La rémunération du travail politique

Vivre « pour » la politique ou « de » la politique ? En dépit du parrainage de Max Weber, les relations entre rétributions financières et carrières politiques n’ont pas reçu, en France, toute l’attention qu’elles méritent de la part des sciences sociales. Cette étude contribue à y remédier, à partir d’un colloque organisé par Éric Kerrouche et Rémy Le Saout au Sénat à l’automne dernier qui faisait le point sur les différentes facettes d’un sujet quasi tabou. 

TABLE DES MATIÈRES

Préface
Émeric Bréhier

Introduction
Éric Kerrouche et Rémy Le Saout

Jalons pour une histoire de la rémunération du travail politique en France

  • Une norme démocratique ? L’indemnité des élus en débats, de la Révolution française à la Grande Guerre, Frédéric Monier et Christophe Portalez
  • Les mesures relatives à l’indemnité des élus dans l’entre-deux-guerres : discrétion pour les mandats nationaux, empêchement pour les mandats locaux, Rémy Le Saout
  • Un calme apparent ? Scandalisation et médiation corporatiste autour des questions de rémunération du travail politique entre 1944 et 1990, Sébastien Ségas
  • La codification d’un « statut » de l’élu local et la crise de la représentation : comparaison de deux conjonctures (1992 et 2019), Patrick Lehingue et Sébastien Vignon

Vivre aujourd’hui de la politique

  • Que signifie vivre de la politique ? Trois éclairages, Didier Demazière
  • Se vouer à la politique sans complètement en vivre. Les adjoints au maire et leurs rémunérations, Rémi Lefebvre
  • L’impact des gratifications financières sur les choix de carrière des élus et les retraits de la vie politique, Louise Dalibert

Les conditions de la professionnalisation politique en France, Suisse et Italie

  • Du national au local : quelques réflexions sur la professionnalisation des mandats et leurs rémunérations, Éric Kerrouche
  • La rémunération du travail politique dans un contexte fédéral : le cas de la Suisse, Karim Lasseb
  • La rémunération des parlementaires en Italie, Patrizia Magarò

Conclusion
Patrick Kanner

 

PRÉFACE
Émeric Bréhier

Voici un livre d’une grande utilité et d’une belle perspicacité. Fruit d’un colloque tenu au Sénat en septembre 2019, avec le soutien de la Délégation sénatoriale aux collectivités locales et à la décentralisation présidée par le sénateur Jean-Marie Bockel, il réunit à l’initiative et sous la houlette de Rémy Le Saout, sociologue, et d’Éric Kerrouche, directeur de recherche au Cevipof, mais aussi sénateur socialiste des Landes, des contributions permettant d’établir un diagnostic historique, juridique et sociologique de la problématique de la rémunération des élus. Avec une perspective comparatiste, notamment italienne et suisse, qui est la bienvenue.

Ainsi que le reconnaissent les auteurs, le sujet académique, mais aussi politique de la rémunération des élus n’est pas aisé à aborder. Comme si, relèvent pertinemment Rémy Le Saout et Éric Kerrouche dans leur introduction, « les chercheurs avaient intériorisé le caractère tabou de cette question pour, à l’inverse, prioriser des dimensions plus visibles, voire plus sensationnalistes des rapports entre politique et argent en étudiant prioritairement le financement de l’activité politique ». Comme si, en quelque sorte, les chercheurs eux-mêmes n’avaient envisagé cet objet que de manière binaire : soit les rémunérations des élus sont infondées ou exagérées, soit il vaut mieux qu’elles demeurent la face cachée de cette activité qui touche à l’intérêt général. Après tout, avant de déconstruire leur propre objet de recherche, ils sont comme chacune et chacun d’entre nous enchâssés dans leur propre réalité sociale.

Frédéric Monier montre bien les hésitations et les ambivalences de la société française jusqu’à l’avènement et la consolidation de la Troisième République, lorsque Rémy Le Saout rappelle une donnée qui n’est pas loin de demeurer encore aujourd’hui : au sortir de la Première Guerre mondiale, si les élus nationaux sont indemnisés, rien ou presque n’est prévu pour les élus locaux, le pouvoir national s’efforçant même de réfréner toute tentative allant dans ce sens. Faut-il y voir une manifestation de plus de la méfiance face à toute émergence d’élus en mesure localement de contrecarrer la vision d’une administration centrale encore très éloignée de ce qu’elle est aujourd’hui ? Pourtant, cette question ressurgit, à la fin du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, pour les conseillers généraux, avec alors une sourde bataille politique contre les forces de gauche (qui ont remporté d’importantes victoires en 1976 et 1979), comme le démontre Sébastien Ségas. Au final, c’est bien lors de l’ultime décennie du dernier siècle que fut véritablement prise en compte la situation des élus locaux, comme une touche finale à la vague de décentralisation.

Il n’en reste pas moins que, en dépit des nombreuses avancées de ces dernières années, les éléments du débat n’ont pas beaucoup évolué. Pour nombre de nos concitoyens, les élus de la République sont trop payés, protégés, retombent toujours sur leurs pattes, pour parler familièrement, et, in fine, leurs indemnisations (sans évoquer même les avantages indus qui seraient les leurs) ne sont guère jugés légitimes. Il n’est d’ailleurs pas rare de retrouver de telles idées chez certains participants de la bataille politique. Et pourtant, comme le montre de manière fort documentée Éric Kerrouche, « seuls 462 maires en France ont une indemnité brute supérieure au salaire moyen brut », auxquels il convient bien sûr d’ajouter les adjoints des 40 communes de plus de 100000 habitants et les parlementaires. On voit bien alors que l’immense majorité des élus de la République française perçoivent des indemnités souvent très inférieures à la rémunération moyenne de leurs concitoyens. Sans oublier le fait que la majeure partie d’entre eux ne perçoivent aucune gratification matérielle comme simples conseillers municipaux ou communautaires.

On avancera bien sûr, non sans raison, que nombre d’élus, parallèlement à leur investissement politique, poursuivent une activité professionnelle, et donc rémunératrice. C’est oublier que, bien souvent, celle-ci est mise, sinon de côté, à tout le moins entre parenthèses, avec parfois des pertes de salaire non négligeables. À l’évidence, ici, les facilités ne sont guère les mêmes selon que l’on appartient à la fonction publique ou que l’on est salarié du secteur privé. Mais il ne faudrait pas céder à cette mode demandant aux fonctionnaires de démissionner dès lors qu’ils seraient élus. Ce serait oublier que, comme le remarque Didier Demazière, vivre de la politique, c’est avant tout vivre un temps de la politique. Un temps seulement. La durée moyenne des mandats indemnisés, tant locaux que nationaux, le rappelle avec justesse.

Il convient ici d’en revenir aux fondements intellectuels de l’instauration, progressive, de l’indemnisation des élus de la République. Il s’agit avant tout de permettre à chacune et chacun, quelles que soient leurs ressources, de représenter le peuple et d’agir en son nom. Pour mémoire, le remboursement des frais des citoyens a d’ailleurs été l’une des premières demandes lors de l’instauration de la Convention citoyenne pour le climat, mise en place à l’issue de la crise des « gilets jaunes », qui devait rendre ses préconisations au printemps 2020. Il y avait bien une vision sociale dans la mise en œuvre de cette pratique d’indemnisation. Or, s’il est une critique portée à l’encontre des élus de la République, notamment des parlementaires ou des maires des villes les plus importantes, c’est bien le manque de diversité des origines sociales ! Et force est de constater que le dernier renouvellement de l’Assemblée nationale de 2017 n’a pas amélioré la situation. On sait que la question de « l’après-mandat » est bien souvent un frein pour l’investissement électif. Car, face à un mandat d’une durée par définition limitée, les sacrifices nécessaires, tant professionnels que personnels, peuvent freiner les enthousiasmes. L’enjeu de l’accompagnement de la sortie du « statut » d’élu est dès lors primordial. Il a d’ailleurs fait l’objet de nombre de discussions ces dernières années, notamment à l’occasion de l’examen du dernier texte de loi dit Lecornu. Un autre élément est d’ailleurs apparu (ou plutôt réapparu) avec force à cette occasion. Si la loi fixe un plafond au niveau des indemnités, c’est bien l’instance délibérative de la collectivité territoriale qui en détermine le montant et c’est bien de son budget que proviennent les ressources. Or, dans le climat actuel, et à l’heure de la raréfaction des ressources des collectivités territoriales, cette question n’est pas simple à résoudre pour les équipes, par exemple celles nouvellement élues au sein des communes.

Se pose aussi la question des filières de recrutement des élus, locaux ou nationaux – l’article de Rémi Lefebvre consacré aux adjoints est à cet égard passionnant. Si l’on souhaite que ceux-ci soient plus représentatifs de la diversité sociale de notre pays, alors c’est bien aux organisations qui concourent à l’expression du suffrage universel de mettre en place en leur sein les processus de sélection permettant de lutter contre les phénomènes de reproduction sociale. L’article 4 de notre Constitution confère ainsi, indirectement, un rôle essentiel aux « partis et groupements politiques ». À l’heure où ceux-ci sont moqués, comme toutes les structures intermédiaires, voilà une mission dont ils devraient s’emparer pour reconquérir une légitimité perdue. Moyen assurément plus compliqué mais plus efficient que de sempiternelles réinventions à la mode…

Au final, cet ouvrage a le grand mérite de nous poser en filigrane, à nous citoyens, la question centrale : quels moyens sommes-nous prêts à consacrer à la vie démocratique de notre pays ? Quelles règles sommes-nous prêts à nous donner afin que celle-ci s’organise au mieux pour atteindre ce double objectif indépassable, la représentation et l’action ? Il s’agit ici, à tous les niveaux, d’assurer la représentation de la diversité sociale et territoriale de notre République, bien évidemment, mais également de la diversité des idées politiques qui traversent notre « vieux pays ». Il s’agit aussi, enfin, d’agir pour améliorer la vie quotidienne de nos concitoyennes et concitoyens. C’est le propre des sacrifices et de l’implication des centaines de milliers d’élus qui chaque jour consacrent du temps à imaginer de nouvelles politiques publiques et se mobilisent pour assurer des investissements d’avenir. Les auteurs de ce livre nous rappellent ainsi une évidence : les élus, nationaux comme locaux, constituent le sel de notre République. Les traiter avec considération est indispensable.

 

 

CONCLUSION
Patrick Kanner

Si l’on regarde en arrière, on constatera avec inquiétude ou amusement que les controverses et les débats sur les indemnités des élus sont aussi vieux que la démocratie. Ils accompagnent un lent mouvement de professionnalisation de la vie politique. Une notion qui demeure suspecte pour certains, mais dont la réalité s’ancre dans l’histoire de notre démocratie.

De plus en plus de personnes vivent de la politique et non plus pour la politique, constatait Max Weber dès 1919 dans sa conférence sur « le métier et la vocation d’homme politique ». Une tendance qui puiserait son origine dans la lutte des monarchies européennes contre le système féodal. Acquis à la cause des rois absolus, des clercs, des lettrés ou des avocats ont alors progressivement intégré l’appareil d’État.

Vint ensuite un tournant majeur : l’émergence des partis de masse qui ont donné naissance à de véritables entrepreneurs politiques et à l’ancrage durable et local du « notable du coin », signe, selon Weber, de l’embourgeoisement de la vie politique. S’est, par la suite, progressivement fait jour ce qu’il est convenu d’appeler la « crise de la représentation » : corruption, « affaires », jeux partisans, classe politique recroquevillée autour d’une même origine sociale, de formation semblable, trop protégée, trop payée. Il a alors été question de « moderniser » la vie politique : parité, limitation du cumul des mandats, réglementation du financement des partis, accessibilité de l’ENA, création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique…

Mais les élus n’ont pas grand-chose à voir avec les caricatures trop souvent brossées de nos hommes politiques – en particulier les maires et leurs adjoints des 30 000 petites villes que compte notre pays parmi ses quelque 35 000 communes. Ils constituent la première marche de la démocratie dans notre pays. Ils mettent en œuvre des projets d’aménagement, ils sont les animateurs inépuisables de leur commune, ils donnent une portée concrète à un premier niveau de solidarité. Ils sont ceux que l’on identifie, qu’il est possible d’interpeller dans la rue, ceux que l’on imagine encore chargés de régler tous les problèmes de la vie quotidienne. Assumé la plupart du temps à titre quasiment bénévole, l’engagement de ces élus est synonyme de sacrifices personnels. Son coût humain est important en termes de responsabilité, d’exposition à la violence, de normes à appréhender, de vie familiale perturbée, de compatibilité avec un exercice professionnel. Nombreux ont été les élus locaux à mettre directement leur vie en danger dans la gestion de la crise du Covid-19. La spécialisation des compétences, le haut niveau de responsabilité politique, administrative ou pénale, le temps consacré à l’exercice du mandat font aujourd’hui des élus de véritables professionnels au service de leur territoire mais auxquels, pourtant, on ne reconnaît pas de véritable rémunération.

On ne compte plus désormais les maires démissionnaires. Les vocations s’éliment quand la défiance des citoyens grandit. La reconnaissance d’un statut pour les élus qui verrait évoluer l’indemnité de fonction vers une rémunération plus juste contribuerait à résorber cette crise, voire à susciter de nouvelles vocations. L’enjeu, c’est notre faculté à renouer avec la représentativité de notre démocratie. Et si la première pierre de cette réflexion concerne la rémunération du travail politique, c’est qu’il s’agit avant tout de permettre à toutes et tous de représenter le peuple, sans considération de ressources. Quel que soit son régime juridique, la rémunération constitue un élément incontournable de toute réflexion sur le statut des élus locaux. Le temps consacré au service de la collectivité doit trouver en contrepartie un niveau de rémunération suffisant. Cette indemnisation doit être juste : sans excès, mais sans que l’exercice du mandat se traduise par une dégradation de la sécurité matérielle de ceux qui l’exercent.

Nos concitoyens sont sensibles aux questions liées à la rémunération des élus et plus largement au financement de la vie politique. Mais la crainte d’une réaction négative de l’opinion publique ne peut constituer un frein à notre réflexion.

Au terme de la lecture de cet ouvrage, on comprend qu’une juste rétribution des maires conditionne la survie de notre système politique. La question de l’ouverture des portes de la démocratie au plus grand nombre irrigue les propos tenus dans les différents chapitres. Ce livre montre que la rémunération est une des clés d’entrée qui pourrait permettre de dépasser les limites que chacune et chacun peuvent se fixer avant de concourir à l’exercice d’un mandat. Si elle n’est pas la seule, elle ne doit pas être mise sous le tapis. Voilà la leçon centrale que l’on pourra retenir de ces travaux. À nous, élus locaux ou nationaux, de porter cette question au sein de nos institutions.

 

 

LES AUTEURS

Émeric Bréhier, directeur de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation Jean-Jaurès
Louise Dalibert, doctorante en science politique, Université de Nantes, laboratoire Droit et Changement social – CNRS
Didier Demazière, directeur de recherche CNRS en sociologie, Sciences Po – Centre de sociologie des organisations – CNRS
Patrick Kanner, sénateur du Nord et président du groupe socialiste et républicain et Sénat
Éric Kerrouche, sénateur des Landes, directeur de recherche CNRS en science politique, Centre de recherches politiques de Sciences Po – CNRS
Karim Lasseb, doctorant en science politique, Université de Lausanne, Institut d’études politiques – Observatoire de la vie politique régionale – Observatoire des élites suisses
Rémi Lefebvre, professeur de science politique, Université de Lille, Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales – CNRS
Patrick Lehingue, professeur de science politique, Université de Picardie Jules-Verne, Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique, épistémologie et sciences sociales – CNRS
Rémy Le Saout, maître de conférences – HDR en sociologie, Université de Nantes, Centre nantais de sociologie – CNRS
Patrizia Magarò, professeure de droit public comparé, Université de Gênes
Frédéric Monier, professeur d’histoire, Université d’Avignon, centre Norbert-Elias – CNRS
Christophe Portalez, professeur agrégé d’histoire, centre Norbert-Elias – CNRS
Sébastien Ségas, maître de conférences en science politique, Université de Rennes 2, Laboratoire Arènes – CNRS
Sébastien Vignon, maître de conférences en science politique, Université de Picardie Jules-Verne, Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique, épistémologie et sciences – CNRS

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