le président. Tous ces amendements ont été rejetés30Bastien Lachaud, Rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république sur la proposition de loi visant à instaurer la possibilité de référendums d’initiative citoyenne (n° 1558), 2019..
Certains éléments de ce débat reflètent trois questions générales relatives aux procédures de révocation des élus qui sont particulièrement pertinentes dans le cas français.
La première question concerne l’alternative entre la suppression d’un seul député et la suppression de l’Assemblée dans son ensemble. La première option, pratiquée dans de nombreux états d’Amérique du Sud et des États-Unis, est possible lorsqu’il existe un système électoral uninominal. La seconde option est utilisée dans certains systèmes parlementaires européens (comme la Slovaquie) avec des systèmes électoraux mixtes ou de listes de partis. D’une certaine manière, la France se situe entre ces deux modèles. D’une part, le droit présidentiel de dissoudre l’Assemblée est un trait commun aux républiques européennes et signifie que l’Assemblée est considérée comme un tout. D’autre part, la France est, au sein de l’Union européenne, le seul pays à avoir à la fois un système électoral uninominal et un président directement élu. Cela rend possible la révocation d’un représentant individuel. Cependant, la loi proposée, sur le modèle californien, obligerait la France à conserver son système électoral, une proposition qui va à l’encontre des propositions de certains partis politiques d’établir un système proportionnel (notamment par La France insoumise, le même parti qui a présenté la proposition de révocation) ou un système électoral mixte (largement soutenu par l’ensemble de l’échiquier politique). En outre, le système électoral français n’étant pas sacralisé dans la Constitution, il peut facilement être modifié. Par exemple, dans les années 1980, un système proportionnel a été introduit puis abandonné. Si la révocation d’un seul député était adoptée, toute modification du système électoral exigeant des circonscriptions multiples violerait la Constitution ou permettrait à certains députés d’être protégés des procédures de révocation, ou encore exigerait l’introduction d’une règle électorale différente en cas d’élection après une révocation, ce qui constituerait une incitation électorale évidente à abuser de cette procédure. Par conséquent, l’amendement consistant à élargir le droit de dissoudre l’ensemble de l’Assemblée – à l’européenne – nous semble plus adapté au contexte français.
Le deuxième problème réside dans le seuil de signatures requis, en particulier pour une révocation du président. L’argument selon lequel ce seuil devrait être plus élevé que pour une simple initiative législative est raisonnable. Ce principe est déjà appliqué dans de nombreux endroits où il incite à son utilisation dans des cas exceptionnels. Dans le cas spécifique des présidents, les pays disposant d’une telle procédure (Bolivie, Équateur, Venezuela) ont des seuils particulièrement élevés. On peut toutefois se demander si la qualité de la procédure doit être évaluée à l’aune de son caractère exceptionnel. Contrairement à d’autres référendums d’initiative populaire, les référendums révocatoires ne sont pas censés améliorer la qualité des débats. Dans les référendums portant sur des lois, l’accent est mis sur des questions spécifiques de politique publique, ce qui favorise un débat public approfondi31Voir Pascal Sciarini et Anke Tresch, « Démocratie directe, compétence et « vertus éducatives » », dans Raul Magni-Berton et Laurence Morel, Démocraties directes, Bruxelles, Larcier-Bruylant, 2022, pp. 275-292.. En revanche, les référendums révocatoires encadrent le débat sur la performance globale d’un élu et produisent un état de campagne permanent, ce qui est délétère pour le travail législatif et la qualité des débats32Yanina Welp, « Recall referendums in Peruvian municipalities: a political weapon for bad losers or an instrument of accountability? », Democratization, 23(7), 2016, pp. 1162-1179.. Par conséquent, des seuils élevés de signatures pour les procédures de révocation nous semblent justifiés.
Enfin, le troisième problème porte sur la nécessité de tenir un référendum. Dans la procédure de révocation en vigueur en Arizona, dans le Michigan ou dans le Wisconsin, par exemple, une pétition réunissant 25% de l’électorat suffit à déclencher directement de nouvelles élections, sans qu’il soit nécessaire de passer par un référendum. Il existe des arguments convaincants pour éviter le référendum. Le principal argument repose sur le problème de l’utilisation stratégique ou partisane du déclenchement de nouvelles élections. Certains partis d’opposition peuvent lancer une procédure de révocation (pour dissoudre l’Assemblée ou destituer le président de la République) lorsque les sondages leur sont favorables. Cette incitation n’est pas entièrement négative, car elle encourage les partis au pouvoir à tenir compte des préférences des autres partis. Cependant, si les partis minoritaires n’ont rien à perdre en lançant une procédure de révocation, cela pourrait engendrer un état de campagne permanent qui détériorerait la qualité du gouvernement.
Nous pensons que les dispositions relatives à la révocation sans référendum minimisent l’utilisation stratégique de la révocation, en particulier dans le cas de la dissolution de l’Assemblée. Les partis d’opposition, qui utiliseraient stratégiquement la procédure de dissolution par le biais d’une pétition, sont susceptibles d’être sanctionnés par les électeurs, exactement comme le président Chirac l’a été en 1997 pour avoir dissous l’Assemblée à des fins stratégiques. Ces partis pourraient alors perdre des sièges et renforcer le parti au pouvoir lors de l’élection qu’ils ont déclenchée. En revanche, si la pétition déclenche un référendum au lieu d’une élection, le parti d’opposition à l’origine de la pétition ne peut pas perdre. Si les électeurs décident de sanctionner l’initiative, le référendum est perdu, aucune élection n’est déclenchée et chaque parti conserve ses sièges. Au contraire, si les électeurs soutiennent l’initiative, le référendum est gagné, l’Assemblée est dissoute et les nouvelles élections verront l’ancien parti au pouvoir pénalisé. Par conséquent, le pire scénario pour le parti d’opposition qui lance la procédure de dissolution est le statu quo. Cela n’empêche certainement pas l’utilisation stratégique et partisane des procédures de révocation des élus. Si l’on considère que les référendums ont également un coût économique, des seuils de signatures relativement élevés sans référendum pourraient être une formule pertinente pour le système français.
Conclusion
En France, les procédures de révocation des élus n’ont jamais été introduites. Cela ne signifie pas que leur introduction est improbable. Depuis plus de deux siècles, des demandes régulières de révocation des élus ont été exprimées, déclenchant d’intenses débats qui ont porté uniquement sur le rôle des mandats impératifs. Toutefois, bien que des procédures de révocation existent, dont la plus célèbre est la dissolution de l’Assemblée par le président de la République, aucune procédure constitutionnellement établie ne donne un rôle aux citoyens.
Actuellement, bien que les débats autour de la place des citoyens dans la politique soient omniprésents, peu de place est accordée aux droits politiques et aux modalités spécifiques qu’il serait souhaitable d’inscrire dans la Constitution. Les citoyens peuvent-ils dissoudre l’Assemblée ou le Sénat ? Anticiper des élections ? Révoquer un élu ? Le président de la République ? Et quelle procédure serait la plus efficace à produire une vie démocratique moins conflictuelle et plus légitime aux yeux des électeurs ? Les débats actuels se limitent à la question pour ou contre l’élargissement des droits politiques aux citoyens, comme le référendum d’initiative citoyenne ou les procédures de révocation. Lorsque ces débats iront un peu plus loin et se concentreront sur la forme que cet élargissement de droits pourrait prendre, nous entrerons dans une phase où une évolution substantielle de la démocratie française sera possible.
Ce texte est une adaptation de l’article de Clara Egger et Raul Magni-Berton, « The Recall in France: A long standing and unresolved debate », publié dans l’ouvrage de Yanina Welp et Laurence Whitehead, The politics of recall elections, Springer, 2020, pp. 49-72.
Ensemble, ils ont publié de nombreux articles sur les effets des institutions démocratiques sur les politiques publiques, ainsi que deux livres : RIC. Le référendum d’initiative citoyenne expliqué à tous : au cœur de la démocratie directe, Limoges, FYP éditions, 2019, et coédité avec Eugénie de Saint Phalle l’ouvrage collectif Covid-19 Containment Policies in Europe, Londres, Palgrave Macmillan, 2024.
- 1Uwe Serdült et Yanina Welp, « The levelling up of a political institution. Perspectives on the recall referendum », dans Saskia P. Ruth, Yanina Welp et Laurence Whitehead, Let the people rule? Direct democracy in the twenty-first century, Colchester, ECPR Press, 2017, p. 137-154, p. 142.
- 2Report on the imperative mandate and similar practices, Conseil de l’Europe, Study n°488/2008, 16 juin 2009.
- 3Pierre-Henri Zaidman, Le mandat impératif. De la Révolution Française à la Commune de Paris, Paris, Les Éditions libertaires, 2011, pp. 9-10.
- 4Daniel Picard, L’urne imprévisible ou le malheur de la République, Paris, Société des Écrivains, 2014, p. 17.
- 5Pierre-Henri Zaidman, op. cit. pp. 33-35.
- 6Ibid., p. 44.
- 7La Constitution française actuelle stipule même qu’« aucun député ne peut être élu avec un mandat impératif » (article 27).
- 8Grégory Houillon, « À propos de la santé du Président de la République », La Revue administrative, 59(354), 2006, pp. 620-628.
- 9La seule exception est l’élection des conseillers régionaux, qui se fait au scrutin proportionnel de liste.
- 10Max Goplerud et Petra Schleiter, « An index of assembly dissolution powers », Comparative Political Studies, 49(4), 2016, pp. 427-456.
- 11Ce droit est habituel dans les régimes parlementaires et semi-présidentiels. Nous n’analysons pas cette procédure dans cet article, car nous nous concentrons uniquement sur les moyens de révoquer les agents directement élus. Les ministres sont nommés par le Parlement ou par le président et ne sont donc pas directement élus.
- 12Yanina Welp et Juan Pablo Milanese, « Playing by the rules of the game: partisan use of recall referendums in Colombia », Democratization, 25(8), 2018, pp. 1379-1396.
- 13Marie de Cazals, « La Ve République face à l’instauration d’une destitution politique inédite du Président de la République », Revue française de droit constitutionnel, 3, 2007, pp. 451-470.
- 14Raul Magni-Berton et Max-Valentin Robert, « Maximizing presidential coattails: the impact of the electoral calendar on the composition of the National Assembly », French Politics, 15(4), 2017, pp. 488-504.
- 15Marie de Cazals, op. cit. La haute trahison ne faisait référence qu’au non-respect des obligations que la Constitution confère au président de la République, tels, par exemple, son rôle de garant de l’intégrité du territoire et du respect de la Constitution.
- 16Marie de Cazals, op. cit.
- 17Christian Jacob et al., « Proposition de résolution visant à réunir le Parlement en Haute Cour [archive] », 2016 ; Mathilde Panot et al., « Proposition de résolution, visant à réunir le Parlement en Haute Cour, en vue d’engager la procédure de destitution à l’encontre du Président de la République », prévue à l’article 68 de la Constitution et à la loi organique n° 2014-1392 du 24 novembre 2014 portant application de l’article 68 de la Constitution, n° 489, déposée le vendredi 25 octobre 2024.
- 18Voir la présentation et la discussion de Raul Magni-Berton et Clara Egger, RIC : le Référendum d’initiative citoyenne expliqué à tous. Au cœur de la démocratie directe, Limoges, FYP éditions, 2019.
- 19Sondage Harris-Interactive pour Challenges, « Le rapport des Français à la démocratie », novembre 2021.
- 20Gilbert Collard, Proposition de loi constitutionnelle organisant le référendum révocatoire du président de la République, Rassemblement national, 24 avril 2013.
- 21Rachel Garrido, « La révocabilité des élus est-elle une ambition réalisable ? », L’Humanité, 20 novembre 2014.
- 22Claude Bartolone et Michel Winock, Refaire la démocratie, rapport n°3100, XIVe législature, groupe de travail sur l’avenir des institutions de l’Assemblée nationale, Paris, La Documentation française, 2015.
- 23Jean-Louis Nadal, Renouer la confiance publique, rapport au président de la République sur l’exemplarité des responsables publics, Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, Paris, La Documentation française, 2015.
- 24Jean-Louis Nadal, op. cit., 2015.
- 25Éric Buge et Camille Morio, « Le Grand Débat national, apports et limites pour la participation citoyenne », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, n°5, 2019, pp. 1205-1238.
- 26« Gilets jaunes en France : un bilan inquiétant », Amnesty International, 19 novembre 2019.
- 27Raul Magni-Berton, « RIC », dans Guillaume Petit, Loïc Blondiaux, Ilaria Casillo, Jean-Michel Fourniau, Guillaume Gourgues, Samuel Hayat, Rémi Lefebvre, Sandrine Rui, Stéphanie Wojcik et Jodelle Zetlaoui-Léger (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, DicoPart (2e édition), GIS Démocratie et Participation, 2022.
- 28Raul Magni-Berton et Clara Egger, « Pétitions à l’Assemblée nationale : quel sort leur est réservé ? », The Conversation, 28 mai 2023.
- 29Jean-Luc Mélenchon et al., « Proposition de loi constitutionnelle visant à instaurer la possibilité de référendums d’initiative citoyenne, n° 1558 », déposée le mardi 8 janvier 2019.
- 30Bastien Lachaud, Rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république sur la proposition de loi visant à instaurer la possibilité de référendums d’initiative citoyenne (n° 1558), 2019.
- 31Voir Pascal Sciarini et Anke Tresch, « Démocratie directe, compétence et « vertus éducatives » », dans Raul Magni-Berton et Laurence Morel, Démocraties directes, Bruxelles, Larcier-Bruylant, 2022, pp. 275-292.
- 32Yanina Welp, « Recall referendums in Peruvian municipalities: a political weapon for bad losers or an instrument of accountability? », Democratization, 23(7), 2016, pp. 1162-1179.