La République tchèque, ce pays où la gauche n’existe plus ?

À moins d’une semaine des élections législatives les 8 et 9 octobre prochains, le parti social-démocrate tchèque continue à recueillir moins de 5% d’intentions de vote dans les derniers sondages. Dans une élection au scrutin proportionnel, un tel résultat signifierait une absence de représentation nationale pendant cinq ans. Comment la gauche tchèque a-t-elle pu se retrouver dans cette situation ? Est-ce à dire qu’il n’y a plus de gauche en République tchèque ? Pourrait-elle se retrouver dans d’autres formations ? Pavel Rehor, collaborateur auprès de la présidence et de la direction générale de la Fondation, livre son analyse.

Le parti social-démocrate tchèque (Ceska strana socialné demokraticka, CSSD), pendant longtemps principal parti de gouvernement de gauche en République tchèque, n’est pas épargné par la crise que traverse la gauche européenne. À la tête d’un gouvernement de coalition entre 2013 et 2017, il a ainsi chuté de 20,5 % des suffrages aux élections législatives de 2013 à 7,27 % aux élections de 2017. Il semble avoir été sanctionné suite à sa présence au pouvoir et son destin se confond avec les autres partis socialistes et sociaux-démocrates européens. Sauf qu’avec des sondages le pointant régulièrement à moins de 5 % des suffrages pour les élections législatives des 8 et 9 octobre prochains, le CSSD risquerait de ne même pas atteindre le seuil minimal pour être représenté à la Chambre des députés du fait du scrutin proportionnel, privant donc la gauche de représentation politique à l’échelle nationale pendant cinq années ! Une absence du CSSD, un parti vert (Strana zelenych, SZ) très peu audible malgré une dynamique européenne des partis écologistes et un parti communiste non positionné dans une optique de gouvernement pourraient amener à conclure rapidement à la « mort » de la gauche tchèque. Sur bien des aspects, ce raisonnement peut sembler très prématuré.

Un pays peu favorable à la la social-démocratie…

Sur les vingt-huit ans d’existence de la République tchèque (dissolution de la Tchécoslovaquie en 1993), le CSSD a gouverné durant onze années (et connu cinq présidents de gouvernements sur douze), soit près de la moitié de la durée d’existence du pays. Mais paradoxalement, la République tchèque n’a jamais été un pays favorable au développement de la social-démocratie.

Rappelons que jusqu’en 1990, la Tchécoslovaquie était un régime communiste intégré au « bloc de l’Est », sous l’égide de l’Union soviétique avec donc un seul parti au pouvoir, qui était le Parti communiste tchécoslovaque (Komunisticka strana Ceskoslovenska, KSC). La chute du communisme et la séparation rapide de la Tchécoslovaquie ont logiquement laissé un vide dans la gestion et l’appareil d’État. Il a donc fallu très rapidement passer d’un système de gouvernance communiste où l’économie était étatisée à une économie plus libérale. C’est donc sous la houlette du Parti démocratique civique (Obcanska demokraticka strana, ODS) et de Vaclav Klaus, premier président du gouvernement tchèque de 1993 à 1998, qu’une vaste campagne de privatisation de l’économie du pays a donc été menée, permettant notamment à tout citoyen de souscrire à des actions dans différents fonds d’investissement. Ce revirement libéral rapide de la République tchèque s’inscrivait donc directement dans l’opposition à l’idéologie communiste. L’ODS étant devenu le principal parti de droite de gouvernement, la principale formation d’opposition désignée alors était donc le Parti communiste de Bohême et Moravie (Komunisticka strana Cech a Moravy, KSCM), créé par des héritiers du Parti communiste tchécoslovaque qui disposaient déjà d’une culture de gouvernement, capables ainsi de convaincre les électeurs tchèques de la crédibilité de leur opposition et de leur capacité à gouverner.

Le CSSD ne s’est d’ailleurs créé que sous le patronage d’anciens communistes, qui étaient opposés à la pratique verticale du pouvoir par les communistes et à l’absence de réel débat au sein du parti, n’étant pas sans rappeler le concept de « socialisme à visage humain »1Le « socialisme à visage humain » est le nom de la doctrine énoncée par Alexander Dubcek au moment où il devient premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque en janvier 1968. L’existence de différentes sensibilités avait vocation à se concrétiser au sein du Parti communiste. Une plus grande autonomie devait être laissée aux collectivités locales dans le développement économique pour réduire ainsi la planification d’État. Enfin, cette doctrine propose une libéralisation des activités culturelles mais surtout la fin de la censure et une autonomie des médias renforcée. Seulement, ce positionnement n’étant pas compatible avec la tutelle du Parti communiste de l’Union soviétique et les négociations n’ayant pas abouti, les troupes du Pacte de Varsovie finissent par pénétrer au sein du territoire tchécoslovaque le 21 août 1968 et achèvent de la sorte le « Printemps de Prague » pour entamer la « normalisation de la Tchécoslovaquie ». prôné au moment du Printemps de Prague en 1968. Alexander Dubcek, principal partisan de cette conception du socialisme et figure marquante du Printemps de Prague, fut d’ailleurs l’une des premières personnalités fortes du nouveau CSSD. Il s’agissait donc plus d’une opposition de forme qu’une opposition idéologique profonde et il n’était donc pas inconcevable d’imaginer la social-démocratie et le communisme incarner ensemble une gauche d’opposition unie sur le long terme. Le contexte n’était pas propice à ce que la social-démocratie s’implante et se développe durablement en République tchèque, ce que les résultats des premières élections législatives tchèques de 1992 confirment avec une nette victoire de l’ODS (29,73 % des suffrages) devant le KSCM (14,05% des suffrages) mais surtout très loin devant le CSSD (6,53 % des suffrages).

D’ailleurs, le KSCM a par la suite toujours obtenu des résultats stables et honorables aux différentes élections législatives (10,3 % en 1996 ; 11 % en 1998 ; 18,5 % en 2002 ; 12,8 % en 2006 ; 11,3 % en 2010 et 14,9 % en 2013). Son score de 2017 (7,76 % des suffrages) est à inscrire dans le contexte compliqué que connaissent les partis de gauche européens mais il a obtenu un meilleur score que le CSSD et n’apparaît pas, au vu des sondages actuels, comme un parti devant craindre de ne pas avoir de représentants dans la prochaine Chambre des députés.

Quels sont les éléments qui ont permis au CSSD d’exercer le pouvoir durant onze années (quinze si on y inclut les quatre années de présence au sein de la coalition populiste menée par l’actuel président du gouvernement, Andrej Babis, mais nous y reviendrons) ? D’abord, la volonté très longtemps maintenue du KSCM de ne nouer d’alliance avec aucune formation politique lui a sans doute permis de conserver un socle fidèle d’électeurs mais l’a conséquemment empêché de se muer en un véritable parti de gouvernement. Le scrutin proportionnel en vigueur permet difficilement à un gouvernement de se former sans une coalition, c’est-à-dire sans une alliance avec d’autres formations politiques. Le CSSD, quant à lui, s’est très vite saisi de cette logique et a très rapidement affiché et revendiqué sa volonté d’incarner une gauche de gouvernement prête à des compromis dans l’optique d’une présence dans un gouvernement. Au vu de l’histoire, il ne doit ses arrivées au pouvoir qu’à cette stratégie d’alliances. D’ailleurs, la nomination de Milos Zeman, premier président du gouvernement social-démocrate, après les élections législatives de 1998 a été rendue possible uniquement suite à un accord d’appareil avec l’ODS de Vaclav Klaus, au pouvoir jusque-là. La nomination de Milos Zeman comme président du gouvernement avait été entérinée en échange de la présidence de la Chambre des députés à Vaclav Klaus (occupée par Milos Zeman jusqu’ici) mais, surtout, il avait été convenu que l’ODS, parti d’opposition donc, n’avait pas le droit de voter de motion de censure durant toute la législature, condition indispensable puisque le CSSD à lui seul ne détenait pas la majorité absolue. Ce premier gouvernement a permis de montrer la capacité du CSSD à gouverner puisqu’il a notamment été amené à gérer l’adhésion de la République tchèque à l’OTAN en 1999. La nomination de Vladimir Spidla comme président du gouvernement suite à la courte victoire du CSSD aux élections législatives de 2002 lui permet certes de mettre fin à ce « pacte de non-agression », le CSSD ayant gagné des suffrages par rapport aux élections législatives de 1998. Mais il doit néanmoins former un gouvernement de coalition avec deux petits partis centristes libéraux pour détenir la majorité absolue : le parti Union chrétienne démocrate-Parti populaire tchécoslovaque (Krestanska a demokraticka unie-Ceskoslovenska strana lidova, KDU-CSL), parti chrétien-démocrate europhile, et le parti Union de la liberté-Union démocratique (Unie svobody-Demokraticka unie, US-DEU), parti fondé par des dissidents de l’ODS suite à un scandale de financement occulte du parti. Cette coalition se maintiendra au pouvoir (avec deux autres présidents de gouvernement) jusqu’aux élections législatives de 2006 où le CSSD est défait. Il revient au pouvoir en 2014 avec la formation d’un gouvernement par Bohuslav Sobotka, mais là encore suite à un accord avec le parti populiste ANO 2011 (formation de Andrej Babis, actuel président du gouvernement tchèque) et le KDU-CSL. Le gouvernement se maintient jusqu’en 2017 et la chute très forte des résultats du CSSD aux élections législatives.

Cet historique montre bien que la présence du CSSD au pouvoir est due principalement à l’absence de volonté du KSCM d’incarner un parti de gouvernement et à la maîtrise stratégique de la politique du CSSD qu’à une véritable posture idéologique adoubée par l’électorat tchèque. Une avance même très courte aux élections législatives lui permettait d’arriver jusqu’ici au pouvoir, le CSSD n’ayant d’ailleurs jamais connu de victoire solide à aucune des élections législatives, ce qui montre bien qu’il n’a jamais été véritablement le parti dominant en République tchèque, d’autant que plusieurs scandales politiques ont émaillé sa présence au pouvoir et ont pu lui donner l’image d’un parti plus corrompu que les autres. En 2005 par exemple, le président du gouvernement social-démocrate Stanislav Gross a été contraint à la démission après huit mois de gouvernement suite à un scandale financier sur la provenance de fonds lui ayant permis d’acquérir un bien immobilier très coûteux, entraînant une campagne très hostile de l’opinion. D’ailleurs, sa mort en 2015 est intervenue dans l’indifférence générale et a donné lieu à de très mauvais commentaires de la part des responsables politiques2Zeman: Grossovi jsem neposlal věnec, protože jsem si ho přestal vážit, CTK, pak, 3 mai 2015 (publié sur Idnes.cz).. Son successeur de 2005 à 2006, Jiri Paroubek, a également régulièrement été pointé du doigt pour avoir eu une pratique clientéliste du pouvoir.

Malgré tout, la ligne politique a pu jouer un rôle, certes bien moindre mais effectif, dans la longue présence au pouvoir du CSSD. Comme les alliances gouvernementales mentionnées dans l’historique ci-dessus le démontrent, le CSSD est un parti très favorable au libéralisme et à l’économie de marché d’où la possibilité de s’allier avec des partis centristes et de droite modérée. Ce positionnement était en parfaite corrélation avec l’opinion publique tchèque puisque la libéralisation économique du régime et la privatisation de l’économie étaient perçues comme nécessaires pour une correcte intégration du pays au concert des nations et à la mondialisation suite à quarante années de gouvernement communiste. Le CSSD s’est donc construit à travers une identité « sociale-libérale » dont les thèses épousent sans problème l’économie de marché avec seulement de légères différences dans la volonté de renforcer les structures sociales de l’État, par exemple en se positionnant en faveur d’un État-providence qui favoriserait et faciliterait aux citoyens la possibilité de solliciter le versement de certaines prestations sociales. Cette ligne ayant toujours fait l’unanimité3Programme du CSSD pour les élections législatives de 2021., le CSSD ne renvoie pas l’image d’un parti socialiste traditionnel où plusieurs courants idéologiques cohabiteraient.

Le second aspect ayant permis au CSSD de se maintenir au pouvoir est son profond engagement en faveur d’une intégration européenne forte. Le CSSD fut même le premier parti politique tchèque à revendiquer son européisme face à un ODS eurosceptique (dans son plan de privatisation de l’économie, Vaclav Klaus s’est beaucoup inspiré des thèses libérales de Margaret Thatcher, eurosceptique assumée), faisant de la République tchèque l’un des rares pays européens où le principal parti de droite de gouvernement a toujours été réservé vis-à-vis de l’intégration européenne (le premier parti politique tchèque de droite à s’afficher véritablement pro-européen, TOP 09, n’a été créé qu’en 2009 !). Avec un parti communiste, quant à lui, traditionnellement eurosceptique, le CSSD était donc la seule force crédible à gauche pour défendre le projet européen. L’intégration européenne était également perçue comme nécessaire par l’opinion publique pour parachever sa mutation économique et occuper un rang au sein de la communauté internationale. La présence du CSSD au pouvoir s’inscrivait justement à un moment où l’adhésion au projet européen était fortement soutenue par l’opinion, l’adhésion à l’Union européenne (UE) en 2004 a ainsi été finalisée par le gouvernement social-démocrate de Vladimir Spidla. Parallèlement, il est intéressant de constater que le déclin du CSSD a débuté à partir du moment où l’opinion publique tchèque a commencé à rejeter le projet européen vers la fin des années 2000 (taux de participation aux élections européennes parmi les plus faibles des États membres avec 28,72 % aux élections européennes de 2019, 18,2 % aux élections de 2014). Les récentes enquêtes d’opinion indiquent que la République tchèque est aujourd’hui l’un des pays de l’UE les moins favorables à l’Europe4Seuls 38 % de Tchèques se déclarent satisfaits de l’adhésion à l’Union européenne en juillet 2020. CVVM SOU AV CR, Nase spolecnost, 18-29 juillet 2020, 972 répondants âgés de plus de 15 ans.. Ayant beaucoup focalisé son attrait sur la question européenne, il est donc logique que le CSSD pâtisse fortement de ce changement de donne.

Cette fragilité historique et structurelle du CSSD a aussi été accentuée par le récent changement de la configuration politique tchèque et l’omniprésence sur la scène politique du président du gouvernement actuel, l’entrepreneur millionnaire Andrej Babis. Depuis son arrivée sur la scène politique au moment de la création de son mouvement ANO 2011 en 2011 (« Akce nespokojenych obcanu » pouvant être traduit par « Action des citoyens mécontents »), Andrej Babis est parvenu à attirer à lui de nombreux suffrages se portant habituellement sur d’autres formations, en premier lieu des électeurs du CSSD.

Pour le comprendre, rappelons que la formation d’Andrej Babis obtient son premier résultat significatif au moment des élections législatives de 2013 lorsque, avec 18,65 % des suffrages, il arrive en seconde position juste derrière le CSSD. Son discours antibureaucratique, « libéralisateur » pour les entreprises économiques individuelles et opposé à l’élite politique traditionnelle responsable selon lui des maux du pays a convaincu une part non négligeable de l’électorat. Pour se crédibiliser et montrer sa capacité de gouvernement, il se montre très vite ouvert à une coalition gouvernementale. Les dirigeants du CSSD, pensant sans doute pouvoir neutraliser très vite une formation jeune, centrée sur une seule personnalité et dépourvue de figures à l’expérience politique sérieuse, actent ainsi la formation d’un gouvernement de coalition avec ANO 2011 et le parti KDU-CSL. Le CSSD avait également dans l’idée de pouvoir de la sorte se réapproprier la thématique portée par ANO 2011 du rejet du système politique traditionnel et se poser ainsi comme force initiatrice d’une nouvelle façon de voir et faire la politique. Seulement, l’accord de coalition a permis à ANO 2011 de s’installer à des ministères stratégiques dans un gouvernement – tels que la Défense et l’Environnement –, Andrej Babis récupérant notamment le ministère des Finances. Le parti a ainsi bénéficié très vite d’une belle visibilité médiatique mais a surtout été en capacité de s’approprier les réussites globales du gouvernement, comme la baisse du chômage qui, en 2017, s’établissait à 2,8 %, soit le taux le plus faible de l’ensemble de l’UE. ANO 2011 s’est ainsi donné l’image d’un parti-entreprise exclusivement tourné vers l’efficacité et perturbé dans ses objectifs par des formations politiques sclérosées, incarnées par le CSSD. Cette stratégie s’est révélée gagnante au moment des élections législatives de 2017 où ANO 2011 est arrivé en tête avec 29,64 % des suffrages et où le CSSD s’est écroulé à 7,27 % des suffrages. Il est intéressant de relever qu’ANO 2011 a gagné 11 points par rapport à 2013 (18,65 % des suffrages exprimés en 2013 ; 29,64 % des suffrages exprimés en 2017)  et que le CSSD en a perdu un peu plus de 11 (20,5 % des suffrages exprimés en 2013 ; 7,27 % des suffrages exprimés en 2017)5Résultats visibles sur Volby.cz (l’Office tchèque des statistiques). : on peut donc penser que le gain de voix d’ANO 2011 s’est réalisé exclusivement sur les suffrages traditionnels du CSSD. Après les élections, bien que le CSSD aurait pu prendre le temps de la reconstruction dans les rangs de l’opposition, il a choisi de rejoindre de nouveau un gouvernement de coalition formé cette fois-ci par Andrej Babis. Bien que le CSSD y occupe des postes non négligeables (le ministère de l’Intérieur, le ministère des Affaires étrangères, le ministère du Travail ou encore de l’Agriculture et de la Culture), il est certain qu’Andrej Babis avait préalablement pris le temps de réorganiser les différentes administrations ministérielles et directions centrales en installant aux différents postes à responsabilité des personnalités favorables à son projet, réduisant donc fortement la marge de manœuvre du CSSD à peser concrètement sur la conception des politiques publiques.

Le CSSD a sans doute accepté cette « opération de la dernière chance » dans l’objectif de montrer à l’opinion que le CSSD était toujours un parti porteur d’idées pouvant à long terme perturber l’ascension d’ANO 2011, parti populiste attrape-tout sans fond idéologique consistant. Mais dans un contexte où la classe politique est déjà considérée comme largement corrompue (71 % des personnes interrogées dans le cadre d’un sondage réalisé en 2017 jugent que les personnalités politiques sont les personnalités publiques les plus corrompues et, dans ce même sondage, il n’y a que 5 % de sondés pensant que les personnalités politiques ne sont pas du tout corrompues)6Enquête réalisée par le Centrum pro vyzkum verejneho minent, mars 2017., le CSSD a pu apparaître comme le parti symbolisant cette corruption généralisée. De plus, la pandémie de Covid-19 a bloqué toute possibilité de réforme sérieuse et profonde du pays, empêchant donc encore plus le CSSD de marquer sa différence.

Ces difficultés accentuées par le contexte politique récent peuvent expliquer qu’aujourd’hui le CSSD, stagnant à un peu moins de 5 % dans les sondages, soit menacé de disparaître du paysage politique. Bien que la gauche se porte mal en République tchèque, peut-on appliquer le même raisonnement aux idées de gauche ?

… empêchant le développement des idées de gauche ?

Avec un CSSD au bord de la marginalisation électorale et un KSCM sans réelle perspective de mutation en parti de gouvernement (il a également fait valoir son soutien sans participation au gouvernement d’Andrej Babis de 2018 à 2021 suite à un accord d’appareil assez flou), la gauche tchèque se trouve effectivement dans une impasse. Dans un contexte qui commence à redonner confiance à certains partis de gauche européens, comme en témoignent le PSOE en Espagne ou le SPD en Allemagne après les élections fédérales, la République tchèque pourrait-elle être en fait sur le même chemin ?

On peut commencer à affirmer que les idées de gauche ont un avenir en République tchèque à travers l’exemple paradoxal du parti écologiste. Précisons d’abord que la République tchèque présente la particularité d’être un pays de l’UE dépourvu d’un parti écologiste pesant significativement dans le débat public. Il en existe bien un pourtant : le Parti vert (Strana zelenych, SZ). Il est relativement marginal. Avec un score de 1,46 % aux dernières élections législatives de 2017, il n’a même pas franchi la barre des 2 % qui permettent l’accès à des financements publics pour les partis politiques. Depuis sa création en 1989, son meilleur score n’a jamais dépassé les 6,29 % obtenus aux élections législatives de 2006. Ce score lui avait néanmoins permis d’intégrer la coalition gouvernementale de droite menée par le président du gouvernement ODS de l’époque, Mirek Topolanek. Là encore, le parti a très vite été considéré comme opportuniste et très peu solide dans son corpus idéologique (intégrer un gouvernement de droite en 2006 semblait incongru pour un parti écologiste de gauche, à un moment où l’écologie politique était encore balbutiante en Europe). Cette opération risquée a été fatale au Parti vert qui a été assimilé à la gestion controversée du gouvernement par Mirek Topolanek, seul président du gouvernement de l’histoire tchèque à être tombé sous le vote d’une motion de censure en 2009. Il n’a donc pas su conserver cette position de seul parti crédible à défendre la cause écologique.

Pourtant, comme dans les autres pays européens, l’écologie devient également une préoccupation de plus en plus prégnante au sein de l’opinion publique tchèque. Même le gouvernement populiste d’Andrej Babis a été contraint de se saisir du sujet en annonçant en 2019 la neutralité carbone d’ici à 2050. Certes, c’est une annonce assez classique, mais, dans un pays à la forte histoire industrielle et dont l’industrie automobile a été un vecteur d’identité fort, le fait qu’un gouvernement populiste émette une telle volonté n’a rien d’anodin. Or, à l’heure actuelle, le parti ayant le plus repris les thématiques écologiques dans son programme électoral est le Parti pirate (Ceska piratska strana) qui est actuellement… en tête des sondages en vue des prochaines élections législatives les 8 et 9 octobre prochains.

Créé en 2009 sous la houlette de son actuel président Ivan Bartos, le Parti pirate a muté. Défendant initialement le droit à l’information, la transparence numérique et la cyberdémocratie (comme les autres partis pirates européens), il s’est élargi en s’appropriant notamment les questions écologiques que le Parti vert n’avait plus la crédibilité de défendre. D’ailleurs, relevons qu’au Parlement européen, le Parti pirate tchèque est affilié au groupe des Verts/Alliance libre européenne. Mais le Parti fait également campagne sur la hausse du salaire minimum, la nécessité de mener une transition écologique et sociale sans brutalité mais aussi sur la défense des droits des minorités et des personnes LGBT+ qui sont traditionnellement des thématiques travaillées par… la gauche. Ainsi, la véritable offre sociale-écologique en République tchèque est aujourd’hui proposée par le Parti pirate et il est aujourd’hui en tête des sondages, à très peu de points devant le ANO 2011 de l’actuel président du gouvernement. Ainsi, malgré une désaffection de l’électorat pour les partis de gauche traditionnels, il y a néanmoins « une envie de gauche » en République tchèque que ces partis n’arrivent plus à incarner. Avant ces élections, le Parti pirate s’est même allié avec la formation STAN (« Starostove a nezavisli » pouvant être traduit par « Maires et indépendants »), mouvement formé d’élus locaux et défendant la décentralisation. Cette alliance peut également accréditer la thèse du Parti pirate comme parti de plus en plus ancré à gauche, la décentralisation étant traditionnellement défendue par des projets politiques de gauche.

Quel avenir donc pour la gauche en République tchèque ? Au vu de l’analyse ci-dessus, la reconstruction de la gauche pourrait vraisemblablement passer par un débat au sein de cette formation, l’idéologie pirate étant traditionnellement favorable aux débats et votes en ligne. Les récents sondages laissent apparaître une recomposition récente de l’électorat du Parti pirate. Il attire déjà un électorat très jeune (le président du parti, Ivan Bartos, n’a lui-même que 41 ans, soit très jeune par rapport aux 67 ans d’Andrej Babis), notamment les primo-votants. Il apparaît aussi que le parti compte parmi ses électeurs des personnes assez peu intéressées par la politique et séduites par la présence quasi exclusive de personnalités de la société civile parmi les militants du parti. Les dirigeants du parti n’ont jamais eu d’expérience politique avant leur engagement au sein du Parti pirate (Ivan Bartos est architecte logiciel, Zdenek Hrib élu maire de Prague en 2018 est médecin, Marcel Kolaja élu député européen en 2019 est informaticien…). Ce qui est aussi apparu récemment est la capacité du Parti pirate à attirer plus d’électeurs européistes, notamment du petit parti de droite TOP 09. Le CSSD ayant beaucoup insisté sur son engagement européen pour capitaliser son électorat, on peut penser qu’une partie de cet électorat pourrait se reporter aujourd’hui sur le Parti pirate7Martina Machova, « Rizika pro Piraty : prilis mladi na politiku jsou volici i lidri », Seznam Zpravy, 10 janvier 2020.. De plus, n’ayant pas encore eu d’expérience de gouvernement, le Parti pirate peut aujourd’hui encore bénéficier de l’absence de critique qui le renverrait à un parti opportuniste et technocrate. En cas de victoire aux élections législatives et de présence dans un gouvernement, il lui faudrait veiller à ce que cette marque de fabrique soit conservée, pouvant ainsi permettre aux idées de gauche de continuer à prospérer, aux dirigeants du Parti pirate de continuer à avoir les faveurs de l’électorat tchèque mais surtout capter définitivement sur le long terme l’électorat traditionnel du CSSD. Cela ne semble pas absurde sur le long terme au vu de l’électorat jeune (par sa confrontation récente avec la crise de la Covid-19 au moment des études et de la recherche d’emploi, la jeunesse pourrait être plus sensible à un renforcement de l’État-providence) et europhile de gauche supportant actuellement le Parti pirate. Un autre cas de figure pourrait être celui d’une vraie alliance politique entre la social-démocratie et le communisme qui n’a jamais eu lieu en République tchèque, alors que c’est ce qui pouvait apparaître comme le plus crédible compte tenu du contexte dans lequel la République tchèque est née. Il resterait à voir au sein de quelle formation cette alliance idéologique pourrait voir le jour. À travers une refondation de la gauche au sein d’un Parti pirate, la République tchèque pourrait-elle offrir un modèle de refondation de la gauche à d’autres pays ? En tout cas, elle est un exemple précis de pays où la quasi-disparition des partis de gauche n’empêche pas les idées de gauche de mobiliser l’électorat.

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    Le « socialisme à visage humain » est le nom de la doctrine énoncée par Alexander Dubcek au moment où il devient premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque en janvier 1968. L’existence de différentes sensibilités avait vocation à se concrétiser au sein du Parti communiste. Une plus grande autonomie devait être laissée aux collectivités locales dans le développement économique pour réduire ainsi la planification d’État. Enfin, cette doctrine propose une libéralisation des activités culturelles mais surtout la fin de la censure et une autonomie des médias renforcée. Seulement, ce positionnement n’étant pas compatible avec la tutelle du Parti communiste de l’Union soviétique et les négociations n’ayant pas abouti, les troupes du Pacte de Varsovie finissent par pénétrer au sein du territoire tchécoslovaque le 21 août 1968 et achèvent de la sorte le « Printemps de Prague » pour entamer la « normalisation de la Tchécoslovaquie ».
  • 2
    Zeman: Grossovi jsem neposlal věnec, protože jsem si ho přestal vážit, CTK, pak, 3 mai 2015 (publié sur Idnes.cz).
  • 3
    Programme du CSSD pour les élections législatives de 2021.
  • 4
    Seuls 38 % de Tchèques se déclarent satisfaits de l’adhésion à l’Union européenne en juillet 2020. CVVM SOU AV CR, Nase spolecnost, 18-29 juillet 2020, 972 répondants âgés de plus de 15 ans.
  • 5
    Résultats visibles sur Volby.cz (l’Office tchèque des statistiques).
  • 6
    Enquête réalisée par le Centrum pro vyzkum verejneho minent, mars 2017.
  • 7
    Martina Machova, « Rizika pro Piraty : prilis mladi na politiku jsou volici i lidri », Seznam Zpravy, 10 janvier 2020.

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