La République désemparée. 1912 : Jaurès et l’insécurité

L’année 1912 en France est marquée par un retour en force de la rhétorique sécuritaire. Jaurès participe au débat en défendant de la prévention et de l’éducation, mais s’interroge plus profondément aussi sur le concept de l’ordre républicain, certain plus que jamais que « le progrès est la condition de l’ordre ».

L’année 1912 en France est marquée par un retour en force de la rhétorique sécuritaire. Baigné dans les affaires de la « bande à Bonnot », le pays se trouve dans une sorte de « panique morale » créée en grande partie par la surenchère médiatique, cette presse « avide de sang et de mélodrame » que dénonce Jaurès et qui fait de la « bande à Bonnot » (les fameux « bandits en auto », auteurs d’une série de vols en bande organisée et se revendiquant de l’anarchisme) l’incarnation des périls censés menacer la société française.
Dans ce contexte, l’idée d’une éventuelle crise de la répression fait fureur, à la fois du côté de la presse, de certains parlementaires, et au sein des instances judiciaires. Sont mis en accusation le trop grand adoucissement des mœurs et la faiblesse des lois républicaines face aux criminels, notamment du fait des réformes votées depuis 1885, comme la libération conditionnelle (1885), le sursis à l’emprisonnement (1891), l’instruction contradictoire (1897), le relèvement de la majorité pénale (1906)… A travers l’affaire Bonnot, la rhétorique sécuritaire atteint son point d’orgue. Ainsi, on met en avant la hausse de la délinquance, l’humanitarisme des juges et leur grande indulgence envers les criminels au détriment des victimes.
Ce discours s’impose au sein même des institutions judiciaires. Il repose avant tout sur un homme, Guillaume Loubat, procureur auprès de la cour d’appel de Lyon, qui évoque dès 1911 la « crise de la répression », crise qui serait le résultat d’un dysfonctionnement au sein du système pénal républicain. Le procureur Loubat (le « courageux magistrat » comme le nommera la presse) met alors en pratique ses positions en décidant que l’avancement des juges placés sous son autorité serait désormais conditionné par leur degré de fermeté.
Quelle position adopte alors le député Jaurès ? Bien qu’il ne faille surestimer son intervention au sein de ce débat, il s’intéresse aux problématiques de sécurité publique. Déjà indigné par le comportement de la presse et par la violence de la campagne médiatique menée contre l’abolition de la peine de mort quelques années plus tôt (1907-1908), Jaurès revient à la charge en 1912 à travers plusieurs articles majeurs publiés dans L’Humanité (« Une honte » ; « Contre le crime » ; « Un imprudent »). Il structure sa position sur deux piliers : la dénonciation de l’affolement entretenu par les médias et la défense de la prévention et de l’éducation. On retrouve alors le clivage classique, prévention-répression, caractéristique de la position propre à la gauche, ajouté à l’opposition face au durcissement législatif indéfini. Mais la résurgence des thématiques sécuritaires entraîne Jaurès sur un autre terrain. En effet, à côté de la valorisation de l’éducation et la défense de la prévention se trouve une interrogation sur le concept de l’ordre républicain, ce qu’il signifie, ce pourquoi il est ambivalent.
Pour lui, les républicains de gouvernement, radicaux et modérés cèdent trop facilement à la tentation autoritaire, s’appuyant sur la presse et l’émotion qu’elle crée au sein de la population. Ainsi, bien plus que le clivage classique prévention-répression, le contexte de 1912 permet à Jaurès de réfléchir sur les failles et les manquements de l’ordre républicain. Jaurès critique alors l’état de la police, qui s’est créée petit à petit un régime d’irresponsabilité et s’est mise à cataloguer la classe ouvrière comme « le danger par excellence », sans jamais innover dans ses méthodes et ses techniques. Ainsi, ce n’est pas uniquement la répression en tant que telle que dénonce Jaurès, mais la confusion, les amalgames, la « sauvagerie collective », la focalisation sur certaines catégories de la société, qui mettent à mal la République et ses principes. Il s’inquiète aussi du fait que la filiation et la fidélité aux principes républicains semblent de plus en plus incertaines chez les parlementaires et membres du gouvernement.
En somme, le discours que tient Jaurès sur la sécurité publique relève avant tout du constat que les principes républicains semblent bafoués par le gouvernement en place, s’appuyant sur les « passions sauvages » qu’alimentent les médias. Cette confusion morale et politique va même devenir générale lorsque, à l’approche de la guerre, les opposants au conflit apparaîtront comme des traîtres et des lâches. Face à cette République désemparée dans laquelle les réactions « montent dans les cœurs et les cerveaux », Jaurès prône le courage, l’intelligence, afin d’effectuer les réformes nécessaires sans tomber dans l’obsession répressive et la négation des principes fondamentaux. Une fois encore, Jaurès croit au progrès chez l’homme, à sa capacité à faire changer le cours des choses, à lutter contre les passions les plus bestiales. Il continue à croire en l’idéal, la justice, la liberté, certain plus que jamais que « le progrès est la condition de l’ordre ».

Du même auteur

Sur le même thème